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Liaisons secrètes

last update Last Updated: 2025-05-29 15:13:10

Je m’étais dit que ça irait. Que travailler ici, c’était déjà une chance.

Mais je n’avais pas imaginé… ça.

« Lila ! Les toilettes hommes sont dans un état lamentable. »

La voix de Mathieu, le gérant du bar, claqua comme un fouet.

Mathieu, c’était son nom. Le patron. Toujours tiré à quatre épingles, toujours pressé, toujours sceptique. Dès le premier jour, il m’avait jaugée comme on jauge un meuble d’occasion trop abîmé pour qu’on en attende grand-chose. Je lisais dans ses yeux ce doute constant, cette attente de me voir craquer.

— J’y vais, répondis-je simplement, sans le regarder.

Il me lança un regard bref, presque agacé par mon absence de réaction. Puis il tourna les talons.

Je pris le seau, les gants, la serpillière. Direction les toilettes. L’odeur me frappa avant même d’ouvrir la porte : un mélange de pisse, d’alcool, et de bile acide. Un client avait visiblement trop bu, et s’était vidé sur le sol. Il y avait du vomi jusque sur le rebord du lavabo.

J’inspirai. À travers ma gorge abîmée, ça brûla.

Je me mis à genoux.

« Ça te va bien, hein, à genoux », avait dit un surveillant en prison, un jour où j’avais nettoyé le sol de ma cellule couverte d’urine. Je chassai le souvenir d’un clignement de paupières, mais il s’imprima derrière mes yeux comme une tache tenace.

— T’as encore tout laissé à Lila ? lança la voix nasillarde de Marjorie, une des serveuses, depuis le couloir.

— Bah, elle ne dit jamais rien, répondit un autre. Elle aime ça, sûrement.

Des rires. Des pas qui s’éloignent. Rien d’inhabituel.

Je ne réagis pas. Je frottai. Encore et encore. J’avais arrêté de mesurer ce que j’endurais. Mon corps agissait seul, comme une machine bien rodée, sans plus vraiment m’impliquer.

Je nettoyai jusqu’à ce que le carrelage soit impeccable. Jusqu’à ce que mon dos me brûle, jusqu’à ce que mes genoux protestent. Puis, lentement, je me redressai et m’assis dans une cabine. Les jambes repliées contre moi, le dos contre la cloison froide.

Je posai ma tête contre mes bras.

Je n’avais pas le droit de pleurer. Pas ici. Pas maintenant. Ce n’était qu’un peu de vomi. Ce n’était rien.

Mais dans ma gorge nouée, un cri sourd s’étouffait parce que je savais. Ce n’était pas le vomi. Ce n’était pas l’odeur. Ce n’était pas la fatigue. C’était cette sensation : celle d’être revenue exactement là où j’étais trois ans plus tôt. Une ratée. Un déchet qu’on écrase sans y penser. Personne ne me voyait. Personne ne me parlait autrement qu’en ordres ou en remarques. Et moi, je faisais ce qu’on attendait.

Je ne luttais même plus.

Je me souvenais de ma cellule, du béton froid, des rires des autres détenues qui jouaient à me casser. Je me souvenais de la saleté, des menaces, des coups. Des nuits sans sommeil à regarder les ombres, de peur qu’elles prennent forme.

Je pensais que c’était fini.

Je me dis que peut-être… peut-être que c’était ça, ma vie. Être sale, être invisible, être utilisée. Peut-être que c’était tout ce que je méritais.

Une larme roula sur ma joue, silencieuse, chaude, inutile.

— Lila ?

Je sursautai.

Mathieu. Il était là, la tête légèrement penchée par l’ouverture de la porte. Il fronçait les sourcils.

— Qu’est-ce que tu fais assise ici ?

Je me redressai d’un coup, honteuse, essuyant la larme d’un geste sec.

— Rien. Je... je terminais.

Il me dévisagea. Pas avec pitié. Pas vraiment avec colère non plus. Juste une sorte d’incompréhension distante. Comme s’il me regardait pour la première fois.

— Tu vas tenir combien de temps à ce rythme, à ton avis ?

Je haussai les épaules.

— Aussi longtemps qu’il le faudra.

Il resta silencieux un instant. Puis il referma la porte.

Je restai encore un peu, dans le silence. La tête contre la cloison. L’odeur encore accrochée à mes vêtements.

— Lila ! cria une voix depuis l’escalier. T’as fini ta sieste ou tu veux un oreiller ?

Des rires étouffés éclatèrent.

— Y’a une suite au sixième à nettoyer. Quelqu’un a renversé du vin rouge partout, et la salle de bains est dans un état… charmant. Et puisque t’as l’air de kiffer le ménage, autant en profiter. Et monte à pied, l’ascenseur est en panne. Ça te fera un peu d’exercice.

Je ne répondis pas. Je pris mon seau, mon balai, les produits. Le tout était aussi lourd que les humiliations. Mon dos criait déjà avant même le premier pas.

Je montai.

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