LOGINLa pluie n’avait pas cessé de tomber.
Pendant trois jours, Willowridge avait vécu sous un ciel bas, lavé de couleur. Le lac Voss n’était plus qu’un miroir gris, sans horizon, sans reflet. Je restais à la fenêtre, regardant les gouttes glisser sur le verre comme des phrases qu’on n’écrit jamais jusqu’au bout.Laila ne m’avait pas appelée.
Aucune des autres non plus. Seul un silence — dense, presque matériel — liait encore nos respirations.Sur la table, le masque rouge et le ruban séchaient côte à côte, comme deux témoins fatigués.
Je commençais à croire que tout allait s’éteindre de lui-même, quand un coup discret frappa à ma porte.J’ouvris.
Claudia.Elle portait un imperméable noir, trempé jusqu’aux poignets.
Ses cheveux collaient à son visage, ses yeux étaient d’une inquiétante clarté. — Il faut que tu viennes, dit-elle. Maintenant.⸻
Nous avons roulé sans parler.
La route longeait le lac, plus sombre que jamais. Quand le Boathouse apparut, je compris que quelque chose s’était déplacé, invisible mais irréversible.Les lanternes n’étaient pas allumées.
Une seule lueur venait du salon. À l’intérieur, Laila était assise dans un fauteuil, une tasse entre les mains. Autour d’elle, des papiers, des photos, et un dé noir posé sur une enveloppe ouverte.Elle leva les yeux.
— Vous voilà, dit-elle. Sa voix n’avait plus rien de ce velours qui adoucissait les vérités. C’était une voix nue, sans défense.— Qu’est-ce qui se passe ? demandai-je.
Elle fit glisser l’enveloppe vers moi. À l’intérieur : une photo. Une photo du lac. Et sur l’eau, une silhouette que je reconnus avant même de l’admettre — la mienne.— Qui a pris ça ? murmurai-je.
— Personne du Cercle, répondit-elle. — Alors qui ? — Quelqu’un qui sait où nous sommes… et ce que nous faisons.⸻
Ivy entra à son tour, suivie de René.
Toutes deux paraissaient nerveuses. — Le lac ment, répéta Ivy comme une prière. Il ne montre que ce qu’il veut. — Non, rétorqua Laila. Ce n’est pas le lac. C’est quelqu’un parmi nous.Elle désigna les papiers étalés sur la table.
Des lettres, des coupures de journaux, des noms de femmes — certains soulignés en rouge. Je lus un titre :« Disparition inexpliquée à Willowridge : la piste du lac Voss relancée. »
Un froid nouveau me traversa.
— C’est ancien ? — Oui, répondit Claudia. Trois ans. Avant que tu arrives.Laila prit une inspiration lente.
— Elle s’appelait Maëlle. — Une des vôtres ? — La première.⸻
Un silence lourd.
Les flammes du foyer lançaient des ombres dansantes sur les murs. Laila regardait le feu sans le voir. — Le Cercle est né avec elle. Elle voulait comprendre les limites du désir, les frontières du pouvoir. On jouait, comme nous. Mais un soir, la brume est tombée sur le lac. Maëlle est partie seule sur le ponton, et elle n’est jamais revenue.René serra les bras autour d’elle.
— On a dit que c’était un accident. — Ce n’en était pas un, coupa Laila. — Comment peux-tu en être sûre ? demanda Claudia. — Parce que c’est moi qui l’ai laissée partir.Sa voix se brisa légèrement.
— Elle m’a demandé si le lac pouvait garder les mensonges. J’ai dit oui. Et il l’a crue.⸻
Je restai sans voix.
Pour la première fois, Laila ne paraissait plus intouchable. Ses yeux, d’ordinaire si assurés, tremblaient d’un éclat presque humain. — Pourquoi me dire tout ça maintenant ? demandai-je. — Parce que l’histoire recommence. Et cette fois, je ne veux pas que ce soit toi.Elle prit le dé noir sur la table et le fit rouler jusqu’à moi.
