Le matin s’étira dans un éclat de soleil froid, brutal, sans nuances. Mila sortit du bus avec la fatigue d’une nuit plus dense que reposante. Pas d’insomnie, non — autre chose. Une tension restée dans ses nerfs, comme si ses propres mots de la veille résonnaient encore, cristallisés dans le creux de son oreille.
Elle avait tenté de se convaincre que ce n’était rien. Un jeu. Un accident verbal qui avait pris plus de place qu’il n’aurait dû. Mais en franchissant les portes vitrées de la Tour Reyford, elle sentit à quel point la règle qu’ils avaient posée — jamais de noms, jamais de visages — devenait fragile dès qu’on passait du côté diurne de l’histoire.
Dans le hall, l’atmosphère avait déjà retrouvé son rythme ordinaire : talons secs sur le marbre, badges bipés, réceptionnistes qui distribuaient des sourires calibrés. Mila abaissa légèrement le menton, ajusta sa veste sombre et prit le chemin des ascenseurs avec la précision d’une employée invisible.
L’ascenseur la déposa au 27e. À peine sortie, elle croisa un premier regard familier : celui d’Elise, la responsable RH, perchée sur ses escarpins, qui lui adressa un signe distrait avant de replonger dans sa tablette. Mila hocha poliment la tête, poursuivit sa marche. Tout semblait à sa place, jusqu’à ce qu’elle sente, au bout du couloir, l’évidence d’une présence.
Le bureau d’angle.
Et il arriva.
Le hasard, ou plutôt cette mécanique bien huilée qu’on appelle le protocole. À onze heures précises, le PDG traversait l’étage pour rejoindre la salle de réunion principale. Mila, dossier serré contre elle, sentit son pas s’approcher, sa silhouette tailler l’espace comme une lame.
Leurs trajectoires se croisèrent à l’angle du couloir. Elle ralentit d’un quart de seconde, comme pour lui céder le passage. Lui, droit, costume anthracite, cravate ajustée. Rien ne débordait de lui, ni fatigue, ni fragilité nocturne.
Aucun tressaillement. Pas un pli de reconnaissance.
Mila sentit une vague étrange la traverser. Elle n’attendait pas une salutation — ce n’était pas son rôle, ni sa place. Mais l’absence totale de signe, cette neutralité glacée, lui donna la sensation d’être redevenue transparente, gommée. Comme si la voix de la nuit n’avait jamais existé.
Elle s’écarta, baissa légèrement le menton, laissa le roi passer. Les autres employés dans le couloir firent de même, une vague d’inclinations muettes. Alec Reyford avançait, et la journée reprenait son cours.
Dans la salle des archives, Mila déposa son dossier sur la table métallique. L’air y était sec, saturé de poussière de papier et de colle ancienne. Elle alluma la lampe de bureau, tira une chaise. Ses mains tremblaient légèrement.
Pourquoi cette indifférence lui pesait-elle autant ?
Elle la repoussa en se concentrant sur son travail. Mais plus les heures passaient, plus l’idée s’imposait : la voix de la nuit et le mur du jour étaient deux visages du même homme. Et ce contraste, ce clivage, faisait naître un vertige qu’elle n’avait pas prévu.
Vers midi, Clara, collègue du service voisin, passa la tête dans l’entrebâillement de la porte.
— Toujours là-dedans, toi ? soupira-t-elle. On dirait que tu dors ici.
Mila haussa les épaules. C’était précisément ce qu’elle voulait.
— Je préfère rester… invisible.
Clara éclata de rire.
Mila sourit, mais son esprit s’égarait ailleurs. Invisible, oui. Le mot résonnait différemment depuis quelques jours. Elle se surprit à se demander si Alec, dans ses insomnies, avait perçu derrière la voix l’ombre d’une femme qui le frôlait le jour.
L’après-midi passa dans un rythme mécanique. Vers 16h, Mila eut l’occasion de croiser Alec une seconde fois, à distance cette fois, au détour d’un couloir qui menait à la salle du conseil. Il était entouré de deux directeurs, son pas précis, sa voix maîtrisée, débit rapide et coupant.
Mila observa discrètement de loin. Pas un seul regard pour elle. Pas un seul indice que la nuit précédente avait existé.
Et soudain, elle comprit.
Alors elle accepta.
Mais dans ce silence, une attente naissait déjà.
Le soir, quand elle sortit de la tour, Mila s’arrêta sur le trottoir et leva les yeux. Les fenêtres brillaient encore, mais pas toutes. Elle sut qu’à l’étage d’angle, derrière une lumière persistante, un homme s’apprêtait à replonger dans ses insomnies.
Le mur du jour était haut, infranchissable. Mais la nuit, elle le savait, avait ses propres portes secrètes.
Et cette pensée, à elle seule, suffisait à nourrir le frisson qu’elle emporta jusqu’à chez elle.
