ZAREK
Le matin racle la surface de la ville comme une lame sale.
Rien n’est pur ici. Pas la lumière. Pas l’air. Pas même les regards.
J’observe la ville du haut de la baie vitrée de la suite.
Tout n’est que vacarme et vertige. Un chaos mécanique qui me donne la nausée.
Drystan entre sans frapper, les bras croisés, l’air tendu.
— Elle dort encore, dit-il. Je crois qu’on lui a injecté quelque chose. Elle a des marques dans le cou.
Je ne réponds pas.
Je fixe la rue en contrebas. Les gens qui marchent vite, pressés, emmitouflés dans leurs existences creuses.
Ils ne sentent rien.
Ils ne savent rien.
Mais moi, je sais. Quelque chose ici pue l’ancien. L’éveil. La mutation.
— On ne peut pas rester cloîtrés ici. Pas si on veut la trouver.
Drystan acquiesce.
— J’ai repéré un garage. On peut louer un véhicule discret, équipé. Sans puce de géolocalisation. Marché noir.
— Parfait. Discrètement. Pas de questions.
Il hoche la tête et quitte la pièce.
Je passe mes doigts sur ma nuque.
La sensation de manque revient comme une morsure fantôme.
La bête en moi est nerveuse. Trop silencieuse.
Elle n’aime pas l’attente.
Je retourne un instant vers la fille.
Toujours inconsciente.
Elle transpire des souvenirs qui ne sont pas les siens. Des lambeaux d’images, d’odeurs, de peurs anciennes.
Elle a croisé l’Autre. Celle que je cherche.
C’est inscrit dans sa chair.
Mais ce n’est pas elle.
Et chaque minute perdue est un pas de plus vers la tombe.
Une heure plus tard, je suis au volant.
C’est une vieille voiture noire, banale, silencieuse. L’intérieur sent le plastique et l’huile. Les sièges grincent à chaque virage.
Drystan lit une carte, à l’ancienne.
Il refuse les GPS. Il a raison.
— Tu veux commencer par où ?
— Je ne sais pas.
Nous roulons dans les artères de la ville comme des ombres glissant entre les mailles du jour.
Drystan surveille. Moi, je ressens.
Parfois, des frissons. Des fausses pistes. Des odeurs qui ne mènent à rien.
Mais d’autres fois…
Un frémissement, un souffle.
Un murmure.
La trace est là.
— Arrête-toi, dis-je brusquement.
Nous sommes dans une ruelle latérale, étroite, encaissée entre deux immeubles décrépis. Une odeur âcre s’en dégage, mélange de vieux métal et de pluie stagnante.
Je descends.
J’avance lentement.
Là, contre un mur, des inscriptions effacées à moitié. Une langue ancienne. Des symboles oubliés.
— C’est du Langage Souterrain, murmure Drystan, à mes côtés.
Je tends la main. Mes doigts frôlent les gravures.
Elles vibrent. À peine. Mais assez pour réveiller la mémoire.
Elle est passée ici.
Ou quelqu’un qui portait sa marque.
Je ferme les yeux.
Et je la vois. Une silhouette féminine. Furtive. Manteau noir. Pas rapide, mais déterminée. Une jeune femme d’environ dix-neuf hivers.
Et elle était observée.
— Ils l’ont vue, dis-je.
— Qui ?
— Les Sans-Noms. Ceux qui chassent les Sangs-Mêlés pour les vendre.
Drystan blêmit.
— Si elle est tombée entre leurs mains…
— Alors je les détruirai. Un par un. Jusqu’à ce qu’on me la rende.
Nous remontons en voiture.
La pluie commence à tomber, lourde, sale.
Chaque goutte est une rumeur de mort.
Le quartier suivant est encore plus délabré. Ici, les rues n’ont pas de noms, seulement des numéros gravés à la bombe sur les murs.
Les gens nous regardent comme des intrus, des chiens errants.
Mais je sens qu’on se rapproche.
La trace devient plus nette.
Et enfin… un cri, aigu, féminin.
Pas loin.
Je sors de la voiture sans réfléchir, mes sens en alerte.
Drystan me suit, l’arme à la main.
On tourne un angle.
Et on la voit une autre jeune femme plaquée contre une porte. Un homme lui hurle dessus. Il lève la main . Mais trop tard , je suis déjà sur lui.
Mon poing frappe. Il tombe , il n'est pas mort , pas encore.
Mais il sent la bête. Et il fuira, s’il est intelligent.
La fille sanglote. Elle a une cicatrice dans le cou. Une brûlure en forme de cercle.
— Elle a été marquée, dit Drystan.
Je m’agenouille.
— Qui t’a fait ça ?
