L’escalier était étroit, mal éclairé, sentait la poussière et la peinture écaillée. Chaque marche me tirait un soupir silencieux. Mon souffle était rauque, sifflant dans ma gorge abîmée. À chaque étage, mon cœur cognait un peu plus fort, comme s’il voulait me rappeler que j’étais encore vivante. Je n’en étais pas si sûre.
Arrivée à l’angle du cinquième, je m’arrêtai quelques secondes, le temps de reprendre mon souffle.
C’est là que je les vis.
Un couple, adossé contre le mur. La femme riait doucement, ses bras autour de son compagnon. Lui, penché vers elle, l’embrassait comme s’il n’y avait rien d’autre que ce moment. Un baiser tendre, intime, presque hors du temps.
Je voulais détourner les yeux, mais c’est lui qui me vit d’abord. Son regard croisa le mien.
Mes doigts se crispèrent sur le manche du seau. Mes jambes faillirent céder sous moi.
Je voulais fuir. Je voulais redescendre ces escaliers, disparaître dans le sous-sol, sous les taches de vin et les relents de bière éventée, là où personne ne pose jamais les yeux. Mais mes jambes ne bougeaient pas.
Il s’était déjà approché, lentement, calmement.
— Attends, souffla-t-il, sa voix grave résonnant dans l’espace exigu.
Je n’osai pas lever la tête. Mon cœur battait trop vite. J’avais déjà vu des hommes comme lui. Trop sûrs d’eux. Trop bien habillés. Trop propres pour mon monde.
Ses chaussures brillantes se plantèrent à quelques centimètres de mes baskets déformées.
— Tu fuis souvent comme ça, mademoiselle l’agent d’entretien ?
Je relevai doucement le regard, priant pour qu’il n’ait pas vu la panique dans mes yeux.
— Je… je suis désolée. Je ne voulais pas… déranger. On m’a appelée pour nettoyer la 602, c’est tout. Je ne savais pas…
Je m’interrompis, la gorge serrée. Ma voix rauque trahissait trop de choses.
Il m’observa longuement. Son regard n’était pas moqueur. Juste… intrigué. Comme s’il essayait de me lire.
— La 602, répéta-t-il. Tu travailles ici ?
Je hochai la tête. Je n’osais pas dire plus. La moindre parole semblait déplacée dans cet endroit, dans cet escalier, dans cette vie.
— Tu es jeune pour ce genre de boulot, dit-il enfin. Et pourtant, tu as déjà le regard de ceux qui ont tout vu.
Je ne répondis pas. Il avait raison. J’étais jeune. Mais je n’avais plus rien d’innocent.
Il se tourna alors vers la femme qui l’attendait, la mâchoire serrée. Elle n’avait pas dit un mot depuis le début, mais son regard en disait long : elle n’aimait pas que l’attention de l’homme se porte ailleurs.
Il sortit un chéquier, griffonna quelque chose, et tendit le papier sans ménagement à la femme.
— Tiens. Prends ça. Je te rappellerai plus tard.
La femme pinça les lèvres, saisit le chèque, et partit sans un mot, ses talons claquant contre les marches comme une déclaration de guerre.
Je restai figée.
Il se tourna vers moi, les mains dans les poches.
— Viens. Je vais t’y conduire.
— Ce n’est pas nécessaire… Je peux trouver seule, murmurai-je, déjà gênée d’avoir causé tout ça.
— Tu as l’air sur le point de t’effondrer. Et puis, je suis curieux maintenant.
Je n’avais pas le choix. Ces gens-là… Ils avaient de l’argent, du pouvoir. Ils étaient les clients, et moi… moi, j’étais une ombre parmi les ombres. Contrarier un homme comme lui aurait pu me coûter ce job. Mon seul toit. Mon seul repas.
Alors j’ai hoché la tête.
Je le suivais en silence, mes pas lourds résonnant contre les marches en bois ciré. L’ascenseur était hors service, évidemment. Tout comme ma dignité.
C’est là que je le vis vraiment.
Son costume… probablement taillé sur mesure. Un tissu italien, peut-être. Les coutures discrètes, les épaules parfaitement ajustées. Et cette montre à son poignet… brillante, sculptée, terriblement élégante. Elle valait probablement plus que ce que je gagnerais en dix ans de travail ici. Plus, peut-être, que toute ma vie.
