Après cette nuit-là, rien ne fut plus jamais pareil.
Je n’étais plus un simple enfant. J’étais devenu une proie.
Les jours passaient, mais le regard des trois femmes avait changé. Avant, elles m’ignoraient. Désormais, elles m’observaient. Partout où j’allais, je sentais leurs yeux sur moi. Pesants. Insistants. Comme si elles attendaient quelque chose. Comme si elles savaient que je savais.
Mon grand-père, lui, s’affaiblissait davantage. Il passait de longues heures à fixer le vide, perdu dans des pensées qu’il ne partageait plus. Il ne m’appelait plus comme avant. Il ne m’avertissait plus de rester loin. Peut-être savait-il que c’était inutile.
J’étais déjà pris au piège.
---Une nuit, alors que le vent hurlait contre les fenêtres, j’ai entendu des pas devant ma chambre.
Lents.
Réguliers.
J’ai retenu mon souffle, écoutant.
Quelqu’un s’arrêtait juste devant ma porte.
Puis un grattement. Léger. Presque imperceptible.
Je me suis levé sans bruit et j’ai reculé contre le mur, le cœur battant à tout rompre.
Le grattement s’est arrêté.
Un silence.
Puis…
— Mon fils…
La voix du Corbeau. Douce. Trompeuse.
— Tu dors ?
J’ai serré les poings, refusant de répondre.
— Ouvre-moi. J’ai quelque chose pour toi.
Elle a attendu. Longtemps.
Puis, lentement, ses pas se sont éloignés.
J’ai respiré.
Mais au moment où je croyais qu’elle était partie…
— Ne me fuis pas.
Un murmure. Un avertissement.
Un frisson glacé a couru sur ma peau.
Ce n’était que le début.
---Les jours suivants, j’ai commencé à voir des choses.
Des ombres qui bougeaient sans source.
Des murmures dans le vent alors que personne ne parlait.
Des objets qui disparaissaient et réapparaissaient ailleurs.
Le plus effrayant, c’était la sensation d’être suivi.
Même en plein jour, même dans la foule, je sentais une présence.
Une nuit, incapable de dormir, j’ai surpris le Hibou assise dans la cour, fixant la lune.
Elle souriait.
Se parlait à elle-même.
Puis, lentement, elle a tourné la tête vers moi.
Nos regards se sont croisés.
Elle a murmuré un mot.
Un mot que je n’ai pas compris.
Mais à cet instant, un froid inexplicable m’a enveloppé.
Comme si quelque chose venait de se refermer sur moi.
Comme si un sort venait d’être jeté.
---Je ne savais pas encore ce qui m’attendait.
Mais une chose était certaine.
J’étais devenu l’enfant maudit de la maison.
Les jours passaient, mais le poids sur mes épaules grandissait. Chaque matin, je me réveillais avec cette étrange sensation d’oppression, comme si une main invisible s’accrochait à ma poitrine pour m’empêcher de respirer.
Les regards des trois femmes devenaient plus insistants. Elles ne se cachaient plus. Elles me testaient. Je le sentais. Comme si elles attendaient que je fasse un faux pas, que je me laisse happer par quelque chose d’invisible à mes yeux d’enfant.
Mon grand-père, lui, continuait de s’affaiblir. Il parlait de moins en moins, mais ses yeux me cherchaient toujours.
Un jour, alors que j’étais assis à côté de lui, il m’a attrapé le bras. Ses doigts étaient froids, maigres, osseux.
— Écoute-moi bien, mon fils.
Sa voix était un souffle, une prière.
— Ne prends jamais rien de leurs mains. Rien, tu entends ? Même si c’est du pain, même si c’est de l’eau.
J’ai hoché la tête, mais il a serré plus fort.
— Jure-le-moi.
— Je le jure.
Il m’a relâché. Son regard s’est perdu au loin.
— Elles veulent t’avoir.
Un frisson m’a parcouru.
---
Ce soir-là, un orage a éclaté.
La pluie frappait les toits, le vent gémissait entre les murs de la maison.
J’étais dans ma chambre, les draps remontés jusqu’au menton, les yeux rivés au plafond.
Puis… un bruit.
Un grattement.
Encore.
Mais cette fois, ce n’était pas à la porte.
C’était à la fenêtre.
Mon cœur a bondi dans ma poitrine.
Je me suis redressé lentement.
Les éclairs illuminaient la nuit par intermittence.
Et là… entre deux éclairs…
Une silhouette.
Noire. Immobile.
Elle me regardait.
J’ai plaqué ma main sur ma bouche pour ne pas crier.
Puis un autre éclair.
Plus rien.
