LOGINLe lendemain, le vent soufflait du nord.
Il soulevait sur le lac de petites vagues, rapides, nerveuses, comme si l’eau hésitait entre fuir et frapper. Je n’avais pas dormi ; les paroles de Laila tournaient dans ma tête : « Si je ne suis pas là, fais confiance à l’eau. » Je ne savais pas si c’était une promesse ou un piège.Le portail du Boathouse était fermé.
La clé de laiton tourna difficilement, grinça comme un secret qu’on force. À l’intérieur, tout semblait intact : les fauteuils, les lanternes, les dés. Mais la lumière avait changé ; une teinte froide, presque métallique, baignait la pièce.Sur la table, un seul objet : une enveloppe scellée d’un cercle rouge.
Mon prénom, écrit d’une écriture rapide. Je l’ouvris.Sonia,
Ne crois personne avant d’avoir vu ce que le lac garde pour toi. — L.Une autre feuille tomba.
Une photo encore : Laila et Claudia, sur le ponton, un soir d’été. Derrière elles, dans l’eau, une troisième silhouette floue. Le nom « Maëlle » griffonné au dos.⸻
Je sursautai : quelqu’un venait d’entrer.
Ivy. Ses yeux étaient cernés, ses cheveux défaits ; elle n’avait plus rien de la femme sûre d’elle qui menait les jeux.— Laila ? dis-je.
— Disparue. — Depuis quand ? — Depuis hier soir.Elle me montra son téléphone.
Un message anonyme, reçu à minuit :La vérité ne se cache plus au fond. Elle remonte.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Que quelqu’un veut briser le Cercle.Elle s’assit, alluma une cigarette, tira une bouffée nerveuse.
— Je pensais que c’était Claudia, dit-elle. Mais maintenant… je ne sais plus.⸻
Des pas dans le couloir.
Claudia apparut, calme, posée. Trop posée. Ses mains ne tremblaient pas ; son regard allait de moi à Ivy avec une précision presque mathématique.— Laila t’a laissée entrer, Sonia ?
— Non. J’avais la clé. — Elle t’a donc choisie.Elle s’approcha de la table, observa la photo, l’enveloppe ouverte.
Un sourire glissa sur ses lèvres. — Je m’y attendais.— Où est-elle, Claudia ?
— Où vont celles qui croient qu’on peut sauver les autres sans se perdre soi-même.Sa voix était douce, mais il y avait dans ses mots la froideur d’un couteau bien aiguisé.
⸻
Ivy se leva brusquement.
— Arrête tes énigmes ! Qu’as-tu fait, Claudia ? — Rien que ce qu’elle m’a demandé.Je vis alors le dé noir entre ses doigts, celui de Laila, celui du désir.
Elle le fit rouler. Le chiffre six s’arrêta. — Toujours lui, murmura-t-elle. Laila croyait qu’il ouvrait les portes. En réalité, il les ferme.Ivy fit un pas vers elle, menaçante.
— Si tu lui as fait du mal… — Moi ? Non. C’est elle qui a choisi la vérité, pas moi.Elle sortit un autre objet de sa poche : le ruban rouge que Laila portait la veille.
Taché, humide.— Non, souffla Ivy.
— Oui, répondit Claudia simplement. Le lac l’a reprise.⸻
Un silence épais tomba, si lourd que j’entendais le battement de mon propre cœur.
— Pourquoi ? demandai-je. Claudia me regarda, presque tendre. — Parce qu’elle t’aimait trop. Et dans le Cercle, aimer est la seule faute qu’on ne pardonne pas.Je sentis mes jambes céder. Ivy me retint.
Claudia continua, comme on récite une prière apprise par cœur. — Elle t’a protégée, Sonia. Elle savait que quelqu’un voulait te briser. Que la vérité sur Maëlle te détruirait aussi.Je murmurai :
— C’est toi, n’est-ce pas ? C’est toi qui as fait disparaître Maëlle.Claudia ne répondit pas tout de suite.
