Chapitre 7
Raconté par Elias Je quittais la clairière sans me retourner. Pas par force. Par devoir. Parce que si je restais une seconde de plus à regarder ses yeux brûlants plantés dans les miens, je ne tiendrais pas. Ses yeux bleu-vert intenses, brillants comme les lames d’un glacis sous la lune. Un éclat presque surnaturel. Une clarté qui déchirait mes défenses une à une. Je sentais encore l’odeur de sa peau. Cette fragrance unique, épices sauvages et lotus, me hantait déjà, imprégnée dans mes sens comme une malédiction. Mon loup hurlait en moi, réclamant ce lien que je m’obstinais à rejeter. Mais je ne pouvais pas. Pas maintenant. Chaque pas m’éloignait d’elle et me rapprochait du devoir. Du mensonge. De l’autre vie. Celle que j’avais construite sur le contrôle, sur l’ordre, sur une hiérarchie fragile que je maintenais à force de sacrifices. Je ne la regardai pas une dernière fois. Je n’en avais pas la force. ________________________________________ Quelques heures plus tard, je poussai la porte du vieux bâtiment de granit perdu au cœur des montagnes, isolé et oublié des vivants. Le Conseil aimait se cacher dans des lieux hors du temps, comme s’ils refusaient de vieillir avec le monde. Deux silhouettes m’attendaient déjà devant l’entrée, des représentants de l’ordre ancien, chargés de m’accueillir. Leurs visages étaient aussi inexpressifs que les statues de pierre qui gardaient les lieux. Je ne leur adressai pas un mot. Ils s’inclinèrent et m’ouvrirent la voie. Le couloir menant à la salle principale sentait l’humidité, la poussière… et l’oubli. Des portraits anciens ornaient les murs, des Alphas d’un autre temps, figés dans une éternelle posture de grandeur. Ils ne représentaient rien pour moi. Des reliques, voilà tout. — Elias, dit une voix grave dès que je franchis la salle circulaire. Ils étaient là. Six membres du Conseil. Drapés dans leurs longues tuniques noires, chacun installé sur un siège sculpté dans la pierre. Ils n’avaient pas changé. Pas depuis la dernière fois. Toujours figés, toujours prêts à peser le poids de mes décisions sans jamais montrer leurs propres mains. — Vous m’avez convoqué, répondis-je d’une voix neutre. — Tu n’as pas assisté à la dernière assemblée, fit remarquer l’un d’eux, le regard perçant. — J’étais occupé à faire ce que vous n’osez plus faire, soufflai-je. Protéger nos terres. Un murmure d’agacement glissa entre eux, mais aucun ne releva. Ils savaient à quoi s’en tenir avec moi. Je n’étais pas venu pour chercher leur approbation, encore moins pour m’incliner. — Nous avons entendu dire que tu avais intercepté l’Alpha Tiaran alors qu’elle se rendait vers nous. Un choix singulier. Pourquoi ? Le nom flotta, lourd. Chargé. Mais pas tranchant. Je ne bronchais pas. — Une simple reconnaissance. Vous vous méfiez d’elle. J’ai voulu comprendre pourquoi. — Et as-tu compris ? Je pris un instant. Le visage de Selene revint aussitôt. Sa force. Sa solitude. Son feu. — Elle est puissante. Méfiante. Déterminée. Mais pas une menace… Pas encore. — Pas encore ? Le ton interrogatif masquait à peine leur suspicion. — Elle n’a rien montré qui justifierait une attaque. Ni une alliance. Elle marche seule. Ils échangèrent un regard. Je savais qu’ils cherchaient plus. Mais je ne leur donnerais rien. Pas son regard. Pas ce lien qui me rongeait déjà. Pas cette faille que je refusais d’exposer. — Continue de l’observer, ordonna l’un d’eux. Et tiens-nous informés. Si elle dévie de sa ligne… tu sauras quoi faire. — Je ne suis pas votre messager. Ni votre exécuteur. Je déciderai. Si cela arrive. Le silence s’étira. Puis un autre, plus jeune, esquissa un sourire sec. — Tu oublies à qui tu parles, Elias. — Non. C’est vous qui oubliez à qui vous vous adressez. Ils ne répliquèrent pas. Mais