Je m’étais dit que ça irait. Que travailler ici, c’était déjà une chance.
Mais je n’avais pas imaginé… ça.
« Lila ! Les toilettes hommes sont dans un état lamentable. »
La voix de Mathieu, le gérant du bar, claqua comme un fouet.Mathieu, c’était son nom. Le patron. Toujours tiré à quatre épingles, toujours pressé, toujours sceptique. Dès le premier jour, il m’avait jaugée comme on jauge un meuble d’occasion trop abîmé pour qu’on en attende grand-chose. Je lisais dans ses yeux ce doute constant, cette attente de me voir craquer.
— J’y vais, répondis-je simplement, sans le regarder.
Il me lança un regard bref, presque agacé par mon absence de réaction. Puis il tourna les talons.
Je pris le seau, les gants, la serpillière. Direction les toilettes. L’odeur me frappa avant même d’ouvrir la porte : un mélange de pisse, d’alcool, et de bile acide. Un client avait visiblement trop bu, et s’était vidé sur le sol. Il y avait du vomi jusque sur le rebord du lavabo.
J’inspirai. À travers ma gorge abîmée, ça brûla.
Je me mis à genoux.
« Ça te va bien, hein, à genoux », avait dit un surveillant en prison, un jour où j’avais nettoyé le sol de ma cellule couverte d’urine. Je chassai le souvenir d’un clignement de paupières, mais il s’imprima derrière mes yeux comme une tache tenace.
— T’as encore tout laissé à Lila ? lança la voix nasillarde de Marjorie, une des serveuses, depuis le couloir.
— Bah, elle ne dit jamais rien, répondit un autre. Elle aime ça, sûrement.
Des rires. Des pas qui s’éloignent. Rien d’inhabituel.
Je ne réagis pas. Je frottai. Encore et encore. J’avais arrêté de mesurer ce que j’endurais. Mon corps agissait seul, comme une machine bien rodée, sans plus vraiment m’impliquer.
Je nettoyai jusqu’à ce que le carrelage soit impeccable. Jusqu’à ce que mon dos me brûle, jusqu’à ce que mes genoux protestent. Puis, lentement, je me redressai et m’assis dans une cabine. Les jambes repliées contre moi, le dos contre la cloison froide.
Je posai ma tête contre mes bras.
Je n’avais pas le droit de pleurer. Pas ici. Pas maintenant. Ce n’était qu’un peu de vomi. Ce n’était rien.
Mais dans ma gorge nouée, un cri sourd s’étouffait parce que je savais. Ce n’était pas le vomi. Ce n’était pas l’odeur. Ce n’était pas la fatigue. C’était cette sensation : celle d’être revenue exactement là où j’étais trois ans plus tôt. Une ratée. Un déchet qu’on écrase sans y penser. Personne ne me voyait. Personne ne me parlait autrement qu’en ordres ou en remarques. Et moi, je faisais ce qu’on attendait.
Je ne luttais même plus.
Je me souvenais de ma cellule, du béton froid, des rires des autres détenues qui jouaient à me casser. Je me souvenais de la saleté, des menaces, des coups. Des nuits sans sommeil à regarder les ombres, de peur qu’elles prennent forme.
Je pensais que c’était fini.
Je me dis que peut-être… peut-être que c’était ça, ma vie. Être sale, être invisible, être utilisée. Peut-être que c’était tout ce que je méritais.
Une larme roula sur ma joue, silencieuse, chaude, inutile.
— Lila ?
Je sursautai.
Mathieu. Il était là, la tête légèrement penchée par l’ouverture de la porte. Il fronçait les sourcils.
— Qu’est-ce que tu fais assise ici ?
Je me redressai d’un coup, honteuse, essuyant la larme d’un geste sec.
— Rien. Je... je terminais.
Il me dévisagea. Pas avec pitié. Pas vraiment avec colère non plus. Juste une sorte d’incompréhension distante. Comme s’il me regardait pour la première fois.
— Tu vas tenir combien de temps à ce rythme, à ton avis ?
Je haussai les épaules.
— Aussi longtemps qu’il le faudra.
Il resta silencieux un instant. Puis il referma la porte.
Je restai encore un peu, dans le silence. La tête contre la cloison. L’odeur encore accrochée à mes vêtements.
— Lila ! cria une voix depuis l’escalier. T’as fini ta sieste ou tu veux un oreiller ?
Des rires étouffés éclatèrent.
— Y’a une suite au sixième à nettoyer. Quelqu’un a renversé du vin rouge partout, et la salle de bains est dans un état… charmant. Et puisque t’as l’air de kiffer le ménage, autant en profiter. Et monte à pied, l’ascenseur est en panne. Ça te fera un peu d’exercice.
Je ne répondis pas. Je pris mon seau, mon balai, les produits. Le tout était aussi lourd que les humiliations. Mon dos criait déjà avant même le premier pas.
Je montai.