Le chiffre six s’arrêta face vers le haut. — Le désir, murmura-t-elle. Toujours lui. C’est lui qui ouvre les portes. Et c’est lui qui nous perd.Ses doigts frôlèrent les miens en reprenant le dé.
Un courant, léger, mais réel, passa entre nous. — Si je pars, dis-je, est-ce que ça s’arrête ? — Rien ne s’arrête au lac, Sonia. On ne sort pas de ce qu’on a compris.⸻
Claudia fit un pas vers nous.
— Laila, il faut lui dire tout. — Non. Pas encore. — Si tu attends, ce sera trop tard.Les deux femmes se fixèrent.
Le silence entre elles n’était pas du désaccord, mais de la peur partagée. Laila finit par se lever. — Ce soir, pas de jeu. Pas de dé. Pas de masque. Elle posa une main sur mon épaule. — Viens demain, seule. Le lac t’attend. Moi aussi. Et si je ne suis pas là… fais confiance à l’eau.⸻
Je sortis du Boathouse sans un mot.
Le vent avait tourné ; le lac grondait doucement. Je m’arrêtai au bord, les chaussures presque dans l’eau. Sous la surface, une lueur rouge bougeait lentement — peut-être une lanterne, peut-être autre chose.Je compris alors que la vérité n’était plus dans ce qu’on disait, mais dans ce qu’on taisait.
Et que, quoi qu’il arrive demain, le lac réclamerait encore sa part de silence.La brume se leva lentement, comme une révérence retenue, et la vallée entière sembla écouter. Ce matin-là, la mer tenait sa respiration ; les oiseaux, timides, revenaient sur la falaise. Les lampes du temple jetaient des lueurs timides sur la pierre humide. On aurait dit que le monde s’était mis en attente pour voir comment s’achèverait cette histoire tissée de sel, de brûlures et de chansons.Noor marcha la première, pieds nus, le manteau lâche autour des épaules. Elle portait la plume blanche, maintenant un peu grise aux bords, et la spirale d’argent sur la paume — marques des vies qu’elle avait tenues, des serments qu’elle avait dits et défaits. Ses sœurs la suivaient : Aïna au pas mesuré, Isma le regard tout à la fois dur et tendre, Zahara aux lèvres closes, Leila qui pleurait parfois sans bruit, Myrrha qui avait appris la modestie du pouvoir. Amina, depuis longtemps, n’était plus seulement une femme ; elle était devenue légende et présence — et pourtant, si fragile. Céleste n’éta
Le vent d’hiver portait encore les échos des anciennes batailles, mais dans le cœur des femmes du cercle, une flamme nouvelle s’élevait — silencieuse, souveraine, invincible. Noor, drapée d’une robe couleur de lune, marchait au centre du temple reconstruit, là où jadis la douleur avait régné. Autour d’elle, les visages familiers de ses sœurs — Aïna, Lysandra, Éméraude — brillaient d’une force tranquille. Elles n’étaient plus des survivantes : elles étaient des reines d’une ère nouvelle.— Le temps de l’ombre est terminé, murmura Noor, sa voix douce mais ancrée d’un pouvoir ancien. Ce que le feu a détruit, notre lumière le refera naître.Aïna s’avança, un sourire à la fois tendre et blessé. — Mais que faire des cicatrices ? Les nôtres… et celles du monde ?Noor la regarda avec compassion. — Les cicatrices sont les signatures du destin. Nous n’avons pas à les cacher. Elles prouvent que nous avons vécu, aimé, et survécu à ce que d’autres n’auraient pas osé affronter.Un silence sacré sui