Elle lança le dé une dernière fois. Le chiffre zéro. — Oui, dit-elle. Mais le lac m’a déjà punie. Chaque jour depuis.⸻
Dehors, le tonnerre éclata.
Le lac se mit à battre contre la jetée comme un cœur en colère. Ivy saisit le dé et le jeta dans l’eau. — Assez de tes symboles ! cria-t-elle.Claudia ferma les yeux.
— Tu crois que ça l’arrête ? Rien ne s’arrête au lac. Elle se tourna vers moi. — Laila voulait que tu continues. Que tu comprennes pourquoi le Cercle existe encore.— Et pourquoi existe-t-il ?
— Parce qu’il faut toujours quelqu’un pour veiller sur les mensonges.Elle me prit la main, la posa sur le ruban humide.
— Tu peux partir, Sonia. Ou rester. Si tu restes, tu deviens gardienne. Si tu pars, tu deviens souvenir.Ivy pleurait, muette.
Je regardai le lac ; dans ses remous, j’eus l’impression d’apercevoir un éclat doré — la barrette d’onyx de Laila.⸻
Je fis un pas vers l’eau.
La pluie recommença à tomber, douce, insistante. Chaque goutte effaçait un peu plus le reflet de mon visage. — Que choisir, Sonia ? souffla Claudia derrière moi. — Ni l’un ni l’autre, répondis-je. Je choisis de savoir.Et je plongeai mes mains dans le lac.
L’eau était glacée, mais elle me reconnut. Sous la surface, quelque chose bougea. Un mouvement lent, circulaire, comme un battement de cœur inversé.Quand je retirai mes mains, une chose resta dans ma paume :
le dé noir. La gravure avait disparu.Il n’y avait plus de chiffres.
Plus de règles. Seulement le silence du lac.La brume se leva lentement, comme une révérence retenue, et la vallée entière sembla écouter. Ce matin-là, la mer tenait sa respiration ; les oiseaux, timides, revenaient sur la falaise. Les lampes du temple jetaient des lueurs timides sur la pierre humide. On aurait dit que le monde s’était mis en attente pour voir comment s’achèverait cette histoire tissée de sel, de brûlures et de chansons.Noor marcha la première, pieds nus, le manteau lâche autour des épaules. Elle portait la plume blanche, maintenant un peu grise aux bords, et la spirale d’argent sur la paume — marques des vies qu’elle avait tenues, des serments qu’elle avait dits et défaits. Ses sœurs la suivaient : Aïna au pas mesuré, Isma le regard tout à la fois dur et tendre, Zahara aux lèvres closes, Leila qui pleurait parfois sans bruit, Myrrha qui avait appris la modestie du pouvoir. Amina, depuis longtemps, n’était plus seulement une femme ; elle était devenue légende et présence — et pourtant, si fragile. Céleste n’éta
Le vent d’hiver portait encore les échos des anciennes batailles, mais dans le cœur des femmes du cercle, une flamme nouvelle s’élevait — silencieuse, souveraine, invincible. Noor, drapée d’une robe couleur de lune, marchait au centre du temple reconstruit, là où jadis la douleur avait régné. Autour d’elle, les visages familiers de ses sœurs — Aïna, Lysandra, Éméraude — brillaient d’une force tranquille. Elles n’étaient plus des survivantes : elles étaient des reines d’une ère nouvelle.— Le temps de l’ombre est terminé, murmura Noor, sa voix douce mais ancrée d’un pouvoir ancien. Ce que le feu a détruit, notre lumière le refera naître.Aïna s’avança, un sourire à la fois tendre et blessé. — Mais que faire des cicatrices ? Les nôtres… et celles du monde ?Noor la regarda avec compassion. — Les cicatrices sont les signatures du destin. Nous n’avons pas à les cacher. Elles prouvent que nous avons vécu, aimé, et survécu à ce que d’autres n’auraient pas osé affronter.Un silence sacré sui
