Cassandra
L’air est glacial, mais je ne le ressens presque pas. Mes poumons brûlent, mes muscles hurlent, mon cœur bat trop fort, mais je ne ralentis pas. Courir. Toujours courir. Si je m’arrête, je suis morte. Si je trébuche, je suis foutue.
La ville s’étend devant moi comme un labyrinthe sans fin, un enchevêtrement de ruelles sombres, de néons vacillants et de silhouettes indistinctes qui se fondent dans la nuit. Je connais chaque détour, chaque passage oublié, chaque trou où disparaître. Mon instinct me guide mieux que ma raison. Derrière moi, les sirènes résonnent encore, déchirant le silence nocturne. Elles s’éloignent, mais pas assez. Pas encore.
Je m’enfonce dans les bas-fonds, là où personne ne pose de questions. Les docks. Les entrepôts abandonnés. Un monde où l’ombre règne en maître, où les témoins se font rares et les morts disparaissent sans laisser de traces.
L’entrepôt 17 se dresse enfin devant moi, silhouette massive et inquiétante contre le ciel étoilé. Mon souffle est court, mes jambes tremblent, mais je ne peux pas m’arrêter. Noah va venir. Il a promis. Il a toujours tenu parole.
Mais si c’est Adrien qui arrive en premier…
Une vibration glacée remonte le long de ma colonne vertébrale. L’idée me paralyse une fraction de seconde. L’image d’Adrien, ses yeux d’un noir insondable, son sourire carnassier… Je la chasse violemment. Pas maintenant.
Un bruit de moteur fend le silence.
Mon sang se glace.
Je me plaque contre un container, le cœur cognant contre mes côtes. La voiture ralentit. Ses phares balayent l’obscurité, illuminant l’espace autour de moi. Je retiens mon souffle. Une portière claque. Des pas résonnent sur le bitume.
Je suis prête à fuir. À bondir. À me battre s’il le faut.
Puis une voix traverse la nuit, grave, familière, teintée d’une pointe d’agacement.
« Cass. »
Un frisson me parcourt.
Je sors lentement de l’ombre.
Noah est là, adossé à sa voiture, les bras croisés sur son torse, son regard acier planté dans le mien. Il fronce les sourcils en me voyant, et pendant une seconde, une étincelle d’inquiétude traverse ses traits d’ordinaire impassibles.
« Merde, Cass. T’as une sale gueule. »
Un rire nerveux m’échappe. Il sonne faux, cassé.
« Merci du compliment. »
Il ne sourit pas. Il s’approche, son ombre me recouvrant presque, et m’attrape par les épaules, son regard me scrutant avec une intensité qui me fait presque reculer. Ses doigts sont fermes, chauds contre ma peau gelée.
« Qu’est-ce que t’as foutu ? »
Je baisse la tête, incapable de soutenir son regard.
« J’ai fui. »
Un silence s’installe entre nous, aussi pesant qu’un coup de massue.
Puis il murmure, d’une voix rauque.
« Monte. On parle après. »
Je n’hésite pas. Dès que je suis assise, Noah démarre en trombe.
Les lumières de la ville défilent à toute vitesse, créant des ombres fantomatiques sur son visage tendu.
« T’es dans une merde noire, Cass. »
Je serre les poings.
« Je sais. »
Il m’observe en coin, ses doigts crispés sur le volant.
« Et Ezra ? »
Un poids s’écrase sur ma poitrine. Ma gorge se noue.
« Ils l’ont eu. »
Noah serre les dents. Ses jointures blanchissent sur le cuir du volant.
Il ne dit rien pendant quelques secondes, mais je sens sa rage vibrer dans l’air.
« Et Adrien ? »
Son nom est une lame froide qui s’enfonce dans ma chair.
« Il va me traquer. Il ne lâche jamais. »
Noah garde le silence, ses yeux rivés sur la route. Il semble peser chaque mot, chaque possibilité.
Puis il prend une inspiration et lâche, sa voix tranchante comme une promesse.
« Alors on va s’assurer qu’il ne te retrouve pas. »
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Adrien
L’appartement d’Ezra pue la mort.
Le sang macule le sol en larges éclaboussures sombres. Les meubles sont renversés, fracassés contre les murs. Une odeur de poudre flotte encore dans l’air, mélange âcre de violence et de destruction.
Au centre du chaos, Ezra.
Menotté. À genoux. Un filet rouge coule lentement de sa tempe, traçant une ligne sombre le long de sa joue.
Je m’avance, mes pas résonnant sur le parquet. Le silence est pesant. Glacial.
