Les semaines avaient filé sans prévenir. Deux, peut-être trois. Cyra avait cessé de compter. Depuis cette nuit irréelle dans cette chambre d’hôtel crasseuse, sa vie avait repris son cours, ou du moins ce qu’elle appelait sa routine.
Tous les matins, elle se levait à l’aube. Douche brûlante pour effacer les cauchemars, tenue discrète, maquillage léger pour camoufler la fatigue, et elle filait vers le café où elle travaillait comme serveuse. Là, elle enchaînait les commandes, les sourires polis, les remerciements vides. Le monde continuait de tourner autour d’elle, comme si rien ne s’était passé. Mais au fond d’elle, tout avait changé. Elle avait tout fait pour oublier cette nuit, pour reléguer Raphaël au rang de rêve halluciné. Après tout, ils avaient été drogués. Rien n’était réel, n’est-ce pas ? Et pourtant… parfois, dans le silence de l’appartement minuscule qu’elle partageait avec Luc, son beau-père, elle sentait encore la chaleur de ses mains sur sa peau. Elle revoyait ses yeux. Ce regard. Cette tendresse étrange et profonde. Comme si, même dans le chaos, il avait vu en elle quelque chose qu’elle-même refusait de regarder. Mais elle n’en parlait pas. À personne. Luc, lui, n’avait pas changé. Il ne lui adressait la parole que pour la rabaisser ou lui rappeler qu’elle devait lui donner la totalité de son salaire. Il prétendait que c’était pour régler ses dettes, pour payer le loyer, pour survivre. Mais elle savait. Il voulait simplement la maintenir sous contrôle, comme un maître tient son chien en laisse. Et elle obéissait. Elle donnait tout, gardant à peine de quoi manger un repas par jour. Elle vivait comme une ombre, invisible, transparente. Ce rôle, elle le connaissait trop bien. Mais parfois, entre deux commandes au café, elle pensait à lui. À ce moment suspendu. À cet homme dont elle ignorait tout, sauf ce prénom : Raphaël. Elle se demandait s’il avait regretté. Si, comme elle, il s’était réveillé avec le cœur battant trop fort. S’il avait pensé à elle. Ou si, au contraire, il avait tout effacé dès le matin venu, comme on efface une erreur. ** De l’autre côté de la ville, Raphaël, lui, n’avait rien oublié. Il avait cherché. Partout. Il avait passé des jours entiers à tenter de reconstituer ce qui s’était passé cette nuit-là. Il avait envoyé des enquêteurs discrets, payé des gens pour passer en revue les fichiers de l’hôtel. Rien. Pas de nom, pas de trace, rien sur les caméras de sécurité. Les archives de l’établissement semblaient avoir été nettoyées. Il ne restait que ce souvenir, ce prénom : Cyra. Il avait prononcé ce nom des dizaines de fois dans sa tête, comme un talisman. Il l’avait écrit, griffonné, répété. Mais il n’avait rien. Pas de piste, pas d’indice. Seulement ce parfum, cette empreinte sensorielle inoubliable. Il se souvenait du bruit de sa voix, de la douceur de ses gestes, de la façon dont elle s’était abandonnée dans ses bras comme si elle n’avait jamais eu le droit d’être prise au sérieux. Elle avait disparu de sa vie comme une étoile filante. Et lui, il s’en voulait. De ne pas avoir demandé plus. De ne pas s’être levé plus tôt. De l’avoir laissée filer alors que quelque chose en lui lui criait que cette fille, cette inconnue, n’était pas comme les autres. Il avait essayé de reprendre sa vie, comme avant. D’aller au bureau, de parler stratégie, finances, acquisitions. Mais tout sonnait creux. Sa mère l’avait regardé de travers plus d’une fois, et sa grand-mère avait tenté de comprendre ce qui l’habitait. Mais il restait fermé, silencieux. Personne ne devait savoir ce qu’il ressentait. Parce qu’il n’avait jamais été ce genre d’homme. Celui qui cherche une femme. Celui qui s’attache. Jusqu’à elle. ** Le temps passait. Cyra vivait dans l’ombre. Raphaël, dans une lumière froide et distante. Et pourtant, leurs pensées continuaient de se frôler sans le savoir. Deux existences opposées, reliées par une nuit volée. Et quelque part, dans cette ville indifférente, le destin attendait son heure. Cyra rentra chez elle ce soir-là un peu plus tard que d’habitude, les pieds lourds, les reins douloureux. Elle s’était surprise plusieurs fois dans la journée à poser la main sur