La terre avait retenu son souffle depuis des lunes. Partout, des rumeurs de lumière et d’ombre couraient comme des oiseaux blessés : des femmes qui s’éveillaient à l’aube avec la marque d’un feu sur la paume, des rêves où des villes entières se transformaient en braseros de mémoire, des prières anciennes qui revenaient au goût du sel. Les Filles du Feu n’étaient plus une légende — elles étaient une armée de cœurs qui battait à l’unisson, une constellation en marche.Amina avait envoyé des messagères partout — des caravanes de femmes portant la braise sacrée, des chants et des pictogrammes, des feux allumés sur des collines oubliées. Les flammes naissaient comme des étoiles neuves, et la nuit, les chemins brillants formaient des constellations que même les marins consultaient. Mais la lumière attire le regard des prédateurs. Là où l’on rallume, les ombres apprennent à guetter.On les retrouva d’abord dans les ports : des pêcheurs virent des silhouettes noires glisser au bord des quais,
La falaise n’était plus qu’un champ de cendres et de lumière. Là où Amina s’était consumée dans le feu noir, il ne restait qu’un cercle parfait, gravé dans la pierre, respirant comme une plaie vivante. Le vent portait encore son nom — Amina… Amina… — comme une prière que la terre refusait d’oublier.Zahara s’agenouilla à l’endroit exact où son amie avait disparu. Ses mains tremblaient, couvertes de suie.— Elle ne pouvait pas mourir, murmura-t-elle. Pas comme ça.Leila posa une main sur son épaule.— Peut-être qu’elle n’est pas morte, Zahara. Peut-être qu’elle est devenue quelque chose d’autre.Le vent s’intensifia. Une pluie fine, argentée, commença à tomber, lavant les visages en pleurs du cercle. Chacune des femmes sentit un frisson étrange courir sur leur peau — comme si une présence invisible les effleurait. Leila leva les yeux.— Regardez !Dans le ciel, une lumière rouge et or se forma, descendant lentement vers elles. C’était un feu, mais un feu doux, vivant, dansant avec grâc
La pluie tombait sur les ruines du vieux monastère, une pluie épaisse, presque rouge, mêlée à la poussière et à la cendre. Le vent faisait gémir les pierres, comme si les esprits de celles qui avaient péri dans les guerres spirituelles revenaient pleurer leur liberté volée.Amina se tenait au centre du cercle, la tête levée, les bras ouverts, sa robe blanche collée à sa peau trempée. Autour d’elle, les nouvelles femmes du cercle se tenaient en silence, chacune portant une flamme dans une lanterne de cristal. Ces flammes représentaient les âmes de leurs mères, de leurs sœurs, de toutes celles que la douleur avait brisées avant elles.Zahara s’approcha lentement, tenant entre ses mains un vieux grimoire couvert de symboles d’or et de sang séché.— Tu es sûre de vouloir le faire ? demanda-t-elle d’une voix grave.Amina hocha la tête.— Je n’ai plus peur. Le feu ne me consume plus. Il m’éclaire.Depuis la mort de Leandro, le silence s’était installé dans le cercle comme une malédiction. L
La route vers l’est était longue, froide et silencieuse. Pendant des jours, elles marchèrent sans dire un mot, le souffle mêlé au vent, leurs ombres étirées par la lueur d’un soleil timide. Les montagnes s’élevaient devant elles comme une muraille faite de souvenirs, trop hautes, trop vieilles pour appartenir encore aux vivants.Naomi ouvrait la marche, guidée par une intuition qui ne la quittait plus depuis la nuit du fragment. Derrière elle, Céleste portait une amulette faite des éclats rouges, rassemblés dans un pendentif scellé de prières. Amara, silencieuse, murmurait sans cesse des paroles de protection, tandis que Léa observait les nuages, lisant dans leurs formes des présages qu’elle seule comprenait.Le froid mordait leurs doigts, mais aucune ne se plaignait. Elles savaient qu’à chaque pas, elles se rapprochaient non pas d’un sanctuaire, mais d’une vérité trop lourde pour le monde.Le troisième jour, alors que la lune se levait, elles virent une lumière au loin. Faible, oscil