La tour Reyford semblait respirer dans un silence chargé.Loin de l’effervescence du jour, le bâtiment n’était plus qu’un corps endormi, traversé de pulsations mécaniques. Les ascenseurs figés, les couloirs baignés d’une lumière rougeâtre, laissaient planer une atmosphère irréelle.Mila avançait à pas feutrés, son souffle court. Chaque battement de son cœur résonnait comme une percussion trop forte dans ce vide. Depuis leur dernier échange, elle sentait que quelque chose avait changé. Les règles, jusque-là protectrices, devenaient fragiles, poreuses. Et Alec… Alec semblait décidé à les briser.Quand elle décrocha le combiné ce soir-là, sa voix fut différente. Moins contenue, moins distante. Il y avait dans ses intonations une urgence qu’elle n’avait jamais entendue.— « Ce soir… viens. »Elle avait hésité. Longuement. Mais son corps avait pris le relais de sa raison. Ses pas l’avaient guidée, malgré elle, vers le bureau d’angle.La grande porte sombre l’avalait comme une gueule. Mila
À 9 h 32, l’alerte tomba sur l’écran d’Alec comme une goutte froide dans un verre déjà plein. Accès non conforme — Classification ROUGE — 02:17 — Salle Archives / Terminal 3.Le soleil coupait la pièce en deux; d’un côté, la baie vitrée baignait les dossiers d’une lumière blanche, de l’autre, l’ombre de son corps étirait une silhouette nette sur le parquet. L’odeur du café trop serré, resté tiède, lui montait à la gorge. Il posa la tasse sans boire, fit défiler les métadonnées : fichier consulté, durée, outil, numéro d’étagère. Tout était précis. Trop précis.— Qui s’est cru autorisé à fouiller là-dedans… murmura-t-il, la mâchoire immobile.La classification rouge ne désignait pas un simple carton. C’était un code, une strate réservée à une poignée de personnes — dont lui. Des audits familiaux, la traîne financière d’anciennes acquisitions, des annexes juridiques liées à la mort de son frère. Rien qui doive quitter le cercle restreint des clés noires.Un toc discret à la porte. Clara
La tour Reyford, cette nuit-là, paraissait respirer autrement.Un vent violent s’écrasait contre les vitres comme des vagues contre une coque. Les lumières de la ville, au loin, vibraient à travers la pluie battante, distordues, fragiles. À l’intérieur, un silence dense s’était installé, alourdi par la météo, presque étouffant.Mila, dans la petite salle de reprographie où elle se réfugiait désormais par réflexe, serrait le combiné entre ses doigts. Elle avait hésité une éternité avant de composer le numéro. Chaque fois, la tentation se faisait plus forte, mais aussi plus risquée.La sonnerie retentit. Un battement de cœur. Deux. Puis la voix.— « Vous. »Un simple mot. Bas, rugueux, teinté d’un soulagement qu’il ne voulait pas admettre. Mila ferma les yeux. Rien qu’à l’entendre, son corps se tendit, chaque nerf vibrant.— « Moi », murmura-t-elle, un sourire nerveux étirant ses lèvres.Un silence s’installa, mais ce silence-là était habité. Comme si l’air entre eux vibrait.Alec, seul
La tour Reyford se dressait dans la nuit comme un géant de verre et d’acier, chaque étage illuminé semblant respirer encore un peu de l’agitation de la journée. Mais au rez-de-chaussée, dans le hall désert où seuls les pas du veilleur de nuit résonnaient, Mila avançait avec un poids invisible sur les épaules.Elle avait pris la décision en silence, sans vraiment y croire. Ce serait la dernière fois. La dernière nuit où elle décrocherait ce combiné poussiéreux, la dernière nuit où sa voix viendrait s’enlacer à la sienne à travers le noir. Un faux au revoir, peut-être, mais nécessaire pour préserver son secret.Ses mains tremblaient un peu lorsqu’elle sortit son badge d’accès. Le bip sec de la porte résonna dans le hall comme une condamnation. Une voix intérieure lui criait de tourner les talons, de rentrer chez elle, d’oublier cet homme et ses obsessions. Mais une autre, plus forte, plus intime, lui murmurait qu’elle devait l’entendre une fois de plus.Dans l’ascenseur, le silence pesa
La tour Reyford brillait d’ordinaire comme une forteresse de verre au-dessus de la ville. Mais ce soir-là, les vitres reflétaient seulement les éclats brumeux des néons et le halo intermittent des phares. Les couloirs, désertés, respiraient un calme artificiel.Dans son bureau, Alec Reyford restait assis, le combiné à la main. Les mots de la veille résonnaient encore dans son esprit : Qui êtes-vous, vraiment ?Il n’avait reçu qu’un silence pour toute réponse. Un silence si dense qu’il l’avait entendu plus fort que n’importe quel aveu.Ce soir, il ne voulait pas céder. Il voulait la forcer à parler, à se révéler, à l’entraîner au-delà de ces règles absurdes. Deux règles qui l’enchaînaient autant qu’elles le protégeaient : pas de noms, pas de visages.Et pourtant, malgré toute sa volonté de fer, il n’était pas certain de vouloir briser ces barrières. Car il savait qu’au-delà du mystère, il y avait un risque : celui de perdre la seule voix qui l’apaisait.Le téléphone interne vibra douce
Le lendemain, la salle de réunion du vingt-septième étage baignait dans une lumière crue. Les stores avaient été laissés à demi ouverts, et les rayons du matin découpaient des lignes nettes sur la longue table de verre. L’odeur persistante du café noir se mêlait à celle, plus discrète, des feuilles imprimées encore tièdes.Les directeurs se rassemblaient, dossiers en main, voix feutrées, chacun ajustant cravate ou tailleur avec une discipline mécanique. Les pas sur la moquette résonnaient comme un chœur discret, rythmés par le cliquetis des stylos et le froissement des papiers.Mila entra en dernier, discrète, un bloc-notes contre elle. Elle prit place au fond, comme toujours, à l’écart des regards. Son rôle était simple : prendre des notes, classer les comptes rendus, observer en silence. Elle se fit minuscule, se glissa dans son siège comme une ombre parmi les vivants.Mais, dès qu’elle releva les yeux, elle sentit un frisson.Alec, installé à la tête de la table, venait de lever so