Home / Romance / L'amante invisible du PDG / Chapitre 6 : L'homme fissuré

Share

Chapitre 6 : L'homme fissuré

Author: Clara Wynter
last update Last Updated: 2025-08-21 02:20:49

La ville, ce soir-là, avait pris une respiration différente. Mila le sentit dès qu’elle sortit du métro : l’air vibrait d’une lourdeur orageuse, sans que le ciel ne montre la moindre déchirure. Les façades semblaient plus sombres, les lampadaires, plus isolés dans leur halo jaune. Elle remonta le boulevard en direction de la tour, sa silhouette avalée par la foule des retardataires.

Chaque pas qu’elle faisait était lesté par une étrange anticipation. Depuis la veille, le silence du jour l’avait oppressée, rappel cruel que leur accord tenait sur un fil. Alec l’avait ignorée deux fois, sans même un signe de reconnaissance. C’était la règle, elle le savait, mais l’absence totale de brèche avait laissé en elle une tension sourde. Comme si, sans la voix de la nuit, elle redevenait inexistante.

Or, ce soir, tout en elle pressentait que la voix aurait quelque chose de différent. Elle ne savait pas pourquoi — peut-être l’écho persistant de son regard de glace, ou ce détail à peine perceptible dans son pas rapide, comme une crispation mal dissimulée.

Elle entra dans la Tour Reyford avec son badge, traversa le hall déjà déserté et monta directement vers l’étage des archives. Les couloirs baignaient dans cette semi-obscurité que les lampes automatiques laissaient filtrer, trop faible pour abolir les ombres, trop claire pour les laisser intactes. Mila prit place dans la petite salle de reprographie, celle qui avait servi la première fois, et posa sa main sur le combiné du vieux téléphone interne.

Elle hésita. Était-ce elle qui provoquait ces rencontres ? Ou lui ? Chaque fois, la frontière devenait plus trouble. Pourtant, elle composa sans bruit le poste de son bureau.

Deux sonneries. Puis le clic.

— « Vous êtes revenue. »

La voix était basse, presque rauque, comme un murmure tiré d’une gorge fatiguée. Mila sentit aussitôt que la tension qu’elle avait devinée dans la journée était bien là, palpable dans son timbre.

— « Peut-être que vous m’attendiez », dit-elle doucement.

Un bref silence. Puis un rire, sans joie.

— « Attendre n’est pas dans mes habitudes. »

Elle sentit que c’était faux. Qu’il avait attendu, précisément. Mais elle ne releva pas.

— « Alors pourquoi décrocher ? » souffla-t-elle.

Un souffle long, qui ressemblait davantage à un soupir.

— « Parce que… le silence est plus dangereux que vos intrusions. »

Ces mots, elle les reçut comme un aveu indirect. Il n’avait pas dit qu’elle était bienvenue, mais qu’elle valait mieux que le vide.

— « Le silence est votre ennemi ? » demanda-t-elle.

— « Il me rappelle ce que j’ai perdu. »

Sa voix se brisa à peine sur le dernier mot. Mila se redressa, surprise. Jamais encore il n’avait laissé une fêlure pareille apparaître. Tout, chez lui, depuis le début, relevait du contrôle : ses phrases calibrées, ses silences choisis, sa manière d’imposer les règles. Là, pourtant, il venait de trébucher.

— « Perdu ? » murmura-t-elle.

Il y eut une longue pause, si longue qu’elle crut qu’il allait raccrocher. Puis :

— « Un frère. »

Mila retint son souffle. L’aveu était tombé sans préparation, brut, comme arraché.

— « Je suis désolée », dit-elle d’une voix basse, instinctivement sincère.