son ventre sans s’en rendre compte. Un geste inconscient, presque maternel. Ça la terrifiait. Elle poussa la porte de l’appartement dans le silence. Luc n’était pas là. Tant mieux. Elle n’avait pas la force de supporter ses remarques acerbes, ses regards sales, son odeur d’alcool froid et de colère. Elle alla directement dans la salle de bain. L’eau de la douche ruisselait sur sa peau, chaude, trop chaude, et pourtant, elle avait froid. Elle s’observa dans le miroir embué. Son visage était plus pâle qu’à l’ordinaire. Et ses seins… ils semblaient avoir gonflé. Ils lui faisaient mal dès qu’elle les frôlait. Un frisson d’angoisse remonta le long de sa colonne vertébrale. Elle attrapa son calendrier, un vieux carnet usé qu’elle gardait sous son oreiller. Elle y notait tout. Chaque cycle. Chaque douleur. Chaque retard. Elle compta les jours une fois. Deux fois. Trois fois. Non. Ce n’était pas possible. Trois semaines. Trois semaines de retard. Son cœur rata un battement. Elle reposa le carnet, tremblante. Ce n’était pas la première fois que son cycle variait, à cause du stress, du manque de sommeil, de l’épuisement. Mais jamais comme ça. Jamais aussi longtemps. Et jamais avec cette douleur dans la poitrine. Cette tension dans le ventre. Cette sensation étrange… de présence. Non, non, non… Elle se laissa tomber sur son lit, recroquevillée, les bras enserrant ses jambes. Elle se souvenait très peu de cette nuit. Quelques bribes, des éclats de sensations, le souffle de Raphaël sur sa peau, la chaleur de son corps contre le sien, leurs mouvements lents et étrangement doux malgré la confusion. Elle se rappelait lui avoir murmuré son prénom. Juste son prénom. Il ne savait rien d’elle. Et elle, elle ne savait rien de lui. Sauf que maintenant, il se pourrait qu’elle porte en elle quelque chose de lui. Un enfant. L’idée était irréelle. Inconcevable. Elle avait à peine de quoi vivre. Elle n’avait pas de famille. Pas d’amis. Elle survivait dans une ville qui l’ignorait, dans un appartement infesté de souvenirs toxiques avec un homme qui ne rêvait que de la briser davantage. Comment pourrait-elle élever un enfant dans ce chaos ? Elle se leva brusquement, secouée par un vertige. Elle se retint à la table de chevet. Sa respiration était courte, hachée. Il fallait qu’elle se calme. Qu’elle soit rationnelle. Peut-être que ce n’était rien. Peut-être que son corps lui jouait simplement un mauvais tour. Elle s’assit au bord du lit, posa la main sur son ventre. Mais au fond d’elle, une part instinctive, archaïque, le savait déjà. Quelque chose avait changé. Elle ne pleura pas. Pas tout de suite. Pas ce soir-là. Elle resta simplement là, dans l’obscurité, les mains sur son ventre, à écouter son propre silence. Et à se demander ce qu’elle allait faire. ** Le lendemain matin, elle se força à agir comme si de rien n’était. Elle servit les clients, prépara les expressos, nettoya les tables, encaissa les paiements. Mais tout lui semblait lointain, flou, comme si elle regardait sa propre vie à travers une vitre sale. Et dans sa tête, la même question revenait sans cesse : Et s’il y avait vraiment quelqu’un ? Elle n’avait ni le courage ni l’argent pour acheter un test. Elle n’en parlait à personne. Elle ne connaissait personne à qui parler de toute façon. Elle savait ce que Luc dirait s’il découvrait ça : il la vendrait au plus offrant, cette fois pour de bon. Et elle savait aussi qu’il serait capable de lui faire du mal pour se débarrasser de ce fardeau. Elle pensa à fuir. À tout quitter. Mais pour aller où ? Elle n’avait rien. Personne. Et lui… Raphaël. Avait-il pensé à elle, ne serait-ce qu’une seconde ? L’avait-il cherchée ? Avait-il regretté ? Était-il, lui aussi, hanté par cette nuit ? Elle l’espérait autant qu’elle le redoutait. Parce que s’il réapparaissait, elle ne saurait même pas quoi lui dire. Elle ignorait son nom de famille, son métier, où il vivait. Elle n’avait que son prénom et l’écho de sa voix. Et ce parfum qu’elle sentait encore parfois, au détour d’un rêve. Elle rentra chez elle ce soir-là le ventre noué, le cœur serré. Elle se sentait prise au piège de son propre corps, de ce secret qui grandissait