l’agacement se lisait sur leurs visages. Je n’étais pas là pour leur plaire. Je ne l’avais jamais été. Je tournai les talons. Je quittai la salle sans un salut, sans une révérence. ________________________________________ Dehors, je retirai mes vêtements. Lentement. Le froid mordait, mais Zarek grondait plus fort. Je laissai la transformation m’envahir. Les os craquèrent. Les muscles se tendirent. La peau se fendit. Et enfin, je courus. Le sol de la forêt sous mes pattes. L’air vif dans mes poumons. Zarek voulait retourner vers elle. Il tournait vers le nord, toujours. Je luttais. Mais pas totalement. Je lui laissai ce souffle. Cette course. — Pas encore, soufflai-je dans l’esprit partagé. Mais le loup ne lâchait pas. Et moi… je savais que je ne tiendrais pas éternellement.Raconté par SélèneLa paroi était froide sous mes doigts. Rugueuse, à peine creusée dans la roche. Chaque pas nous enfonçait plus profondément dans les entrailles de Halvaren, au cœur de l’ancienne forteresse du Conseil. Aucun mot n’avait été prononcé depuis l’entrée. Seuls les frottements discrets de nos bottes et les échos de l’eau souterraine rythmaient notre avancée.J’étais au centre de notre formation. Elias me suivait de près. Kora ouvrait la voie, Kael fermait la marche. Riven, ainsi que les autres membres venus pour cette mission, nous accompagnaient, leurs pas silencieux mais attentifs. L’air devenait plus dense, chargé d’une énergie ancienne, à la fois familière et oppressante. Halvaren n’était pas un simple siège. C’était une mémoire gravée dans la pierre, un avertissement pour ceux qui l’avaient oublié.Et moi, j’étais une faille dans ses fondations.La dernière porte céda dans un souffle discret. La salle était circulaire, enfouie sous plusieurs niveaux, éclairée par des
Raconté par Elias La carte était déroulée au centre de la table. La lumière vacillante de la lampe projetait sur les contours des vallées des ombres mouvantes. — On passe par les creux de Lauvre, indiquai-je. On évite les routes principales. Ce chemin longe la faille jusqu’au versant sud-ouest de Halvaren. Pas de sentinelles connues, pas de marquage récent. Kora ? — C’est praticable, confirma-t-elle. Étroit, mais stable. Il faudra marcher à flanc pendant plusieurs heures, mais ça tient. — Parfait. Une fois sur place, notre priorité est d’atteindre le flanc sud sans déclencher d’alerte. Si on peut éviter toute confrontation jusqu’au contact, on le fait. Je posai l’index sur le point le plus proche de la zone fortifiée. — Maelis. C’est lui que je veux voir. Il n’est pas du genre à exécuter sans réfléchir. Il connaît le terrain, il connaît les équilibres. Il a servi sous mon père. Il sait ce que signifie maintenir la balance, pas l’écraser. Riven croisa les bras. — Et s’il ne veut
Raconté par Sélène Le silence s’était figé dans la chambre d’Elias, pesant, comme suspendu au bord d’un choix. Kael, Ina et moi étions debout, toujours sous le choc de ce que nous venions d’apprendre. Ravaryn encerclée. Isolée. Menacée. Et nous, à des kilomètres, tenus à distance par une stratégie que nous ne comprenions pas encore. Je sentais Nyra vibrer dans mon esprit, tendue, prête à bondir. Son agitation me donnait la nausée. Elle n’aimait pas attendre. Moi non plus. Elias, jusque-là resté en retrait, prit la parole, calme mais tranchant : — Il est temps de réfléchir. Venez, j’ai besoin de vous montrer quelque chose. Il se dirigea vers la porte sans attendre. Kael échangea un regard avec moi. Je hochai légèrement la tête. Il comprit. Nous le suivîmes à travers les couloirs. La lumière du jour filtrait encore à travers les hautes fenêtres, mais rien n’éclairait l’atmosphère tendue qui nous enveloppait. Nous descendîmes deux étages jusqu’à une aile plus ancienne, plus isolée.