— « Ne soyez pas désolée », répondit-il avec une brusquerie qui masquait mal une douleur sourde. « Vous ne le connaissiez pas. »

Il se tut. Mila sentit son cœur battre plus vite. Elle savait qu’il suffisait d’un mot de trop, d’une curiosité mal placée, pour qu’il se referme. Mais elle ne voulait pas fuir cette fois. Elle comprenait instinctivement que ce moment était rare, fragile : une fissure dans la cuirasse.

— « Parlez-moi de lui », dit-elle.

Le silence dura. Puis il reprit, la voix un peu plus rauque, comme si chaque mot lui coûtait.

— « Il était l’inverse de moi. Ou plutôt… ce que j’aurais voulu être. Léger. Libre. Il croyait qu’on pouvait traverser la vie comme on traverse un bal : en changeant de partenaire, en riant, en improvisant. Moi… je l’enviais autant que je le méprisais. »

Mila ferma les yeux, imaginant la scène. La voix s’était faite plus basse, plus grave, chaque mot chargé de ce paradoxe douloureux : l’admiration mêlée au ressentiment.

— « Qu’est-il devenu ? » osa-t-elle demander.

Un souffle.

— « Il est mort. »

Mila sentit sa gorge se nouer.

— « Comment ? »

— « Accident », dit-il sèchement. Puis, après une pause : « Mais j’ai toujours pensé que c’était ma faute. »

Ces mots la frappèrent comme une gifle. Elle n’aurait pas imaginé qu’un homme aussi implacable que lui puisse s’accuser ainsi.

— « Pourquoi… votre faute ? »

Il rit, un son bref et amer.

— « Parce que je l’avais forcé à venir à une réunion. Un soir. Une réunion inutile, d’ailleurs. En repartant, il a pris la route trop tard. Fatigue, vitesse. Je n’étais pas là. »

Sa voix se fit plus basse encore.

— « J’ai construit des tours depuis. Mais aucune n’a comblé le vide qu’il a laissé. »

Mila sentit son cœur se serrer. Pour la première fois, Alec Reyford cessait d’être l’homme inaccessible des couloirs, le PDG qu’on évitait de croiser. Il devenait un frère endeuillé, un homme fissuré derrière l’armure.

— « Vous l’aimiez », souffla-t-elle.

Il y eut un silence lourd. Puis, simplement :

— « Oui. »

Ce mot, dit ainsi, sans défense, avait plus de poids que toutes les déclarations qu’elle avait pu imaginer. Mila sentit qu’elle venait de franchir une autre ligne invisible.

Elle aurait voulu tendre la main à travers le combiné, abolir la distance. Mais tout ce qu’elle pouvait offrir, c’était sa voix. Alors elle dit, doucement :

— « Il aurait peut-être aimé que vous soyez moins dur avec vous-même. »

Il eut un petit rire, étouffé, presque un souffle.

— « Vous ne me connaissez pas. »

— « Non », dit-elle. « Et pourtant, vous me parlez comme si j’étais la seule à vous connaître. »

Le silence qui suivit vibra d’une intensité étrange. Comme si, de l’autre côté, Alec pesait ces mots, incapable de les rejeter.

Enfin, il murmura :

— « Peut-être parce que vous êtes invisible. Et que les invisibles, parfois, voient plus clair que les autres. »

Mila sentit une chaleur lui monter aux joues. Invisible, oui. Mais jamais elle ne s’était sentie autant vue.

Ils parlèrent longtemps. Alec évoqua son frère par fragments : un rire qu’il n’avait plus entendu depuis, une photo qu’il gardait mais n’osait pas regarder, une phrase qu’il se répétait parfois, seul, comme une incantation : “Ne deviens pas ton propre mur.”

À travers ses confidences, Mila comprit que la rigidité d’Alec, son besoin de contrôle, n’étaient pas seulement des choix d’homme d’affaires. C’était une manière de survivre à la culpabilité. Une prison qu’il s’était construite, pierre par pierre, pour ne pas s’effondrer.

Et elle, derrière son combiné, devint l’ombre qui écoutait, qui recueillait les fragments, qui osait poser les questions que personne d’autre ne poserait.