en elle sans qu’elle puisse rien y faire. Elle se glissa dans son lit et ferma les yeux. Et s’il était vraiment là, en elle ? Et s’il était son enfant ? Et si… c’était le début de tout ?Dans la chambre des jumeaux, une veilleuse projetait des étoiles au plafond. Deux petits cœurs battaient doucement au rythme du sommeil. Une musique douce flottait dans l’air. Iris dormait dans la pièce d’à côté, son nounours contre elle.Et dans cette grande maison autrefois si froide, il n’y avait désormais que chaleur, rires et promesses d’avenir.Cyra Delacroix n’était plus une jeune femme blessée par son passé. Elle était une épouse aimée, une mère comblée, une femme accomplie.Et sa vie, après tant de tumultes, devenait enfin ce qu’elle avait toujours mérité : une symphonie d’amourQuelques années s’étaient écoulées depuis la naissance des jumeaux, et la vie de Cyra et Raphaël s’était transformée. La maison, autrefois froide et imposante, était devenue un véritable foyer, où rires et bruits de pas remplissaient les pièces. Yael et Esteban, les deux jumeaux identiques, étaient désormais des garçons énergiques et curieux, toujours en mouvement, inséparables, mais chacun avec son c
L’aube se levait à peine sur la campagne apaisée qui entourait le manoir des Delacroix. Une brume légère couvrait encore les champs, comme un voile de coton posé sur la terre endormie. Pourtant, à l’intérieur des murs de pierre de la demeure ancestrale, l’agitation était bien là.Cyra ne dormait plus depuis plusieurs heures. Allongée dans le grand lit conjugal, elle tentait de réguler sa respiration, son regard fixé au plafond. Quelque chose était différent. Elle connaissait désormais chaque mouvement, chaque sensation propre à cette grossesse difficile. Mais cette nuit-là, un sentiment d’urgence s’était insinué dans son ventre. Un poids, une pression inhabituelle.— Raphaël… murmura-t-elle, la voix légèrement tremblante.Il dormait à moitié, le bras autour d’elle, ses sens en alerte comme à chaque fin de grossesse. À sa voix, il se redressa d’un bond, les cheveux en bataille, les yeux pleins d’angoisse mêlée d’excitation.— Ça va ? C’est maintenant ?Elle hocha la tête, puis une doul
Le troisième trimestre s’ouvrit comme un compte à rebours précieux. Chaque jour était une victoire. Chaque mouvement dans le ventre de Cyra, un rappel qu’ils allaient bientôt les rencontrer. Et pourtant, ce dernier virage de grossesse s’annonçait plus éprouvant que jamais.Le médecin avait été clair : repos absolu jusqu’à l’accouchement. Alitée depuis plusieurs semaines déjà, Cyra ressentait chaque jour un peu plus le poids de son immobilité. Elle avait toujours été autonome, active, volontaire. Devoir déléguer, attendre, se contenter d’observer, la pesait terriblement.— Je suis utile à quoi, comme ça ? demanda-t-elle un jour, les larmes aux yeux, en se tournant vers Raphaël.Il s’agenouilla doucement devant elle, posa ses mains sur son ventre rond et répondit d’une voix douce, mais ferme :— Tu crées la vie. Tu portes nos fils. Tu fais plus que tout ce que j’aurais pu espérer. Et tu n’es pas seule.Cette phrase, Cyra se la répétait comme un mantra. Car non, elle n’était pas seule. T
Les jours s’étaient écoulés depuis le mariage comme un doux rêve dont Cyra ne voulait pas se réveiller. La vie au manoir Delacroix s’était installée dans un équilibre presque parfait, rythmée par les rires d’Iris, les moments tendres partagés avec Raphaël, et la chaleur d’une famille qui s’était reconstruite autour d’elle.Mais quelque chose en elle avait changé. Ce n’était pas seulement la fatigue ou les nausées matinales. C’était plus profond, plus fort. Son corps lui envoyait des signaux qu’elle ne comprenait pas encore entièrement. Et lorsqu’elle se rendit à son premier rendez-vous de suivi, main dans celle de Raphaël, elle s’attendait à entendre un battement de cœur. Un. Un seul.Mais ce fut deux.Deux petits tambours précoces résonnant sur l’échographie. Deux vies. Deux miracles.Cyra tourna les yeux vers Raphaël, incrédule, émue, bouleversée. Il était figé, les sourcils haussés, la bouche légèrement entrouverte.— Deux ? répéta-t-il dans un souffle, le regard rivé sur l’écran.