Comme une marionnette sans fil, je suivis Dante jusqu’à la voiture après notre journée au bureau.Tout le long du trajet, le silence était pesant. Il conduisait comme il était : droit, rigide, précis. La mâchoire contractée, les doigts serrés sur le volant.Le téléphone de Dante vibra dans la console centrale. Rafael Hopkins était affiché à l’écran. Il le prit sans quitter la route des yeux. Le haut parleur de la voiture était activé.— Ouii ? fit-il sèchement.— T’es vivant, mec ? T’as disparu, grogna une voix grave, familière de ce genre d’homme enfantin qui ne pense qu’à faire des blagues.— On boit un verre ce soir. Bar Montclair. On est déjà là avec Luka et Vincent. Tu ramènes ta sale tête ?Je ne bougeai pas, mais mon estomac se serra. Je n’avais aucune envie de suivre Dante dans un bar.— J’ai quelqu’un avec moi, répondit Dante d’un ton neutre.Un silence amusé.— Et alors ? Ramène-toi.Je déglutis. Dante ne répondit pas. Il se contenta d’un :— J’arrive.Puis il raccrocha san
Quand je franchis les portes vitrées de la Whithemore Corporation, un silence pesant sembla s’abattre sur le hall Tous les yeux se sont braqués sur moi. Des employés mirent fin à leurs discussions, d’autres interrompirent leur travail, certains me dévisageaient de la tête au pied. J’étais mal à l’aise.Dante avançait devant moi d’un pas déterminé, droit. Moi, je me sentais minuscule derrière lui.— Qui est elle ? — Tu crois que c’est sa nouvelle copine ? — Non, impossible. Il n’a jamais ramené personne ici. — Que penserait Mademoiselle Elena ?Mon cœur s’accéléra. Je sentis mes joues s’enflammer. J’avais envie de courir, de faire demi-tour mais mes jambes continuaient d’avancer mécaniquement. L’ascenseur s’ouvrit. Nous entrâmes. Dante appuya sur le bouton du dernier étage. Les portes se refermèrent sur les murmures.Le silence dans la cabine était lourd. Je ne comprenais pas pourquoi il avait le besoin de m’emmener ici.Le couloir du dernier étage était silencieux, luxueux, baigné
— Lila, tu viens avec moi. Maintenant, gronda Dante, la mâchoire serrée, les veines saillantes sur ses tempes.Je n’arrivais plus à respirer. Jason s’était instinctivement interposé entre nous, son corps frêle mais droit, planté là comme une barrière de calme face à la fureur.— Elle n’est pas un objet, Dante, dit-il d’un ton posé. Tu ne peux pas juste débarquer comme ça et décider à sa place.Sa voix était douce mais ferme.Dante rit sans joie. Un rire froid qui me glaça le sang.— Tu crois que tu la protèges, toi ? Que tu es qui, exactement ? Son chevalier blanc ? Tu n’as aucune idée de ce que tu es en train de faire.Jason se tourna vers moi, ignorant la menace qui grondait dans l’air.— Lila, regarde-moi. Tu veux repartir avec lui ? Ou tu veux rester ici, avec moi ? C’est à toi de décider.Je restai figée.Le vent soulevait doucement mes cheveux. Jason était rassurant avec son regard plein de patience, de respect et de douceur. Et lui, de l’autre côté, était prêt à exploser. Son r
Point de vue de LilaJe m’étais baissée, le chiffon humide en main, pour ramasser les éclats de verre brisé sur le sol. L’eau s’était infiltrée jusque sous la table.Un bruit résonna depuis l’étage : un chuintement familier puis l’eau de la douche.Je me redressai lentement, la main encore humide, le chiffon trempé. Mes yeux se posèrent machinalement vers l’escalier. Il ne redescendait pas.Le cœur serré, je me surpris à me demander ce qu’ils faisaient. Ce qu’elle faisait. Ce qu’il… faisait.Mon imagination, traitresse, se mit en marche. La peau nue d’Elena glissant contre la sienne. Les lèvres de Dante sur une autre bouche.Il n’y avait pas de cris à l’étage. Pas de voix. Juste cette eau qui coulait, encore et encore. Mais c’était suffisant pour comprendre ce qui se passait.Je terminai de rassembler les morceaux de verre dans un torchon, le cœur déchiré et les pensées en vrac pendant qu’eux, ils prenaient leur douche ensemble.Je refermai le robinet, les mains ruisselantes d’eau sav
La table était dressée avec une précision chirurgicale : nappe blanche repassée à la perfection, couverts en argent alignés avec discipline, assiettes en porcelaine. L’odeur délicate des plats haut de gamme livrés à la hâte par la secrétaire de Dante flottait dans l’air.Je m’étais assise en silence, à la place qu’Elena m’avait désignée. A ma droite, Dante, les traits fermés. En face, Elena.— Dante, passe-moi le sel, veux-tu ? demanda-t-elle d’un ton sucré.Dante, sans un mot, lui tendit le petit pot d’argent. Mais elle saisit sa main au passage, la caressa comme par inadvertance, effleura ses doigts avec lenteur. Son regard s’accrocha au sien, et elle murmura presque sensuellement :— Merci, Dante.Je me raidis.Elena pousse une petite grimace en reposant sa fourchette avec un soupir.— Hmm… Ce plat… je ne sais pas, c’est un peu trop épicé, non ? souffla-t-elle en plissant le nez. Peut-être que c’est moi… Mon palais est si sensible ces derniers temps.Elle se tourna vers Dante avec
Lila a eu le culot de me demander un salaire. Je n’en reviens toujours pas. Peut-être qu’elle plaisantait ? Peut-être que c’était une provocation à sa façon… une petite pique comme elle savait en faire avant. Mais non. Elle était sérieuse.Le souvenir d’Elena m’est revenu comme un coup de poing dans le ventre.« Elle te manipule, Dante. Tu penses qu’elle t’aime, mais elle calcule. Elle veut ton nom, ta richesse, ton statut. Rien d’autre. »J’ai tourné la tête vers Elena, assise avec cette posture délicate, cette fragilité qui appelait à la protection. Son regard croisait le mien avec une tendresse retenue. Elle n’a rien dit. Elle n’en avait pas besoin. Elle attendait que je tire moi-même mes conclusions.Alors, je me suis redressé, la mâchoire contractée.— Tu avais raison, Elena, ai-je murmuré, sans quitter Lila des yeux. Finalement, tu la connaissais mieux que moi.Lila a cligné des paupières. Une fraction de seconde, j’ai vu la douleur traverser son regard. Elle n’a pas parlé. Et