Juste la pluie.
Juste le vent.
J’ai couru me réfugier sous mes draps, tremblant de tout mon corps.
Mais le pire restait à venir.
Le lendemain matin, quand je suis sorti dans la cour, le Corbeau était là.
Elle souriait.
Elle tenait quelque chose dans la main.
— Tu as dû avoir peur, cette nuit.
J’ai figé.
— Tiens, prends ça.
Elle a tendu une petite amulette noire, sculptée dans une pierre que je ne reconnaissais pas.
— C’est pour te protéger.
Ma gorge s’est serrée.
Je me suis souvenu des paroles de mon grand-père.
Ne jamais rien prendre.
Rien.
J’ai reculé.
Le sourire du Corbeau s’est élargi.
— Tu refuses un cadeau ?
J’ai secoué la tête.
Le Hibou est apparue derrière elle, silencieuse comme une ombre.
— Il est méfiant, a-t-elle murmuré.
— Ça viendra, a répondu le Corbeau.
Puis elles se sont éloi
gnées, me laissant là, le cœur battant.
Elles avaient essayé.
Mais elles n’avaient pas encore gagné.
Pas encore.
DavidJe suis étendu sur le sol de la cale. Le bois est tiède sous mes paumes, mais mon corps grelotte. Le silence est lourd. Trop lourd. Pas un souffle. Pas un craquement. Même l’océan, derrière les parois du navire, semble s’être figé, comme s’il retenait son souffle, redoutant ce que nous avons réveillé.Je cligne des yeux.La lumière vacille, bleutée, étrange. Les torches brûlent encore. Mais elles n’ont plus rien d’humain. Elles crépitent doucement, comme si elles savaient qu’un sacrilège venait d’être commis. Ou réparé. Je ne sais plus. Le monde a changé. Peut-être juste pour moi. Peut-être pour tous.Je passe une main sur ma poitrine.Mon cœur bat. Lentement. Trop lentement
DavidIl y a ce silence. Celui d’après la tempête, quand tout s’écroule à l’intérieur et que le monde continue de tourner comme si rien n’avait changé.Mais moi, je ne bouge pas.Je ne peux pas.Velasquez est là. En face de moi.Et tout mon corps hurle de fuir.Chaque instinct me supplie de courir, de me jeter à l’eau, de me dissoudre dans l’obscurité du large. Mais je reste. Cloué. Pétrifié.Ses yeux.Ce ne sont pas des yeux humains. Ce sont des braises vivantes, des puits sans fond où grouillent les vestiges d’un monde oublié. Des lambeaux de mémoire ancienne. Des serments de sang. Des cris d’enfants et des promesses d’éternité.Il me regarde… non. Il me traverse. Comme si m
DavidL’odeur qui s’échappe de la trappe est suffocante. Un mélange de sel, de moisissure… et de quelque chose d’autre. Quelque chose d’ancien, de fétide. Comme si le bois avait absorbé des siècles de sang, de peur, de secrets.Une ombre ondule sous nos pieds, tremble avec les secousses du navire. Elle semble vivante.J’hésite.Briggs serre son sabre, ses jointures blanchies par la tension.Joren me jette un regard inquiet. Son front est couvert de sueur, malgré la fraîcheur de l’air.— On n’est pas obligés de descendre, capitaine, dit-il d’une voix trop basse pour être une véritable objection.Je le sais. Mais une force me tire en avant, irrésistible. Quelque chose en moi murmure que
DavidLe silence nous encercle, épais comme un suaire. L'épave repose devant nous, prisonnière des falaises, et pourtant, elle semble vivante. Une respiration invisible parcourt ses planches, un souffle venu d’ailleurs.Briggs serre son sabre, Joren scanne les alentours. Esteban, lui, reste impassible.— C'est ici que tout a commencé.Sa voix est basse, mais elle fend l'air comme une lame.— Qu’est-ce que tu veux dire ? demandé-je.Il s’avance et pose la main sur le bois noirci du navire.— Cette épave… elle n’est pas seulement un vestige. C’est une tombe.L’Appel du PasséLe vent hurle entre les falaises, soulevant des vagues qui viennent lécher la roche avec une fureur contenue. Chaque pas que nous faisons résonne contre la coque, comme si l’épave elle-même retenait son souffle.Je m’approche lentement, scrutant les gravures à moitié effacées sur le bois. Un nom, à peine visible sous la mousse et le sel.La Rosa Negra.Un frisson me parcourt.— Je connais ce nom…Briggs et Joren éch
DavidLes mots d’Esteban flottent encore dans l’air, suspendus entre nous comme une promesse impossible.— Votre loyauté, capitaine. Rien de plus.Je ne réponds pas immédiatement.Autour de nous, le silence est étrange. Comme si la ville elle-même retenait son souffle. Derrière moi, Joren s’agite. Briggs croise les bras, son regard lancé sur l’inconnu.Je fais un pas en avant.— Et si je refuse ?Un sourire étire les lèvres d’Esteban.— Vous n’êtes pas homme à refuser ce qui pourrait sauver votre peau.Je serre les dents. Cet homme me connaît trop bien.Mais je ne suis pas dupe.— Parlez.