Mon estomac se serra. Il appartenait à un autre monde. Celui où l’on boit du vin millésimé dans des verres fins comme du cristal. Celui où l’on ne lave jamais les toilettes soi-même, et où les problèmes se règlent avec un avocat, pas avec les poings ou les larmes.
Qu’est-ce qu’un homme comme lui faisait avec une femme comme moi dans un escalier poussiéreux ? Pourquoi m’accompagnait-il ? Pourquoi me regardait-il comme si j’existais ?
Je détournai les yeux.
Il ralentit à peine. Puis, soudain, se retourna. J’eus un mouvement de recul, surprise, et mon pied glissa sur une marche mal fixée.
Je perdis l’équilibre.
La panique m’envahit — le sol semblait s’ouvrir sous moi. Une fraction de seconde, je crus que j’allais tomber. Mais une main m’attrapa. Ferme. Précise.
Son bras entoura ma taille, m’empêcha de basculer. Son corps était plus proche que je ne l’aurais voulu. Je sentis la chaleur de sa paume contre mon flanc, même à travers le tissu rêche de ma tenue d’entretien.
Je restai figée, le cœur battant à tout rompre.
— Tu devrais faire attention, murmura-t-il, sa voix étrangement douce à mon oreille. Les escaliers sont traitres, surtout quand on regarde trop le sol.
Je n’arrivais pas à parler. Il me tenait encore, et j’avais l’impression d’être figée dans une image irréelle.
Je reculai brusquement, remettant de la distance entre lui et moi.
— Je vais bien, dis-je trop vite. Merci.
Il me fixa un instant. Peut-être que dans mes yeux, il avait vu la peur ou mon passé, mais il ne dit rien. Il reprit simplement sa marche vers le sixième étage. Je me remis à le suivre, plus troublée qu’avant.
Je caressais distraitement la couverture de mon passeport que Jason venait de déposer dans mes mains.— Voilà, murmura Jason avec un sourire rassurant. À partir d’aujourd’hui, tu es libre de voyager où tu veux. Tu n’as besoin que de ton PC et du scanner. Le reste, on achètera en Italie. Moins on a de valises, moins Dante pourra flairer notre départ.J’hochai la tête, incapable de lui dire que, dans mon ventre, un nœud de doute me rongeait. J’avais l’impression de voler une vie qui ne m’appartenait pas.— Tu es sûr de vouloir tout quitter pour moi ? soufflai-je.Ses mains se posèrent sur les miennes, fermes, décidées.— Je ne quitte rien, Lila. Je vais avec toi. C’est ma décision.J’aurais voulu croire à la légèreté de sa voix, mais ses yeux brûlaient d’un mélange de passion et de fierté qui me mit mal à l’aise. Pourtant, je n’osai pas insister. Alors je me contentai d’un faible sourire.Nous roulions sur la route qui menait à l’aéroport. Le paysage défilait : des pins hauts, la montag
Le soir était tombé depuis longtemps, et les flammes du feu de cheminée crépitaient doucement, projetant sur les murs des ombres dansantes. Nous étions assis côte à côte sur le tapis, une tasse de thé chaud entre les mains. Jason parlait de tout et de rien : des souvenirs de son enfance, des nuits passées à courir dans les bois avec ses cousins. Je riais parfois, je l’écoutais surtout, reconnaissante de cette légèreté après tant de journées lourdes.Puis, sans vraiment réfléchir, j’ai laissé ma question franchir mes lèvres.— Jason… tu crois qu’on quittera le pays quand ?Son regard s’assombrit un peu, comme si je venais de briser la bulle paisible dans laquelle nous étions plongés.— Bientôt, dit-il après un silence. Ça ne devrait pas tarder.Je mordillai ma lèvre, mon esprit embrouillé. L’idée d’un nouveau départ m’avait d’abord semblé être une promesse de renaissance. Mais plus les jours passaient, plus je me sentais coupable de ce qu’il abandonnait derrière lui.— Et si… ce n’étai