La nuit précédant le mariage, Cyra peinait à trouver le sommeil. Le manoir était calme, baigné dans la lumière douce de la lune. Iris dormait paisiblement dans sa chambre, et tout semblait parfaitement en ordre, comme si le destin avait décidé d’accorder à la jeune femme une trêve bien méritée. Et pourtant, quelque chose dans son corps ne tournait pas rond. Ce n’était ni du stress, ni de l’appréhension… c’était autre chose. Un sentiment diffus, profond, qui ne voulait pas s’éteindre.Elle se leva sans bruit, enfila un manteau et quitta le manoir à pied, la tête pleine de pensées. Elle se rendit à la pharmacie de garde la plus proche, l’une des rares encore allumées dans la ville endormie. Là, elle acheta un test de grossesse, presque tremblante, sans trop savoir si c’était la peur ou l’espoir qui l’habitait.De retour dans la salle de bain attenante à sa chambre, elle s’assit sur le rebord de la baignoire, le cœur battant. Quelques minutes plus tard, deux barres s’affichaient… positiv
Les rayons du matin filtraient à travers les grandes fenêtres du manoir Delacroix, inondant la chambre de Cyra d’une douce lumière dorée. Iris dormait encore, blottie contre l’un des coussins du vaste lit à baldaquin. Cyra l’observait en silence, le cœur rempli d’émotion. Cette maison était devenue leur maison. Plus de peur, plus de fuite. Plus de secrets.La décision avait été prise sans hésitation : Cyra et Iris emménageraient définitivement au manoir. « Une famille doit être ensemble », avait dit Raphaël en lui prenant la main, les yeux emplis de tendresse. Et elle n’avait rien répondu, car elle savait qu’il avait raison. Iris était déjà très attachée à son arrière-grand-mère, la doyenne Delacroix, et à sa grand-mère, qui l’adorait comme si elle l’avait toujours connue.Ce matin-là, une fois Iris réveillée et occupée à dessiner dans le petit salon du jardin d’hiver, Cyra décida d’appeler une personne importante à ses yeux : son ancienne patronne, Clarisse, qui avait été bien plus q
La matinée s’annonçait pourtant calme. Cyra, assise dans le grand salon baigné de lumière de la villa Delacroix, terminait son café pendant qu’Iris dessinait paisiblement sur la table basse. Depuis le gala, les jours s’étaient écoulés avec une douceur presque irréelle. L’élocution de Cyra avait été saluée par les médias, les réseaux sociaux et l’opinion publique. Elle était devenue, en quelques jours, un symbole d’inspiration. Une femme partie de rien, debout sur ses propres jambes, désormais à la tête d’un empire aux côtés de l’homme qu’elle aimait.Mais le calme ne dure jamais longtemps quand l’ombre veille.Tout bascula à dix heures précises.Le téléphone de Cyra vibra. Une notification. Un message d’alerte provenant du service juridique de l’entreprise. Elle fronça les sourcils.“Madame Delacroix, un article vient de paraître sur le site de La Tribune. Nous préparons une réponse juridique, mais il s’agit d’un contenu particulièrement diffamatoire. Le lien est ci-joint.”Cyra ouvri
Le rendez-vous avait été fixé dans un vieux café en périphérie de la ville, à l’abri des regards. Élise avait choisi ce lieu avec soin : ni trop discret pour éveiller les soupçons, ni trop fréquenté pour attirer l’attention. Elle était arrivée la première, lunettes noires sur le nez, tailleur sombre, l’élégance dissimulant à peine le poison qui coulait dans ses veines.Luc arriva avec quelques minutes de retard. Il semblait plus fatigué qu’elle ne l’imaginait, les traits tirés, les yeux cernés, mais la même lueur mauvaise brillait dans son regard. Un homme qui n’avait jamais accepté de perdre le contrôle.— Mademoiselle Delcourt, dit-il en s’installant, son ton mielleux forçant un respect factice.— Élise. Inutile d’être formels. On est ici pour parler affaires, pas pour faire semblant d’être civilisés, répondit-elle avec un sourire froid.Elle sortit une enveloppe de son sac, la posa sur la table. Dedans : quelques photos, des copies de documents, un plan griffonné à la main.— Voilà
Le soleil du matin filtrait doucement à travers les grandes baies vitrées de la maison familiale des Delacroix. Le parfum du thé à la verveine flottait dans l’air, se mêlant à celui des croissants tout juste sortis du four, posés avec soin sur la table du salon. Iris, assise au sol, jouait avec un petit puzzle en bois, tout en gardant un œil discret sur les adultes qui l’entouraient.Cyra était là, légèrement intimidée malgré tout, mais son cœur apaisé par la bienveillance ambiante. Raphaël, assis non loin d’elle, l’observait avec tendresse, et elle sentit sa main chercher la sienne sous la table.Face à eux, la mère de Raphaël — Éliane — tenait entre ses mains le journal du jour. Et à ses côtés, assise plus droite encore que d’habitude, la grand-mère — Madame Joséphine Delacroix — lisait, lunettes au bout du nez, les lignes imprimées avec attention.— “Une femme de courage, une voix d’inspiration.” lut Éliane à voix haute, avant de baisser doucement le journal. Ils ont vraiment titré