Raconté par Sélène Quand Elias referma la porte, le silence s’installa, dense et nerveux. Nyra frémissait sous ma peau. Quelque chose vibrait dans l’air. Une tension sourde, pesante, presque prémonitoire. Je restai là, droite, immobile. Une part de moi savait. L’instant de répit était terminé. La porte s’ouvrit sans frapper. Kael entra d’un pas vif, suivi d’Ina. Tous deux portaient cette tension dans le regard, celle qui ne ment jamais. — Tu dois te lever, dit Kael sans détour. C’est urgent. Mon cœur se contracta. J’attrapai le premier vêtement à portée de main — un pull léger — et me relevai. — Qu’est-ce qui se passe ? Kael referma derrière lui. — Ravaryn est encerclée. Je le fixai, figée. — Quoi ? — Le Conseil a envoyé des guerriers, répondit Ina. Ils se sont postés sur toutes les limites de notre territoire. Pas d’émissaire. Pas d’annonce officielle. Juste… le silence et les armes. Je sentis mes jambes se raidir. — Depuis quand ? — Ce matin. Très tôt.
Raconté par Elias Je la sentis avant qu’elle ne parle. Sa présence, fragile mais brûlante, tremblait dans l’air, comme une flamme couvée trop longtemps. Nyra… vivante. Repliée mais pas brisée. Et elle… Sélène… elle était là. Présente. Entière. Je restai au seuil. Le silence était dense, presque sacré. Chaque muscle en moi criait de rester là, d’observer, de la garder à distance. Mais mes pieds avançaient. Je m’assis au bord du lit. Je ne la touchai pas. Pas encore. Parce que je savais. Qu’un seul contact suffirait à rompre ce qu’il me restait de contrôle. Elle était déjà éveillée. Son regard était tourné vers moi. Comme si elle m’attendait. Et dans ses yeux, je vis la fatigue. La douleur. Mais surtout cette lumière crue et inaltérable. Ce feu qui ne cède jamais. — Tu ne dors jamais ? Sa voix. Râpeuse. Sincère. Mon sourire ne monta qu’à moitié. Mon regard, lui, ne pouvait pas mentir. Elle savait. Et je sentais que cette fois, elle ne me laisserait pas fuir. — Tu es venu com
Raconté par Sélène Je me suis réveillée sans savoir combien de temps s’était écoulé. La pièce était calme. Trop calme. Pas de voix. Pas d’agitation. Juste ce vide… et pourtant, quelque chose vibrait en moi. Faiblement. Comme une présence qui remontait lentement des profondeurs. J’ai posé une main sur ma poitrine. Nyra. Ma louve. Elle était là. Distante, brisée… mais vivante. Un souffle. Une lueur. Je la sentais se lover dans mon ventre, comme une bête blessée trop longtemps restée silencieuse. Elle ne parlait pas encore. Mais sa chaleur me réchauffait. Comme si elle essayait, malgré tout, de me dire qu’elle revenait. Qu’elle n’avait pas disparu. Et puis… je l’ai senti. Avant même qu’il ouvre la porte. Elias. Comme une secousse dans l’air. Un frisson sur ma peau. Mon cœur s’est mis à battre plus fort — pour lui, et à cause de lui. Un appel. Une vibration magnétique. Un instinct. Il est entré sans bruit. Il s’est arrêté quelques secondes au seuil. Son regard s’est posé sur moi