Les jours étaient devenus des semaines. Et les semaines s’étaient changées en mois.
Cyra vivait à un rythme mécanique, parfaitement orchestré pour ne laisser aucune place à la pensée. Elle travaillait, nettoyait, encaissait, servait. Le moindre instant libre était rempli. Elle évitait les miroirs. Elle fuyait le silence. Elle se mentait. Les premières nausées, elle les avait ignorées. Puis il y avait eu la fatigue, dévorante, inexplicable. Et ses seins, encore sensibles, encore gonflés. Mais elle refusait d’écouter. Chaque signe était balayé comme une poussière qu’on chasse d’un revers de la main. Ce n’était pas possible. Pas elle. Pas maintenant. Elle avait mis des œillères. Elle s’était convaincue qu’il n’y avait rien à voir. Jusqu’au jour où, en se changeant dans la pénombre de sa chambre, elle vit son reflet se découper dans la vitre. Son ventre. Pas gros. Pas évident. Mais plus tout à fait plat. Arrondi. À peine. Mais trop pour être ignoré. Elle resta figée de longues minutes, le regard fixé sur cette courbe nouvelle, insidieuse. Elle s’assit lentement sur le bord du lit, le souffle court. Ses mains se posèrent sur son ventre. Le contact la fit frémir. Il n’y avait plus de doute. Elle était enceinte. Et ce n’était plus un fantasme qu’on pouvait fuir. C’était un fait. Un mur venait de tomber en elle. Et ce qui s’engouffrait dans la brèche, c’était la panique. Le lendemain, elle prit son courage à deux mains et se rendit au planning familial de sa ville, sans rendez-vous, sans prévenir, sans respirer. Elle attendit une heure, peut-être deux, dans une salle blanche où les secondes s’étiraient comme des fils d’angoisse. Quand une femme l’appela enfin, Cyra se leva comme un automate. La pièce était petite, calme. L’infirmière, douce, professionnelle. Elle lui demanda de s’asseoir. Lui posa des questions. L’écouta. Cyra répondit, d’une voix monocorde. « Je crois que je suis enceinte. J’aimerais… interrompre. » Elle espérait encore. Mais l’infirmière fronça doucement les sourcils. « Vous avez une idée de la date de vos dernières règles ? » Cyra calcula mentalement. L’infirmière prit des notes, puis se leva pour effectuer une échographie de datation. Et là, sur l’écran gris, une forme apparut. Petite. Palpitante. « Vous êtes à… environ dix-sept semaines. » Cyra ne comprenait pas. « Ça veut dire quoi ? » Le regard de la femme devint grave. « Le délai légal pour une IVG en France est de quatorze semaines d’aménorrhée. Vous avez dépassé le terme. Il n’est plus possible d’avorter ici. » Un coup dans le ventre. Comme si on lui avait arraché l’air. « Il y a des exceptions médicales, mais vous ne rentrez pas dans ce cadre. » Cyra ne répondit rien. Elle fixait le plafond, le cœur au bord des lèvres. Elle n’avait plus le choix. Soit elle abandonnait cet enfant, une fois né. Soit elle disparaissait avec lui, loin de cette ville, de Luc, de tout. De son coté, Le moteur de la voiture ronronnait dans un calme hypnotique, mais Raphaël, lui, était loin d’être apaisé. Il roulait lentement, les yeux scrutant chaque visage sur les trottoirs, chaque silhouette floue derrière les vitres de bus, chaque profil féminin. C’était devenu un automatisme. Une obsession. Quatre mois. Cela faisait maintenant quatre mois qu’elle était entrée dans sa vie comme une étoile filante. Et qu’elle avait disparu avec la même violence. Cyra. Ce prénom tournait dans sa tête comme une prière