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Chapitre 5 : Le mur du jour

Author: Clara Wynter
last update Last Updated: 2025-08-20 06:58:38

Le matin s’étira dans un éclat de soleil froid, brutal, sans nuances. Mila sortit du bus avec la fatigue d’une nuit plus dense que reposante. Pas d’insomnie, non — autre chose. Une tension restée dans ses nerfs, comme si ses propres mots de la veille résonnaient encore, cristallisés dans le creux de son oreille.

Les phrases tournaient, certaines plus tenaces que d’autres : Les ascenseurs respirent. Dormir n’est pas une performance. Merci.

Elle avait tenté de se convaincre que ce n’était rien. Un jeu. Un accident verbal qui avait pris plus de place qu’il n’aurait dû. Mais en franchissant les portes vitrées de la Tour Reyford, elle sentit à quel point la règle qu’ils avaient posée — jamais de noms, jamais de visages — devenait fragile dès qu’on passait du côté diurne de l’histoire.

Dans le hall, l’atmosphère avait déjà retrouvé son rythme ordinaire : talons secs sur le marbre, badges bipés, réceptionnistes qui distribuaient des sourires calibrés. Mila abaissa légèrement le menton, ajusta sa veste sombre et prit le chemin des ascenseurs avec la précision d’une employée invisible.

C’était la clé : ne pas attirer l’attention. Laisser croire qu’on est interchangeable. Et Dieu sait que dans un service d’archives, on l’était.

L’ascenseur la déposa au 27e. À peine sortie, elle croisa un premier regard familier : celui d’Elise, la responsable RH, perchée sur ses escarpins, qui lui adressa un signe distrait avant de replonger dans sa tablette. Mila hocha poliment la tête, poursuivit sa marche. Tout semblait à sa place, jusqu’à ce qu’elle sente, au bout du couloir, l’évidence d’une présence.

Le bureau d’angle.

Porte fermée, persiennes mi-closes. Mais elle savait qu’il était là. L’air lui-même changeait autour de cette zone, comme si les murs s’étaient tendus pour épouser la stature de l’homme qu’ils abritaient. Alec Reyford.

Et il arriva.

Le hasard, ou plutôt cette mécanique bien huilée qu’on appelle le protocole. À onze heures précises, le PDG traversait l’étage pour rejoindre la salle de réunion principale. Mila, dossier serré contre elle, sentit son pas s’approcher, sa silhouette tailler l’espace comme une lame.

Elle s’était préparée à l’éventualité. De jour, il ne sait pas. De jour, il ne doit pas savoir.

Leurs trajectoires se croisèrent à l’angle du couloir. Elle ralentit d’un quart de seconde, comme pour lui céder le passage. Lui, droit, costume anthracite, cravate ajustée. Rien ne débordait de lui, ni fatigue, ni fragilité nocturne.

Il leva les yeux. Une fraction. Juste assez pour que son regard accroche la sienne. Et puis… rien.

Aucun tressaillement. Pas un pli de reconnaissance.

Son regard glissa sur elle comme sur une cloison anonyme.

Mila sentit une vague étrange la traverser. Elle n’attendait pas une salutation — ce n’était pas son rôle, ni sa place. Mais l’absence totale de signe, cette neutralité glacée, lui donna la sensation d’être redevenue transparente, gommée. Comme si la voix de la nuit n’avait jamais existé.

Elle s’écarta, baissa légèrement le menton, laissa le roi passer. Les autres employés dans le couloir firent de même, une vague d’inclinations muettes. Alec Reyford avançait, et la journée reprenait son cours.

Dans la salle des archives, Mila déposa son dossier sur la table métallique. L’air y était sec, saturé de poussière de papier et de colle ancienne. Elle alluma la lampe de bureau, tira une chaise. Ses mains tremblaient légèrement.

Elle s’efforça de mettre de l’ordre dans ses pensées, comme dans les dossiers. Étiquettes, codes, dates. Elle les maniait avec soin, mais chaque chiffre semblait lui rappeler un battement de la veille.

Pourquoi cette indifférence lui pesait-elle autant ?

N’était-ce pas précisément ce qu’ils avaient décidé ? Deux mondes, deux sphères étanches : le jour pour le silence, la nuit pour les confidences. Alec l’avait respecté. Froidement, parfaitement. C’était logique.

Alors pourquoi cette pointe de brûlure, là, juste sous sa poitrine ?

Elle la repoussa en se concentrant sur son travail. Mais plus les heures passaient, plus l’idée s’imposait : la voix de la nuit et le mur du jour étaient deux visages du même homme. Et ce contraste, ce clivage, faisait naître un vertige qu’elle n’avait pas prévu.

Vers midi, Clara, collègue du service voisin, passa la tête dans l’entrebâillement de la porte.

— Toujours là-dedans, toi ? soupira-t-elle. On dirait que tu dors ici.

— Il faut bien que quelqu’un s’occupe de mettre de l’ordre, répondit Mila avec un sourire discret.

— Ordre ou désordre contrôlé, hein ? fit Clara avec une moue amusée. Tu sais que personne ne remarque tes efforts ?

Mila haussa les épaules. C’était précisément ce qu’elle voulait.

— Je préfère rester… invisible.

Clara éclata de rire.

— Invisible, toi ? Laisse-moi rire. Tu crois qu’on ne voit pas que tu bosses plus que tout le monde ?

Mila sourit, mais son esprit s’égarait ailleurs. Invisible, oui. Le mot résonnait différemment depuis quelques jours. Elle se surprit à se demander si Alec, dans ses insomnies, avait perçu derrière la voix l’ombre d’une femme qui le frôlait le jour.

Puis elle chassa l’idée.

L’après-midi passa dans un rythme mécanique. Vers 16h, Mila eut l’occasion de croiser Alec une seconde fois, à distance cette fois, au détour d’un couloir qui menait à la salle du conseil. Il était entouré de deux directeurs, son pas précis, sa voix maîtrisée, débit rapide et coupant.

Il donnait l’image exacte de l’homme que le monde connaissait : implacable, concentré, presque intouchable. Rien de l’homme qui, quelques heures plus tôt, avait parlé d’ascenseurs qui respirent.

Mila observa discrètement de loin. Pas un seul regard pour elle. Pas un seul indice que la nuit précédente avait existé.

Et soudain, elle comprit.

Le mur n’était pas seulement fait pour la protéger, mais pour le protéger lui aussi. Car si ses directeurs, ses partenaires, ses actionnaires voyaient le moindre écart dans son attitude, la moindre fissure… ce n’était pas qu’elle qui serait mise en danger. C’était lui.

Alors elle accepta.

Elle enfila l’armure de l’assistante invisible, celle qui marche tête basse, qui dépose des dossiers sans un mot, qui disparaît aussitôt après. Elle accepta que le jour appartienne au silence.

Mais dans ce silence, une attente naissait déjà.

La nuit.

Le soir, quand elle sortit de la tour, Mila s’arrêta sur le trottoir et leva les yeux. Les fenêtres brillaient encore, mais pas toutes. Elle sut qu’à l’étage d’angle, derrière une lumière persistante, un homme s’apprêtait à replonger dans ses insomnies.

Et elle, dans ses hésitations.

Le mur du jour était haut, infranchissable. Mais la nuit, elle le savait, avait ses propres portes secrètes.

Et cette pensée, à elle seule, suffisait à nourrir le frisson qu’elle emporta jusqu’à chez elle.

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