Elle me regarde.
Ses yeux s’élargissent.
— Je ne sais pas de quoi tu parles .
Je me fige.
— Nous voulons juste t'aider . Nous cherchons une jeune femme .
— La ville est grande monsieur .
Drystan me regarde. Il comprend.
— Je sais mais ,je n'ai pas le choix , je dois la retrouver .
— Tu penses qu’elle s’est réfugiée ici ? Que lui voulez-vous ?
— Ce n'est pas ton problème , dis-je.
Je sens mon sang se tendre.
Nous la faisons monter à l’arrière. Elle tremble.
Je démarre. Direction le vieux quartier industriel, là où les égouts sont aussi anciens que les légendes.
La pluie s’intensifie.
Puis…
Quelque chose me heurte.
Un choc. Une masse sombre surgie de nulle part.
La voiture bondit.
Je braque, mais c’est trop tard.
Un deuxième véhicule surgit dans l’angle mort , et je le cogne .
Le bruit est brutal.
Le métal hurle.
La voiture se soulève, se retourne.
Tout vole en éclats.
Le monde se renverse.
Je perds conscience une seconde.
Puis tout revient , j'entends des sirènes , des cris , du sang.
Le mien ? Celui de Drystan ?
Je ne sais pas.
On nous extrait de la carcasse.
La fille survivante est toujours là, hébétée, vivante, mais inconsciente.
On me parle. Des voix humaines, vides, pressées.
— Respirez. Allongez-vous. Monsieur ? Vous m’entendez ?
Oui. Je les entends.
Mais je ne suis pas là.
Je suis ailleurs. Avec Elle.
Un instant.
Une image.
Ses yeux.
Et son odeur , n'est pas loin.
Je me réveille dans un lit d’hôpital.
Le plafond est blanc. Trop blanc.
L’odeur de désinfectant me pique la gorge.
Drystan est là. Un bandage au front.
— Ils disent qu’on a eu de la chance.
Je tente de me lever. Mon corps proteste.
— Et la fille ?
— En soins. Mais ils veulent lui faire une prise de sang.
Je fronce les sourcils.
— Tu as vu qui d’autre était dans le service ? Ce qu’ils ont amené avec elle ?
Il hésite.
— Une autre fille… mais pas une humaine, Zarek. Je t’assure, je l’ai vue , ses yeux...et puis elle brillait.
Je sens la bête se redresser.
— Où ?
— Bloc C. Neurologie.
Je sors du lit , car il faut que je la vois , je suis sûr que c'est elle ! Et je dois y aller.
Parce qu’Elle est là.
Et je vais la trouver.
ZAREKIls avancent.Lents. Silencieux.Leurs pas résonnent comme des échos mortels dans ce couloir étroit. Le néon au plafond clignote par saccades, jetant des éclairs blancs sur leurs visages masqués. On dirait des spectres vêtus de chair artificielle.Drystan lève son arme, tendu comme une corde prête à se rompre.Je n’ai même pas besoin de respirer pour savoir que ce ne sont pas des hommes.Leur odeur est fade, presque inexistante. Un vide.Ils ne respirent pas comme nous. Peut-être qu’ils ne respirent pas du tout.Sarah serre ma main.Son cœur bat vite, affolé, comme un oiseau prisonnier. Je sens sa peur, la brûlure de son sang qui pulse. Mais sous cette panique, quelque chose vibre… une chaleur sourde, presque vivante, qui remonte le long de mon bras. Comme si elle me contaminait de sa lumière.— Reste derrière moi, dis-je d’une voix basse et dure.— Qui… qui sont-ils ? souffle-t-elle.Je ne réponds pas. Pas maintenant. Le nom que je donnerais ne changerait rien.Les silhouettes
ZAREKJe marche , ou plutôt, je traîne ma carcasse meurtrie dans les couloirs glacés de l’hôpital. Chaque pas est un supplice. Mes côtes râlent, mes muscles protestent, comme si chaque fibre de mon corps hurlait de rester immobile. Mais je ne peux pas. Je ne peux pas attendre. Attendre, c’est mourir.Les néons au plafond clignotent, me déchirant les yeux. Le bruit métallique des chariots, plus loin, vrille mes nerfs. Ça résonne comme des chaînes dans ma tête. Tout sent le sang, le chlore, la peur. Une peur qui n’appartient à personne et à tout le monde, celle qui s’accroche aux murs, aux rideaux de plastique, aux corps qui passent.Drystan me suit, un pas derrière, son souffle plus court que d’habitude. Je sens son regard me transpercer, lourd de reproches et d’inquiétude.— Zarek, tu n’es pas en état…Sa voix est un grondement, bas et tendu, comme un chien prêt à mordre. Je ne réponds pas. Je l’ignore.Le bloc C n’est plus très loin. Je le sais. Je le sens. Ou plutôt… je la sens.Un