À mesure que les minutes s’étiraient, elle sentait le lien se tisser. Pas un lien d’égalité, pas encore. Mais un fil ténu, fragile, qu’aucun des deux ne pouvait ignorer.

Quand elle finit par raccrocher, bien après minuit, ses mains tremblaient. Elle resta un long moment dans la pièce sombre, les yeux fixés sur l’ampoule vacillante. Elle savait que quelque chose venait de changer.

Elle avait vu, ou plutôt entendu, l’homme fissuré derrière le masque. Et désormais, elle ne pourrait plus l’oublier.

Continue to read this book for free
Scan code to download App

Latest chapter

  • L'amante invisible du PDG   Chapitre 6 : L'homme fissuré

    La ville, ce soir-là, avait pris une respiration différente. Mila le sentit dès qu’elle sortit du métro : l’air vibrait d’une lourdeur orageuse, sans que le ciel ne montre la moindre déchirure. Les façades semblaient plus sombres, les lampadaires, plus isolés dans leur halo jaune. Elle remonta le boulevard en direction de la tour, sa silhouette avalée par la foule des retardataires.Chaque pas qu’elle faisait était lesté par une étrange anticipation. Depuis la veille, le silence du jour l’avait oppressée, rappel cruel que leur accord tenait sur un fil. Alec l’avait ignorée deux fois, sans même un signe de reconnaissance. C’était la règle, elle le savait, mais l’absence totale de brèche avait laissé en elle une tension sourde. Comme si, sans la voix de la nuit, elle redevenait inexistante.Or, ce soir, tout en elle pressentait que la voix aurait quelque chose de différent. Elle ne savait pas pourquoi — peut-être l’écho persistant de son regard de glace, ou ce détail à peine perceptible

  • L'amante invisible du PDG   Chapitre 5 : Le mur du jour

    Le matin s’étira dans un éclat de soleil froid, brutal, sans nuances. Mila sortit du bus avec la fatigue d’une nuit plus dense que reposante. Pas d’insomnie, non — autre chose. Une tension restée dans ses nerfs, comme si ses propres mots de la veille résonnaient encore, cristallisés dans le creux de son oreille.Les phrases tournaient, certaines plus tenaces que d’autres : Les ascenseurs respirent. Dormir n’est pas une performance. Merci.Elle avait tenté de se convaincre que ce n’était rien. Un jeu. Un accident verbal qui avait pris plus de place qu’il n’aurait dû. Mais en franchissant les portes vitrées de la Tour Reyford, elle sentit à quel point la règle qu’ils avaient posée — jamais de noms, jamais de visages — devenait fragile dès qu’on passait du côté diurne de l’histoire.Dans le hall, l’atmosphère avait déjà retrouvé son rythme ordinaire : talons secs sur le marbre, badges bipés, réceptionnistes qui distribuaient des sourires calibrés. Mila abaissa légèrement le menton, ajust

  • L'amante invisible du PDG   Chapitre 4 : Première nuit, premier frisson

    La Tour Reyford ne dort jamais tout à fait ; elle garde un œil ouvert, quelque part, comme un chat somnolent. Cette nuit-là, l’œil était une veilleuse allumée derrière une cloison vitrée, un trait de lumière qui découpait une seconde porte, puis se perdait dans un couloir trop propre. Mila avançait dans cette clarté ralentie avec l’aisance de quelqu’un qui a déjà pris ses repères : pas dans la moquette, paume qui glisse sur le bord froid d’un chariot, clef serrée entre deux doigts.Au 3B, tout avait déjà basculé dans le territoire des chuchotements. Elle s’arrêta devant la petite salle de reprographie, poussa la porte qui accroche d’un geste d’épaule, laissa la pénombre refermer son manteau autour d’elle. Même odeur de toner et de poussière chauffée, même ampoule suspendue — ce halo timide qu’elle n’allumait pas. Ses yeux s’habituaient à l’obscurité plus vite que son cœur à l’idée de recommencer.Elle posa son sac au sol, à la place exacte où la lanière ne couinait pas. Sortit son car