La terre avait retenu son souffle depuis des lunes. Partout, des rumeurs de lumière et d’ombre couraient comme des oiseaux blessés : des femmes qui s’éveillaient à l’aube avec la marque d’un feu sur la paume, des rêves où des villes entières se transformaient en braseros de mémoire, des prières anciennes qui revenaient au goût du sel. Les Filles du Feu n’étaient plus une légende — elles étaient une armée de cœurs qui battait à l’unisson, une constellation en marche.Amina avait envoyé des messagères partout — des caravanes de femmes portant la braise sacrée, des chants et des pictogrammes, des feux allumés sur des collines oubliées. Les flammes naissaient comme des étoiles neuves, et la nuit, les chemins brillants formaient des constellations que même les marins consultaient. Mais la lumière attire le regard des prédateurs. Là où l’on rallume, les ombres apprennent à guetter.On les retrouva d’abord dans les ports : des pêcheurs virent des silhouettes noires glisser au bord des quais,
La falaise n’était plus qu’un champ de cendres et de lumière. Là où Amina s’était consumée dans le feu noir, il ne restait qu’un cercle parfait, gravé dans la pierre, respirant comme une plaie vivante. Le vent portait encore son nom — Amina… Amina… — comme une prière que la terre refusait d’oublier.Zahara s’agenouilla à l’endroit exact où son amie avait disparu. Ses mains tremblaient, couvertes de suie.— Elle ne pouvait pas mourir, murmura-t-elle. Pas comme ça.Leila posa une main sur son épaule.— Peut-être qu’elle n’est pas morte, Zahara. Peut-être qu’elle est devenue quelque chose d’autre.Le vent s’intensifia. Une pluie fine, argentée, commença à tomber, lavant les visages en pleurs du cercle. Chacune des femmes sentit un frisson étrange courir sur leur peau — comme si une présence invisible les effleurait. Leila leva les yeux.— Regardez !Dans le ciel, une lumière rouge et or se forma, descendant lentement vers elles. C’était un feu, mais un feu doux, vivant, dansant avec grâc
La pluie tombait sur les ruines du vieux monastère, une pluie épaisse, presque rouge, mêlée à la poussière et à la cendre. Le vent faisait gémir les pierres, comme si les esprits de celles qui avaient péri dans les guerres spirituelles revenaient pleurer leur liberté volée.Amina se tenait au centre du cercle, la tête levée, les bras ouverts, sa robe blanche collée à sa peau trempée. Autour d’elle, les nouvelles femmes du cercle se tenaient en silence, chacune portant une flamme dans une lanterne de cristal. Ces flammes représentaient les âmes de leurs mères, de leurs sœurs, de toutes celles que la douleur avait brisées avant elles.Zahara s’approcha lentement, tenant entre ses mains un vieux grimoire couvert de symboles d’or et de sang séché.— Tu es sûre de vouloir le faire ? demanda-t-elle d’une voix grave.Amina hocha la tête.— Je n’ai plus peur. Le feu ne me consume plus. Il m’éclaire.Depuis la mort de Leandro, le silence s’était installé dans le cercle comme une malédiction. L
La route vers l’est était longue, froide et silencieuse. Pendant des jours, elles marchèrent sans dire un mot, le souffle mêlé au vent, leurs ombres étirées par la lueur d’un soleil timide. Les montagnes s’élevaient devant elles comme une muraille faite de souvenirs, trop hautes, trop vieilles pour appartenir encore aux vivants.Naomi ouvrait la marche, guidée par une intuition qui ne la quittait plus depuis la nuit du fragment. Derrière elle, Céleste portait une amulette faite des éclats rouges, rassemblés dans un pendentif scellé de prières. Amara, silencieuse, murmurait sans cesse des paroles de protection, tandis que Léa observait les nuages, lisant dans leurs formes des présages qu’elle seule comprenait.Le froid mordait leurs doigts, mais aucune ne se plaignait. Elles savaient qu’à chaque pas, elles se rapprochaient non pas d’un sanctuaire, mais d’une vérité trop lourde pour le monde.Le troisième jour, alors que la lune se levait, elles virent une lumière au loin. Faible, oscil