ZAREKLe matin racle la surface de la ville comme une lame sale.Rien n’est pur ici. Pas la lumière. Pas l’air. Pas même les regards.J’observe la ville du haut de la baie vitrée de la suite.Tout n’est que vacarme et vertige. Un chaos mécanique qui me donne la nausée.Drystan entre sans frapper, les bras croisés, l’air tendu.— Elle dort encore, dit-il. Je crois qu’on lui a injecté quelque chose. Elle a des marques dans le cou.Je ne réponds pas.Je fixe la rue en contrebas. Les gens qui marchent vite, pressés, emmitouflés dans leurs existences creuses.Ils ne sentent rien.Ils ne savent rien.Mais moi, je sais. Quelque chose ici pue l’ancien. L’éveil. La mutation.— On ne peut pas rester cloîtrés ici. Pas si on veut la trouver.Drystan acquiesce.— J’ai repéré un garage. On peut louer un véhicule discret, équipé. Sans puce de géolocalisation. Marché noir.— Parfait. Discrètement. Pas de questions.Il hoche la tête et quitte la pièce.Je passe mes doigts sur ma nuque.La sensation de
ZarekJe marche dans la nuit.L’air est glacé, sec, tranchant comme une lame.La forêt derrière moi gronde de frustration, comme si elle sentait que j’abandonne une terre qui m’était acquise.Mais je ne peux pas rester.Je ne dois pas rester.Rien ici ne m’a parlé , ni chair , ni âme.Et pourtant… quelque chose, dans cette brume, murmure que je ne suis pas si loin.Mais pas assez proche non plus.— Tu crois que ça peut être une humaine ?— Ce n’est pas une humaine.Je crache les mots dans l’air comme un poison que je refuse d’avaler.Drystan relève la tête, surpris.— Tu y penses encore, à cette fille fiévreuse ?Je serre les poings.— Un roi ne se lie pas à une humaine. C’est contre toute nature. Contre la Loi.Il hoche la tête. Mais je sais qu’il n’est pas convaincu.Et pire encore : je ne le suis pas non plus.Il y avait dans ce nom murmuré, dans la tension de l’air, dans le regard fiévreux qu’elle m’a lancé avant de perdre connaissance…quelque chose qui a fait tressaillir mon omb
ZarekLe vent mord.Il ne caresse plus, il lacère.Chaque rafale est une gifle, chaque flocon une écharde.La forêt change, plus on s’approche des frontières du sud. Moins de conifères. Plus de cendres dans l’air. Et une odeur que je ne supporte pas : celle de l’humain.Je monte à cheval depuis trois jours. À côté, Drystan garde le rythme, infatigable, les sens en alerte. Sa fidélité est une ancre, sa présence, un mur entre moi et la folie qui me guette.Il est le seul à m’accompagner. Le seul à ne pas me regarder comme un roi condamné.Il est né avec moi, a combattu avec moi, a hurlé sous la même lune.Et parfois, il ose me dire ce que d’autres n’oseraient même pas penser.— Tu t’épuises, Zarek.Je serre la mâchoire. Mon regard fouille les ombres mouvantes des arbres. Un bruit, un parfum, une silhouette. J’attends. Je guette.Mais rien.Encore.— Ce n’est pas de l’épuisement, Drystan. C’est de l’instinct. Il est plus fort que moi. Je le sens. Elle n’est plus loin.Il grogne, lève les
SarahLe vacarme des klaxons s’accroche à mes pas comme une seconde peau. Ce n’est plus un bruit : c’est une présence, un souffle continuel, âcre, nerveux. Les talons des passants claquent contre l’asphalte détrempé, et leurs visages sont fermés, tirés, pressés par l’urgence de vivre, ou juste celle de tenir debout encore un jour.Une pluie fine tombe depuis l’aube. Elle ne mouille pas vraiment. Elle ronge. Elle s’infiltre. Elle s’insinue dans les fibres du manteau, dans les plis de la peau, jusque dans la cage thoracique. Je resserre ma capuche, enfonce les mains dans les poches, refuse de remettre ces gants troués que je traîne depuis deux hivers. Par fierté peut-être ou par obstination idiote. Il n’y a plus vraiment de différence, à force.Encore un entretien inutile.Encore des sourires figés et des regards fuyants. Le genre de phrases que j’ai appris à décoder : « Nous avons d’autres candidats », « Vous êtes… intéressante, mais… », « Nous vous recontacterons ». Personne ne rappel