LE ROI
La salle du conseil est froide à cette heure.
Les vitraux teintent les murs de rouge et d’or, mais la lumière n’adoucit pas la pierre. Mes conseillers sont déjà là, installés autour de la grande table ovale. Les voix se taisent quand j’entre, mais je lis dans leurs yeux qu’ils ont déjà parlé d’elle avant même que je ne sois présent.
Le grand chancelier brise le silence.
— Votre Majesté, permettez que nous revenions sur… l’étrangère.
Le mot reste suspendu dans l’air comme un parfum qu’on hésite à respirer.
— Elle n’est pas de notre royaume, reprend-il. Pas de trace d’elle dans les registres. Ni marchande, ni messagère. Et ses vêtements…
— Ses vêtements, renchérit le conseiller Morvan avec un sourire gras, pourraient faire perdre la tête au plus pieux des prêtres.
Un murmure approbateur parcourt la table.
Je sens ma mâchoire se contracter.
Le vieux seigneur Rethan, toujours prompt à flairer un scandale, se penche vers moi.
— Majesté, si elle est effectivement une sorcière, nous devrions agir vite. Mais… rien ne le prouve. Peut-être n’est-elle qu’une artiste, ou une… courtisane exotique.
Le mot glisse comme un serpent sur la pierre.
Et comme un venin, il me brûle.
— Dans ce cas, elle pourrait servir le royaume autrement, dit Morvan en se frottant les mains. Un présent… pour un de vos alliés. Ou même… pour l’un de nous, qui sait ?
Des rires étouffés éclatent, gras et étroits, comme des mains qui se referment.
Et soudain, une chaleur brutale me monte au visage.
Je me redresse, la voix plus tranchante que je ne le voudrais.
— Aucun d’entre vous ne posera la main sur elle.
Le silence qui suit est lourd.
Je lis dans leurs yeux la surprise… et l’interrogation.
Pourquoi cette réaction ? Pourquoi cet éclat ?
Même Rethan me regarde avec une lueur calculatrice, comme s’il venait de comprendre que cette femme avait trouvé un chemin direct vers mes nerfs.
Le chancelier toussote.
— Majesté… craignez-vous qu’elle soit dangereuse ?
Oui. Mais pas pour le royaume.
Le danger, je le sens à chaque fois que son image me traverse l’esprit : ses yeux sombres, sa nuque fière, la façon dont elle marche comme si même les chaînes n’avaient pas de prise sur elle.
Morvan esquisse un sourire qui me donne envie de le faire taire.
— Ou alors… vous avez déjà décidé qu’elle vous appartient.
Je le fixe, et je sais que mon regard est plus tranchant qu’une lame.
— Ce que je décide ne vous regarde pas.
Rethan s’éclaircit la gorge.
— Peut-être… devriez-vous l’interroger personnellement. Voir si elle ment, connaître ses origines.
L’idée s’insinue immédiatement.
La voir. L’avoir en face. Lire chaque battement de ses cils, chaque inflexion de sa voix.
Savoir si elle joue un rôle… ou si c’est moi qu’elle manipule sans un mot.
Je me lève, coupant court à toute nouvelle discussion.
— Elle reste sous ma garde. Personne ne l’approche sans mon ordre.
Je quitte la salle, le cœur battant, les mains crispées.
Derrière moi, je sais qu’ils échangent des regards , je sais que chacun veut la toucher et personne ne le pourra sauf... sauf moi !
Ils se demandent déjà si je suis encore le roi… ou si je suis devenu l’homme qu’elle tiendra par un fil invisible.
Et alors que je descends les marches vers les geôles, une vérité s’impose :
Je ne veux pas seulement un rapport ou un interrogatoire.
Je veux… la voir seul à seul.
Et décider, à ce moment-là, si je dois la briser… ou céder à ce que je désire depuis la première seconde.
SÉLIA
La femme à la peau mate s’est assoupie, mais moi, je reste éveillée.
Les pierres sont glacées dans mon dos. Les pas des gardes résonnent au loin.
Et j’ai cette sensation… comme un fil invisible qui se tend. Quelqu’un pense à moi.
Des ombres passent derrière la grille. Les torches vacillent.
Et soudain, je le sens.
Il est là.
Je lève la tête.
Entre deux barreaux, à quelques pas seulement, il me regarde.
Son visage est impassible, mais ses yeux… ses yeux me dévorent.
Je ne baisse pas les miens. Je veux qu’il sache que moi aussi, je le vois. Que je le sens.
Et dans cet échange silencieux, je comprends quelque chose d’essentiel :
Je ne suis pas seulement prisonnière dans ses geôles.
Je suis prisonnière… dans son esprit.