  • L'amante invisible du PDG   Chapitre 3 : L'assistante invisible

    Le matin aplatit la Tour Reyford comme une vérité qu’on n’a pas le choix d’accepter. Les vitres prennent une pâleur de clinique, le hall ressemble à une bouche qui avale des pas pressés, des talons, des voix trop sûres d’elles. Mila franchit les portiques avec un badge encore rigide, encart plastifié qui sent la colle fraîche. Photo neutre, cheveux tirés en arrière, expression de bonne élève qui n’a rien à voir avec la nuit.Aux Ressources humaines, une femme au brushing immobile énumère les règles sous une lampe qui clignote : confidentialité, clauses, signature numérisée, politique d’accès. Le stylet court et claque, tap, tap, à chaque paragraphe accepté. Mila répond oui au bon endroit, compris au moment attendu. Sa voix de jour est posée, courte, comme si elle économisait le souffle. Elle tient sa gorge, la garde en retrait, pour que rien n’affleure de l’autre voix—celle qui sait s’élargir dans l’ombre.— Vous dépendez du service Archives et Documentation, précise la RH. Niveau 3B.

  • L'amante invisible du PDG   Chapitre 2 : Règles du jeu

    Le combiné pèse encore dans sa main quand elle ressort de la vieille salle de reprographie. La voix des machines endormies s’étire dans le couloir, un souffle tiède dans le ventre du bâtiment. Mila referme la porte derrière elle et reste un moment immobile, dos au battant, les yeux ouverts sur l’obscurité, attentive au moindre bruit qui pourrait signifier qu’elle a franchi la ligne au-delà du raisonnable. Rien. Seulement le clignotement orangé d’un détecteur de fumée et, au loin, la respiration saccadée d’un ascenseur qui rêve.Elle devrait partir. Elle répète la phrase en silence, comme un mantra : tu devrais partir. Au lieu de quoi elle s’avance jusqu’au coude du couloir, jette un œil vers le bureau d’angle. Derrière les persiennes, la lumière de l’abat-jour a bougé. Il se déplace, lui aussi. Elle imagine sa silhouette longue, l’épaule contre l’encadrement, les doigts qui tapotent un dossier invisible. Sans qu’elle s’en rende compte, son pouce caresse encore le rebord du combiné, à

  • L'amante invisible du PDG   Chapitre 1 : La voix dans l'ombre

    La tour Reyford dormait. Ou plutôt, elle donnait l’illusion du sommeil. Derrière les vitres sombres, le silence s’étendait comme une nappe de velours noir, interrompu seulement par le ronronnement discret des systèmes de ventilation et la pulsation régulière des ascenseurs en veille.Mila Andrews ajusta la lanière de son sac sur son épaule et sortit de l’ascenseur du vingt-septième étage. Elle était censée avoir quitté les lieux depuis deux heures déjà, mais le classement du fonds d’archives de l’entreprise avait pris plus de temps que prévu. Et, pour être honnête, ce n’était pas seulement pour le travail qu’elle restait tard…Il y avait quelque chose dans ces couloirs à cette heure précise. Un parfum d’interdit, d’intimité volée au quotidien, que Mila savourait en silence. Le jour, le siège de Reyford Corp. n’était qu’un ballet mécanique : portes qui claquent, voix qui s’élèvent, cliquetis des claviers. La nuit, tout changeait. Les bureaux devenaient un labyrinthe de pénombre où ch

More Chapters
Explore and read good novels for free
Free access to a vast number of good novels on GoodNovel app. Download the books you like and read anywhere & anytime.
Read books for free on the app
SCAN CODE TO READ ON APP
DMCA.com Protection Status