muette. Il ne connaissait rien d’elle, rien de concret. Pas de nom de famille. Pas d’adresse. Rien qu’un souvenir obsédant, une sensation gravée dans sa peau. Ce parfum. Cette voix. Ce regard à moitié perdu, à moitié lucide. Et cette nuit, hors du monde, hors du temps. Il avait tout tenté. Il avait engagé deux enquêteurs différents. Épluché les vidéos de surveillance du quartier autour de l’hôtel. Payé les silences, remué les langues. Mais il n’avait rien trouvé. Comme si elle n’avait jamais existé. Comme si cette nuit n’était qu’un rêve tordu né d’un reste de drogue. Et pourtant, son cœur refusait de passer à autre chose. Il tourna dans une rue qu’il connaissait à force d’y traîner. Il ralentit au passage piéton. Et là — son souffle se coupa net. Une silhouette traversait, à quelques mètres de sa voiture. Veste longue. Sac à l’épaule. Cheveux relevés à la va-vite. Une main posée sur son ventre, presque instinctivement. Et ce visage… Cyra. Il la reconnut instantanément. Le temps sembla suspendu. Elle ne regarda même pas la voiture, ses yeux fixés devant elle, concentrés, fuyants. Raphaël voulut freiner, descendre, l’appeler. Mais une voiture klaxonna derrière lui. Il devait avancer. Il jeta un dernier regard dans le rétroviseur. Elle avait déjà disparu entre deux rues, avalée par la foule. Il resta un moment, arrêté au feu rouge, le cœur battant à tout rompre. Il l’avait vue. Elle était là. Vivante. Mais il n’avait pas pu l’atteindre. Et maintenant… elle était à nouveau partie. ⸻ Pendant ce temps, Cyra, le cœur lourd, traversait les rues de sa ville une dernière fois. Un billet de train glissé au fond de son sac, une adresse griffonnée sur un bout de papier. Une petite ville à plus de quatre cents kilomètres. Là où personne ne la connaissait. Là où elle pourrait mettre au monde cet enfant sans avoir à subir les regards, les jugements, ou les coups. Elle n’avait rien dit à personne. Pas à ses collègues. Pas même à sa seule amie. Encore moins à Luc. Il n’aurait rien compris. Il aurait hurlé. Peut-être pire. Il aurait tenté de la garder, pour l’enfant, pour l’argent, pour la vengeance. Elle ne lui en laisserait pas l’occasion. Dans sa valise : deux jeans, trois tee-shirts, quelques sous-vêtements, un carnet. Et une échographie pliée en quatre. La première preuve qu’il y avait quelqu’un, là, à l’intérieur d’elle. Quelqu’un qu’elle n’avait pas demandé. Mais qu’elle ne pouvait plus ignorer. Elle monta dans le train sans se retourner. Ni sur la ville, ni sur ses souvenirs, ni sur Raphaël. Elle ne savait pas s’ils se reverraient un jour. Elle ne savait même pas s’il penserait encore à elle dans six mois. Mais une chose était sûre : elle devait partir pour survivre. Et pour lui donner, à ce petit être en elle, une chance de naître dans un endroit où l’on n’avait pas à se cacher pour exister.Dans la chambre des jumeaux, une veilleuse projetait des étoiles au plafond. Deux petits cœurs battaient doucement au rythme du sommeil. Une musique douce flottait dans l’air. Iris dormait dans la pièce d’à côté, son nounours contre elle.Et dans cette grande maison autrefois si froide, il n’y avait désormais que chaleur, rires et promesses d’avenir.Cyra Delacroix n’était plus une jeune femme blessée par son passé. Elle était une épouse aimée, une mère comblée, une femme accomplie.Et sa vie, après tant de tumultes, devenait enfin ce qu’elle avait toujours mérité : une symphonie d’amourQuelques années s’étaient écoulées depuis la naissance des jumeaux, et la vie de Cyra et Raphaël s’était transformée. La maison, autrefois froide et imposante, était devenue un véritable foyer, où rires et bruits de pas remplissaient les pièces. Yael et Esteban, les deux jumeaux identiques, étaient désormais des garçons énergiques et curieux, toujours en mouvement, inséparables, mais chacun avec son c
