Isadora
La liqueur rougeâtre brûle ma gorge comme une flamme vive. Un frisson court le long de ma colonne vertébrale, comme si une force ancienne s’éveillait en moi, réclamant son dû. Autour de moi, les silhouettes masquées semblent s’incliner en une révérence silencieuse, témoins d’un rite aussi vieux que le temps lui-même. Chaque regard derrière ces masques, aussi impassible soit-il, pèse sur moi comme un jugement sourd.
— Vous sentez ça ? Sa voix est là, proche, derrière moi, rauque et pleine de promesses.
Je me retourne lentement. Lui. Toujours lui. Sa présence est une ombre familière qui s’insinue sous ma peau, une chaleur autant qu’une menace. Cette ambivalence me déchire, mais je ne peux fuir.
— Oui, je sens. Le feu. Celui que je ne peux fuir.
Son regard brûle le mien, un duel silencieux entre maîtrise et chaos. Il y a en lui quelque chose d’indomptable, de sombre, qui m’effraie autant qu’il m’attire.
— Ce feu ne vous consumera pas si vous apprenez à le dompter. Mais il vous dévorera si vous faiblissez.
Je serre les poings, refusant d’être cette proie fragile qu’il semble entrevoir.
— Je ne faiblirai pas.
Un sourire en coin, presque cruel, étire ses lèvres. Il sait, il sent que ce combat est loin d’être gagné.
— Pourtant, le chemin est semé d’épreuves. Ce que vous avez vécu n’est qu’un début.
Il fait un pas de côté, me guidant vers le centre de la pièce. La lumière est tamisée, mais j’aperçois les détails : des chaînes qui pendent, des étoffes sombres, des instruments dont je ne connais ni la fonction ni la destination. L’atmosphère est lourde, saturée d’une tension palpable.
— Ici, Isadora, on ne ment pas au feu. On ne cache rien.
Une silhouette se détache alors de l’ombre. Une femme, grande, élancée, dont le masque d’argent semble refléter chaque étincelle dans la pièce. Sa voix s’élève, claire, autoritaire.
— Vous avez franchi la porte de la Part du Feu. Vous entrez dans une confrérie d’élus, où chaque secret est une flamme à entretenir ou à laisser mourir.
Je l’écoute, suspendue à ses mots, consciente que ce que j’ai toujours fui est là, tangible, devant moi.
— Mais ce feu, ajoute-t-elle, n’est pas seulement destruction. Il est création, renaissance. Ceux qui maîtrisent la douleur créent la lumière la plus pure.
Son regard me transperce. Je vois dans ses yeux l’écho de mes propres batailles, des cicatrices que je ne porte pas encore mais que je devrai accepter.
— Montrez-nous, Isadora, que vous n’êtes pas une flamme futile.
Un silence pesant suit sa déclaration. Tous les regards convergent vers moi, une chaleur diffuse s’étendant comme une vague prête à m’engloutir. Je sens mon cœur s’emballer, la pression devenir presque insoutenable.
Je ferme les yeux, je respire. Je puise au plus profond, à cette part de moi que je croyais éteinte, mais qui brûle encore, obstinément.
— Je suis prête, dis-je enfin, la voix ferme malgré le tremblement qui la traverse.
Un murmure parcourt l’assemblée, comme un souffle de vent dans un bois sec.
Il s’avance à mes côtés, ce roi du silence, ce maître des ombres. Sa main serre la mienne, ferme, sans douceur, mais avec une force indéniable.
— Alors, suivez-moi.
Nous traversons la pièce, puis un passage étroit dissimulé derrière un rideau de velours noir. L’air devient plus chaud, plus dense, chargé de parfums enivrants, d’encens et de promesses. Chaque pas semble résonner dans le silence, une cadence obsédante qui creuse le sillon du doute dans mon esprit.
Le corridor débouche sur une salle aux murs couverts de miroirs antiques. Mon reflet se démultiplie, fragmenté, morcelé, comme autant de possibles versions de moi-même. Je me surprends à fixer ces multiples visages, cherchant celle qui me guidera.
— Ici, Isadora, vous affronterez votre propre feu.