Je n’avais jamais attendu un colis avec autant d’impatience. Le livreur avait à peine eu le temps de sonner que je bondissais déjà vers la porte, le cœur battant comme une enfant un matin de Noël. Le carton était plus lourd que ce que j’imaginais. Jason, amusé, m’avait rejoint pour m’aider à le déposer sur la table du salon.— Alors, tu comptes l’ouvrir ou tu veux que je devine ce qu’il y a dedans ? avait-il plaisanté, les bras croisés, son éternel sourire taquin accroché au visage.J’avais pris un couteau et découpé soigneusement le scotch. Mes doigts tremblaient un peu d’excitation. Le carton s’ouvrit et, sous les protections en mousse, apparut l’ordinateur portable que nous avions commandé la veille. Un modèle fin, élégant, noir, qui me semblait appartenir à un autre monde que le mien. Je caressai le clavier du bout des doigts, encore incrédule.Mais ce n’était pas tout. En soulevant le reste des emballages, je découvris un petit objet rectangulaire soigneusement emballé. Intriguée
Après avoir rangé la cuisine, Jason alluma un feu dans la cheminée. Les flammes commencèrent à danser, projetant une lueur dorée sur les murs du chalet. Nous nous installâmes côte à côte, chacun avec une tasse de tisane fumante. Le silence était doux, presque nécessaire, après l’intensité de ces derniers jours. Je fixais les flammes, hypnotisée par leur mouvement, et j’avais presque l’impression que les craquements du bois racontaient une histoire rien que pour moi.Jason rompit le silence d’une voix grave mais douce.— Lila… qu’est-ce que tu veux faire, maintenant ? Je veux dire… de ta vie. Tu as l’occasion de tout recommencer. Qu’est-ce qui t’appelle ?Je serrai ma tasse entre mes mains, hésitant. Parler de mes rêves me donnait toujours l’impression d’être une enfant naïve. Mais il méritait la vérité.— J’aimerais… écrire.Il tourna brusquement la tête vers moi, surpris.— Écrire ? Tu veux devenir journaliste ?Je secouai la tête.— Non… auteure. Indépendante. Raconter des histoires
Quand je refermai la porte du chalet derrière moi, j’avais encore le goût amer de ma confrontation avec Dante. Mes mains tremblaient, mon cœur battait trop vite, mais j’essayais de reprendre contenance. Jason se tenait là, dans le salon, adossé au canapé. Son regard accrocha le mien et je su immédiatement qu’il avait deviné.— Tu es allée le voir, lâcha-t-il d’une voix tendue.Je clignai des yeux, surprise par la dureté de son ton.— Comment tu sais… ?Il s’avança, le visage crispé, presque fermé.— Je le sais, c’est tout. Tu étais avec lui, pas vrai ?Je sentis la colère encore brûlante en moi s’agiter de nouveau, mais cette fois c’était dirigé contre lui.— Oui. J’ai vu Dante. Et alors ?Jason serra les poings, son souffle s’accéléra.— Lila, tu te rends compte de ce que ça veut dire ? Ce type t’a détruite ! Il revient, il joue les martyrs, et toi… toi tu cours encore lui parler ?!Ses mots claquèrent comme des gifles. J’eus l’impression d’avoir devant moi un Jason que je ne connais
Le lendemain matin, je m’étais réveillée avec une étrange lourdeur dans la poitrine. La nuit avait été courte, agitée par des rêves flous, comme si quelqu’un s’était tenu près de moi, veillant sur mon sommeil. J’avais mis ça sur le compte de mon imagination trop fertile, mais un malaise persistant refusait de me quitter.En descendant les escaliers du chalet, je trouvai Jason déjà assis dans le salon, une tasse de café fumante entre les mains. Il me sourit, mais son regard avait cette gravité inhabituelle, comme s’il portait un fardeau qu’il se préparait à déposer devant moi.— Bonjour, dit-il doucement. Bien dormi ?J’hochai la tête.— Oui… à peu près. Et toi ?Il haussa les épaules et m’invita à m’asseoir.— Je dois te raconter quelque chose, Lila.Son ton solennel me mit aussitôt en alerte. J’eus l’impression que mon estomac se serrait avant même d’entendre la suite.— Cette nuit, reprit-il, Dante m’a contacté. Il a exigé qu’on se voie… et je n’ai pas vraiment eu le choix.Mon souf