L’aube se levait à peine sur la campagne apaisée qui entourait le manoir des Delacroix. Une brume légère couvrait encore les champs, comme un voile de coton posé sur la terre endormie. Pourtant, à l’intérieur des murs de pierre de la demeure ancestrale, l’agitation était bien là.Cyra ne dormait plus depuis plusieurs heures. Allongée dans le grand lit conjugal, elle tentait de réguler sa respiration, son regard fixé au plafond. Quelque chose était différent. Elle connaissait désormais chaque mouvement, chaque sensation propre à cette grossesse difficile. Mais cette nuit-là, un sentiment d’urgence s’était insinué dans son ventre. Un poids, une pression inhabituelle.— Raphaël… murmura-t-elle, la voix légèrement tremblante.Il dormait à moitié, le bras autour d’elle, ses sens en alerte comme à chaque fin de grossesse. À sa voix, il se redressa d’un bond, les cheveux en bataille, les yeux pleins d’angoisse mêlée d’excitation.— Ça va ? C’est maintenant ?Elle hocha la tête, puis une doul
Le troisième trimestre s’ouvrit comme un compte à rebours précieux. Chaque jour était une victoire. Chaque mouvement dans le ventre de Cyra, un rappel qu’ils allaient bientôt les rencontrer. Et pourtant, ce dernier virage de grossesse s’annonçait plus éprouvant que jamais.Le médecin avait été clair : repos absolu jusqu’à l’accouchement. Alitée depuis plusieurs semaines déjà, Cyra ressentait chaque jour un peu plus le poids de son immobilité. Elle avait toujours été autonome, active, volontaire. Devoir déléguer, attendre, se contenter d’observer, la pesait terriblement.— Je suis utile à quoi, comme ça ? demanda-t-elle un jour, les larmes aux yeux, en se tournant vers Raphaël.Il s’agenouilla doucement devant elle, posa ses mains sur son ventre rond et répondit d’une voix douce, mais ferme :— Tu crées la vie. Tu portes nos fils. Tu fais plus que tout ce que j’aurais pu espérer. Et tu n’es pas seule.Cette phrase, Cyra se la répétait comme un mantra. Car non, elle n’était pas seule. T
Les jours s’étaient écoulés depuis le mariage comme un doux rêve dont Cyra ne voulait pas se réveiller. La vie au manoir Delacroix s’était installée dans un équilibre presque parfait, rythmée par les rires d’Iris, les moments tendres partagés avec Raphaël, et la chaleur d’une famille qui s’était reconstruite autour d’elle.Mais quelque chose en elle avait changé. Ce n’était pas seulement la fatigue ou les nausées matinales. C’était plus profond, plus fort. Son corps lui envoyait des signaux qu’elle ne comprenait pas encore entièrement. Et lorsqu’elle se rendit à son premier rendez-vous de suivi, main dans celle de Raphaël, elle s’attendait à entendre un battement de cœur. Un. Un seul.Mais ce fut deux.Deux petits tambours précoces résonnant sur l’échographie. Deux vies. Deux miracles.Cyra tourna les yeux vers Raphaël, incrédule, émue, bouleversée. Il était figé, les sourcils haussés, la bouche légèrement entrouverte.— Deux ? répéta-t-il dans un souffle, le regard rivé sur l’écran.