Il s’arrête devant un cercle tracé à même le sol, incrusté de symboles anciens, oubliés. La magie ancienne semble vibrer sous mes pieds.
— Regardez-vous, dit-il doucement. Pas seulement avec les yeux, mais avec l’âme.
Je fixe mon reflet. Je vois mes peurs, mes doutes, mes blessures. Mais aussi cette flamme brûlante au centre de mon être, ce feu qui refuse de mourir. Je vois une femme à la fois fragile et indomptable, blessée mais debout.
— Ce feu, c’est votre vérité. Elle peut vous sauver ou vous détruire.
Je ferme les yeux, puis les rouvre avec une résolution nouvelle. Le silence se fait plus profond, comme si le monde retenait son souffle.
— Que faut-il faire ?
— Danser avec le feu. L’apprivoiser. Le laisser vous consumer juste assez pour renaître plus forte.
La femme au masque d’argent revient, portant une cape de velours rouge. Elle déploie la cape devant moi, invitante.
— Enfilez-la.
Je tends la main, hésitante, puis la passe dans le tissu soyeux. Le contact est chaud, presque vivant, comme une peau qui s’adapte à la mienne. Un frisson m’envahit, un mélange de peur et de puissance.
— Cette cape est un symbole. Elle vous lie à la Part du Feu, à ses lois et à ses mystères.
Un murmure d’approbation s’élève, les masques hochant la tête.
— Mais prenez garde, Isadora. La Part du Feu ne pardonne pas les faiblesses.
Je sens une sueur froide glisser dans mon dos, mais mon regard reste fixé devant moi, défiant l’obscurité.
— Je ne fuirai plus.
Il m’entraîne doucement vers le centre du cercle. La musique commence, une mélodie lente, hypnotique, qui s’infiltre dans mes veines. Les notes résonnent comme un battement primitif, une invitation à se perdre pour mieux se retrouver.
Je sens le feu monter, crépiter, danser au rythme de mes battements de cœur. Chaque mouvement est un défi, une déclaration.
ADRIENLa nuit a filé comme une lame lente, je n’ai presque pas fermé l’œil, mes pensées tournent autour d’elle, autour de cet enfant, autour de Max enfermé dans la pièce voisine, et chaque silence me rappelle qu’il y a trois vies suspendues à mon choix, pas seulement une, trois cœurs pris dans l’étau, trois destins que j’ai enchaînés à la mienne survieQuand le premier souffle du jour entre par la fenêtre, pâle et gris, je la vois bouger dans les draps, son corps se redresse avec une lenteur presque douloureuse, et je crois d’abord qu’elle cherche à fuir, mais non, elle descend du lit, ses pieds nus touchent le sol froid, et soudain elle plie les genoux, comme si le poids du monde s’abattait sur elle, comme si son ventre arrondi lui imposait une soumission plus grande encore, et la voilà agenouillée devant moiJe reste figé, la respiration coupée, je ne comprends pas d’abord, puis je vois ses mains jointes, ses yeux levés vers moi comme vers un juge ou un dieu cruel, et je sens quelq
ADRIENJe sens son pas, je la vois rapprocher sa main du ventre, et la vision me serre le cœur plus fort que la colère, je lui demande si elle veut que je parte, si elle préfère que je garde ma colère loin de sa chambre, elle me regarde et je lis dans son visage une supplique qui me rend fou, je la veux faible et forte à la fois, je veux qu’elle souffre pour ce qu’elle a fait, et je ne peux accepter qu’elle soit seulement une victime à mes yeux, je veux qu’elle goûte la poussière de la chute, mais je suis aussi l’homme qui a embrassé ses lèvres des milliers de fois, et qui maintenant tremble à l’idée de ne plus les retrouver jamais— Si je te livre, tu comprends ce que ça implique ? dis-je enfin, ma voix est basse, trop basse peut-être, elle me trahit, elle trahit l’homme qui a mené des nuits à forger une vengeance, elle trahit celui qui, au fond, voudrait encore réparer, Max aura des comptes à régler, la justice aura des questions, et nous serons exposés, tout cela peut nous brûlerE