DavidLa mer s’apaise, mais l’équipage reste figé. Le silence est un poids lourd, pesant sur nos épaules comme une menace latente. Les vagues se retirent lentement, laissant derrière elles une mer d’huile, calme, trop calme.Je suis à genoux, le souffle court. La marque sur ma main a noirci, brûlée par l’affrontement. J’ai réussi à la repousser, mais je sais que ce n’est qu’une victoire temporaire.— Capitaine ?Joren s’appuie sur le gouvernail, le front couvert de sueur. Son flanc saigne toujours, une tâche sombre s’élargissant sur sa chemise.— C’est fini ? demande-t-il d’une voix rauque.Je serre les dents.— Non.Et il le sait aussi.L’Ombre PersistanteL’équipage s’affaire, mais personne ne parle. Les visages sont tendus, blêmes. Ils ont vu ce que moi seul affrontais d’habitude. Ils ont entendu cet appel, ce murmure venu des abysses.— Les voiles ! Réparez les dommages ! aboie Briggs, tentant de redonner un semblant d’ordre.Mais même lui a la voix tremblante.Je me relève lentem
DavidLe vent hurle autour de moi, fouettant le pont comme un fou furieux. L’équipage lutte pour ne pas être emporté, s’accrochant aux cordages et aux mâts qui craquent sous la pression. La mer s’est levée, déchaînée, creusant des vagues hautes comme des falaises. Mais au centre de tout cela, elle reste immobile.L’ombre.La créature.Non.L’incarnation du pacte que j’ai scellé, du destin qui m’attend.— David…Son murmure me transperce, coule sous ma peau comme une encre maudite.— Non !J’arrache mon bras à son emprise. Un éclat de lumière jaillit de la marque sur ma paume, projetant une lueur irréelle entre nous. La créature recule d’un pas, et son sourire se tord.— Tu refuses encore ?Sa voix gronde, résonne dans l’air comme un tonnerre sourd.L’eau tourbillonne autour d’elle, et une colonne liquide s’élève, spirale monstrueuse prête à s’abattre sur le navire.L’équipage panique.— Capitaine, faites quelque chose ! hurle Joren, toujours à terre, le souffle court, une main pressée
DavidLe chant ne cesse pas. Il pulse dans mon crâne, résonne sous ma peau, s’insinue dans mes os comme un poison insidieux. Chaque note est une caresse glaciale sur mon esprit, un murmure qui m’effleure et me consume.Autour de moi, l’équipage retient son souffle. Tous ont vu ce que j’ai vu. Cette mer morte, ce ciel effacé, cette chose qui m’a regardé à travers mon propre reflet.Mais ils ne l’ont pas entendu.Ce chant ne s’adresse qu’à moi.Je ferme les yeux un instant. Mon cœur bat trop fort, trop vite.Contrôle-toi.Respirer. Ne pas sombrer.J’ouvre les paupières. La nuit est toujours là, dense, lourde, absolue. Les étoiles n’ont pas reparu. Le silence, lui, est revenu, oppressant, plus pesant encore que les murmures.Puis, un bruit.Un craquement.La CorruptionJe tourne la tête. Le bois du pont continue de noircir. L’érosion avance à une vitesse anormale, comme si des siècles passaient en un battement de cils.— Éloignez-vous de là ! ordonné-je.Les marins hésitent avant d’obéir
DavidL’eau m’arrache l’air des poumons. Un silence absolu m’entoure, plus dense que tout ce que j’ai connu. Pas un bruit, pas une vibration. Juste l’immensité noire, infinie, qui m’attire vers le fond.Mes bras s’agitent par réflexe, mais il n’y a ni haut ni bas. L’eau n’est pas froide. Elle est absente. Une matière qui n’en est pas une, un gouffre qui me retient sans jamais me porter.Je descends.Ou est-ce le monde qui s’élève au-dessus de moi ?Les ténèbres s’épaississent. Une masse informe se dessine, immense, démesurée. Elle ne brille pas. Au contraire, elle absorbe la lumière qui ne devrait même pas exister ici.Puis, elle s’ouvre.L&