La nuit précédant le mariage, Cyra peinait à trouver le sommeil. Le manoir était calme, baigné dans la lumière douce de la lune. Iris dormait paisiblement dans sa chambre, et tout semblait parfaitement en ordre, comme si le destin avait décidé d’accorder à la jeune femme une trêve bien méritée. Et pourtant, quelque chose dans son corps ne tournait pas rond. Ce n’était ni du stress, ni de l’appréhension… c’était autre chose. Un sentiment diffus, profond, qui ne voulait pas s’éteindre.Elle se leva sans bruit, enfila un manteau et quitta le manoir à pied, la tête pleine de pensées. Elle se rendit à la pharmacie de garde la plus proche, l’une des rares encore allumées dans la ville endormie. Là, elle acheta un test de grossesse, presque tremblante, sans trop savoir si c’était la peur ou l’espoir qui l’habitait.De retour dans la salle de bain attenante à sa chambre, elle s’assit sur le rebord de la baignoire, le cœur battant. Quelques minutes plus tard, deux barres s’affichaient… positiv
Les rayons du matin filtraient à travers les grandes fenêtres du manoir Delacroix, inondant la chambre de Cyra d’une douce lumière dorée. Iris dormait encore, blottie contre l’un des coussins du vaste lit à baldaquin. Cyra l’observait en silence, le cœur rempli d’émotion. Cette maison était devenue leur maison. Plus de peur, plus de fuite. Plus de secrets.La décision avait été prise sans hésitation : Cyra et Iris emménageraient définitivement au manoir. « Une famille doit être ensemble », avait dit Raphaël en lui prenant la main, les yeux emplis de tendresse. Et elle n’avait rien répondu, car elle savait qu’il avait raison. Iris était déjà très attachée à son arrière-grand-mère, la doyenne Delacroix, et à sa grand-mère, qui l’adorait comme si elle l’avait toujours connue.Ce matin-là, une fois Iris réveillée et occupée à dessiner dans le petit salon du jardin d’hiver, Cyra décida d’appeler une personne importante à ses yeux : son ancienne patronne, Clarisse, qui avait été bien plus q
La matinée s’annonçait pourtant calme. Cyra, assise dans le grand salon baigné de lumière de la villa Delacroix, terminait son café pendant qu’Iris dessinait paisiblement sur la table basse. Depuis le gala, les jours s’étaient écoulés avec une douceur presque irréelle. L’élocution de Cyra avait été saluée par les médias, les réseaux sociaux et l’opinion publique. Elle était devenue, en quelques jours, un symbole d’inspiration. Une femme partie de rien, debout sur ses propres jambes, désormais à la tête d’un empire aux côtés de l’homme qu’elle aimait.Mais le calme ne dure jamais longtemps quand l’ombre veille.Tout bascula à dix heures précises.Le téléphone de Cyra vibra. Une notification. Un message d’alerte provenant du service juridique de l’entreprise. Elle fronça les sourcils.“Madame Delacroix, un article vient de paraître sur le site de La Tribune. Nous préparons une réponse juridique, mais il s’agit d’un contenu particulièrement diffamatoire. Le lien est ci-joint.”Cyra ouvri
Le rendez-vous avait été fixé dans un vieux café en périphérie de la ville, à l’abri des regards. Élise avait choisi ce lieu avec soin : ni trop discret pour éveiller les soupçons, ni trop fréquenté pour attirer l’attention. Elle était arrivée la première, lunettes noires sur le nez, tailleur sombre, l’élégance dissimulant à peine le poison qui coulait dans ses veines.Luc arriva avec quelques minutes de retard. Il semblait plus fatigué qu’elle ne l’imaginait, les traits tirés, les yeux cernés, mais la même lueur mauvaise brillait dans son regard. Un homme qui n’avait jamais accepté de perdre le contrôle.— Mademoiselle Delcourt, dit-il en s’installant, son ton mielleux forçant un respect factice.— Élise. Inutile d’être formels. On est ici pour parler affaires, pas pour faire semblant d’être civilisés, répondit-elle avec un sourire froid.Elle sortit une enveloppe de son sac, la posa sur la table. Dedans : quelques photos, des copies de documents, un plan griffonné à la main.— Voilà
Le soleil du matin filtrait doucement à travers les grandes baies vitrées de la maison familiale des Delacroix. Le parfum du thé à la verveine flottait dans l’air, se mêlant à celui des croissants tout juste sortis du four, posés avec soin sur la table du salon. Iris, assise au sol, jouait avec un petit puzzle en bois, tout en gardant un œil discret sur les adultes qui l’entouraient.Cyra était là, légèrement intimidée malgré tout, mais son cœur apaisé par la bienveillance ambiante. Raphaël, assis non loin d’elle, l’observait avec tendresse, et elle sentit sa main chercher la sienne sous la table.Face à eux, la mère de Raphaël — Éliane — tenait entre ses mains le journal du jour. Et à ses côtés, assise plus droite encore que d’habitude, la grand-mère — Madame Joséphine Delacroix — lisait, lunettes au bout du nez, les lignes imprimées avec attention.— “Une femme de courage, une voix d’inspiration.” lut Éliane à voix haute, avant de baisser doucement le journal. Ils ont vraiment titré