ADRIENJe reste là encore un long moment, la lampe projetant des ombres qui dansent sur les murs comme des juges muets, et chaque tic de mon cœur résonne comme un verdict que je ne veux pas rendre et que pourtant je porte en moi depuis trop longtemps, je me hais de l’aimer, je me hais de sentir cette chaleur contre ma peau quand je la regarde, je me hais d’avoir survécu pour retrouver ce visage qui m’a menti, trahi, enterré vivant, et en même temps il y a dans cette présence une douceur qui m’aveugle, une mémoire des mains qu’elle posait sur mon cou, des éclats de rire qui me reviennent comme des parfums anciens, je voudrais être un soldat d’acier et appliquer la loi sans trembler, mais mon corps me trahit, ma voix se casse avant d’atteindre la sentence, et je me surprends à reculer, à chercher une issue que je n’ai pas le droit de prendre, car je ne suis pas seul juge de ce drame, la justice existe, les témoins existent, Max existe, et pourtant je suis l’homme qu’elle a aimé et l’hom
L’INCONNUJe reste debout, figé dans la pénombre, incapable de contenir plus longtemps ce qui m’étouffe, et je comprends qu’il n’y aura pas d’issue tant que je resterai dans l’ombre, tant que mon souffle se cachera derrière ce masque que j’ai façonné de silence et de mensonges, alors je tends la main, j’approche de la lampe, et mes doigts tremblent à peine quand je la fais vaciller vers moi, inondant mon visage de lumière, et je sens le monde s’arrêterSes yeux s’ouvrent, immenses, ils me déchirent, je la vois chercher à reculer dans les draps mais elle ne peut pas, car c’est moi qui suis là, entier, vivant, brisé mais debout, et tout ce qu’elle croyait perdu revient d’un seul coup, plus tranchant que la lame qu’elle a plantée dans mon dos quand elle a choisi Max, quand elle a cru que j’étais mort et qu’elle pouvait reconstruire sur mes cendres— Isadora…Ma voix n’est plus qu’un souffle, rauque, étranglé, elle me brûle la gorge, mais je ne détourne pas le regard, je veux qu’elle voie
l’inconnuJe reste dans l’ombre, et malgré moi, je sens la fissure qui se creuse en moi, un vide que je n’avais jamais imaginé. Tout semblait si simple, si nécessaire : ramener Max à la vérité, organiser la justice, contrôler le chaos. Et pourtant, maintenant qu’il est là, brisé, la culpabilité éclatant dans ses yeux, je sens mon cœur se tendre d’une manière que je n’avais pas prévue.Je pense à elle, à ma femme, à ce visage que j’aimais jusqu’à l’obsession, et je ne comprends pas. Comment avait-elle pu accepter qu’on la tue ? Comment avait-elle pu franchir cette limite, lever la main sur moi, sur nous, comme si l’amour n’avait jamais existé ? Et moi, moi qui ai si longtemps cru protéger, guider, juger avec justice, je me rends compte que je me suis trompé un peu, que je ne suis peut-être pas cet arbitre parfait que je pensais être.Je regarde Max et ses mains tremblantes qui cherchent mes doigts, et je comprends qu’il y a une justice que je ne peux pas rendre. Je ne peux réparer l’i
MAXIls me traînent hors du néant comme on arrache une plante de sa terre, mes paupières collées, la bouche sèche, le goût du sang dans ma langue même si je ne saigne pas, chaque pas résonne en moi comme une sentence, et je sens avant de voir que quelque chose a changé, l’air est plus lourd, la lumière plus crue, leurs gestes moins discrets, je comprends que ce n’est plus pour obtenir des noms, c’est pour arracher la peau des mensonges .— Tu vas parler, me dit une voix sans indulgence, et si tu veux garder la dignité qui te reste, commence par dire la vérité .Ils parlent comme s’ils négociaient une transaction, pourtant leurs mains parlent autrement, méthodiques, précises, comme s’ils connaissaient l’anatomie de la douleur et la façon de la faire parler, et moi je ne sais plus ce que je sais, les souvenirs se fragmentent en éclats, une phrase, une image, un visage, un cri qui n’est peut-être que le mien .Le temps se contracte, les heures perdent leur sens, ils me laissent juste ass