SÉLIALa fatigue m’envahit comme une vague chaude et épaisse, alourdissant mes paupières malgré l’odeur entêtante qui flotte dans l’air, un mélange d’encens et de cire chaude, adouci par la fragrance plus subtile de draps lavés récemment, et le tissu fluide de ma robe glisse sur ma peau à chaque respiration tandis que les oreillers m’absorbent, profonds et moelleux, comme si ce lit avait été conçu pour avaler les défenses de ceux qui s’y abandonnentJe sens mon corps céder malgré ma vigilance, les bruits du palais, assourdis, se dissolvent dans un silence velouté et mes pensées se perdent, dérivant comme des feuilles sur un courant lent, je me laisse glisser, consciente que je sombre dans un sommeil fragile, celui où l’on reste encore à demi consciente, prête à bondirJe ne sais pas combien de temps s’écoule, assez pour que la frontière entre rêve et réalité devienne poreuse, d’abord un froissement lointain presque imaginaire, puis un souffle, et enfin… une caresseLente, délibérée, s
SÉLIADeux jours , ou peut-être trois. Ici, le temps n’existe plus vraiment.La pierre suinte une humidité tenace, l’air est lourd, chargé de l’odeur âcre de la moisissure. Parfois, une torche s’éteint dans un souffle, puis une autre se rallume au gré des passages des gardes, tous muets, tous distants. Depuis l’interrogatoire, aucun bruit familier. Aucun signe. Pas même un murmure.Je devrais me réjouir de ce silence, mais il est pire que les cris.Il déchaîne mes pensées, il fait resurgir tout ce que j’essaie de refouler.Et mes pensées reviennent toujours à lui.Je revois son regard, sombre et tendu, ce moment suspendu où il aurait pu céder… où il a préféré reculer. Pas avant que je ne sente sa respiration se suspendre, son corps presque trahir la maîtrise qu’il s’impose. Pas avant que mes doigts effleurent cette ceinture qui nous séparait la frontière entre son pouvoir et ma victoire.Il a voulu me repousser, mais j’ai senti le doute , je creuserai cet élément , ce désir que j'ai
LE ROILorsque je quitte la cellule, l’air des couloirs semble plus froid qu’à l’aller.Ce n’est pas seulement le contraste de température c’est autre chose, une morsure sourde qui s’infiltre sous ma peau. Comme si l’obscurité des lieux avait gardé un peu de ce qui vient de s’y passer.Les torches crépitent toujours, mais leur lumière paraît terne après la chaleur trouble qui régnait là-bas. Mes pas claquent contre la pierre, plus nets, plus secs, et chaque écho sonne comme un battement de tambour, régulier, obstiné.Les gardes se redressent à mon passage, raides comme des statues.Ont-ils entendu ? Ont-ils deviné ?Je les sonde du regard, un à un. Pas un mot, pas même un souffle plus fort que l’autre. Mais ce silence-là est presque une confession. Dans un palais, les murs ont toujours des oreilles… et les geôles, plus encore.Je remonte l’escalier en colimaçon. La pierre est glaciale sous ma main, l’humidité suinte jusque dans la paume. La rumeur du palais remonte vers moi : éclats d
LE ROILes marches humides s’enfoncent dans l’ombre comme si elles menaient hors du monde. Chaque pas résonne, avalé par la pierre, mais dans ce silence, le bruit devient presque un tambour, comme pour annoncer ma venue. Ici, l’air est plus lourd, saturé d’humidité et de cette odeur métallique qui colle à la gorge. Les torches crépitent paresseusement, jetant sur les murs des ombres qui ondulent comme des spectres.Les gardes se redressent à ma vue, surpris. Aucun d’eux n’ose poser la question, mais je sens leur curiosité me frôler comme un courant d’air froid.— Ouvrez la cellule… et déplacez-la.Ma voix est sans appel, tranchante comme une lame sortie du fourreau.Le geôlier baisse les yeux, hoche la tête et appelle deux hommes. Les chaînes grincent, les verrous protestent, et enfin… elle apparaît.Elle..l’étrangère.La lumière de la torche accroche son visage, sculpte l’ovale parfait de ses pommettes, fait briller ses yeux d’une lueur presque animale. Ses mains sont libres erreur o
LE ROILa salle du conseil est froide à cette heure.Les vitraux teintent les murs de rouge et d’or, mais la lumière n’adoucit pas la pierre. Mes conseillers sont déjà là, installés autour de la grande table ovale. Les voix se taisent quand j’entre, mais je lis dans leurs yeux qu’ils ont déjà parlé d’elle avant même que je ne sois présent.Le grand chancelier brise le silence.— Votre Majesté, permettez que nous revenions sur… l’étrangère.Le mot reste suspendu dans l’air comme un parfum qu’on hésite à respirer.— Elle n’est pas de notre royaume, reprend-il. Pas de trace d’elle dans les registres. Ni marchande, ni messagère. Et ses vêtements…— Ses vêtements, renchérit le conseiller Morvan avec un sourire gras, pourraient faire perdre la tête au plus pieux des prêtres.Un murmure approbateur parcourt la table.Je sens ma mâchoire se contracter.Le vieux seigneur Rethan, toujours prompt à flairer un scandale, se penche vers moi.— Majesté, si elle est effectivement une sorcière, nous d
SÉLIALe silence qui suit l’ordre du roi est pire que le bruit des lames.Les soldats m’encerclent comme des chiens autour d’une proie. L’air pèse, saturé d’odeurs de métal chauffé et de sueur. Un geste de sa main, et on me tire hors de la salle, sans un mot.Le couloir semble interminable. Les torches crépitent, projetant sur les murs des ombres qui s’étirent comme des mains prêtes à m’attraper. Les pierres suintent d’humidité, glissant sous mes pieds nus. Derrière moi, les murmures fusent des voix graves qui pensent que je n’entends pas.— Elle n’est pas d’ici…— Regarde ses jambes…— Le roi a peut-être raison… une sorcière… mais quelle sorcière…Je les sens me dévorer du regard dans mon dos. Un mélange de méfiance et d’appétit. Cette chaleur poisseuse qui monte sur ma peau, je la connais trop bien. Elle est la même que dans les loges, quand les hommes pensent avoir acheté plus qu’un spectacle.Sauf qu’ici, il n’y a pas de vigile pour me raccompagner par la porte de service.LE ROI