Mon regard accroche le sien. Il relève la tête et esquisse un sourire.
Un sourire qui ne devrait pas être là.
« T’as l’air furieux, Morel. T’as perdu quelque chose ? »
Ma colère explose avant qu’il ne termine sa phrase. Mon poing s’écrase contre son visage avec une violence sourde. Un craquement résonne. Il bascule légèrement, crache du sang, mais rit doucement.
Un rire qui me donne envie de l’achever sur place.
« Tu ne la retrouveras pas. »
Ma main s’accroche à son col, le soulève légèrement du sol. Son souffle est court, mais son regard ne vacille pas.
« Elle m’appartient. »
Son sourire s’efface légèrement. Une hésitation imperceptible.
« C’est ce que tu crois ? »
Je le lâche brusquement.
Un ordre sec fend l’air.
« Fouillez la ville. Surveillez Noah. Elle ira forcément vers lui. »
Un de mes hommes hésite.
« Si on la trouve… on fait quoi ? »
Je tourne la tête vers lui, mon regard aussi tranchant qu’une lame.
« Ramenez-la. De force, s’il le faut. »
Je me tourne vers Ezra. Il me fixe toujours avec ce foutu regard de défi, ce mépris insolent.
« Quant à lui… faites en sorte qu’il regrette d’avoir croisé mon chemin. »
Sans un regard en arrière, je
quitte l’appartement.
La nuit est froide. L’air sent la cendre et la peur.
Cassandra peut courir.
Mais elle ne pourra jamais m’échapper.
CASSANDRALa note manuscrite ne devrait pas être là.Posée sur mon bureau, entre deux dossiers que je n’ai pas encore ouverts. L’enveloppe ne m’appartient pas. Le papier est plus rugueux que ceux que nous utilisons ici. L’odeur... un mélange de tabac froid et de café rassis. Et l’écriture tremblante mais reconnaissable.Lorenzo.Je n’ai pas entendu son nom depuis sept ans. Il s’est évaporé de ma vie sans éclat, comme une porte qu’on referme doucement pour ne réveiller personne.Mais moi, je n’ai jamais oublié. « On m’a contacté. Ils veulent que je parle. Tu sais de quoi. Sois prudente. »Aucun nom. Aucune date. Aucune précision. Et pourtant tout est là.Mon cœur a une seconde d’hésitation, puis se remet à battre plus vite. Pas par peur, pas vraiment. Plutôt comme une mécanique bien rodée qui se prépare à une nouvelle salve.Je m’assieds. L’air me semble plus lourd soudain. Je relis trois fois, lentement, en cherchant l’angle mort, la rature révélatrice. Un mensonge. Une imprécision.
EZRAJe déteste perdre.Et ce tribunal, cette mascarade, vient de me mettre face à une défaite inattendue.Cassandra.Cassandra, cette silhouette discrète, toujours en retrait, s’est dressée comme une falaise dans le tumulte.Je la croyais effacée, dépassée par les enjeux.Mais c’est moi qui ai mal jugé.C’est moi qui ai oublié qu’un cœur peut devenir forteresse quand il n’a plus rien à perdre.Je fais tourner lentement mon verre de whisky, les yeux fixés sur les lumières de la ville qui s’étirent jusqu’à l’horizon comme un réseau veineux prêt à injecter le chaos.Ils ont sous-estimé l’attachement. Sous-estimé la force du lien humain dans ce jeu de pouvoir.Moi aussi.Mais ça ne se reproduira pas.Je n’ai pas l’intention de perdre Ilan. Ni ce qu’il représente.Il n’est pas seulement un adolescent héritier.Il est l’icône d’un futur modèle de gouvernance. Plus malléable que son père. Plus vulnérable.S’il m’échappe, la moitié du Conseil glissera entre mes doigts.Les fonds aussi. Et le
CASSANDRAIl dort encore.Je l’observe depuis le seuil, les bras croisés, le cœur lourd.Ilan. Dix-huit ans, et déjà le poids d’un empire sur les épaules. Des épaules trop fines, trop tendues pour un fardeau pareil.Ses traits sont tirés, même dans le sommeil. Un sommeil sans paix. Je le vois aux tremblements légers, aux sursauts.Il lutte. Même dans ses rêves.Je m’approche. Ajuste la couverture sur lui. Puis je me redresse, droite, le regard dur.Ils ne me le prendront pas.Pas tant que je suis là.Je suis sa tutrice légale depuis la mort de sa mère. Un choix que beaucoup n’ont jamais compris. Ni Ezra. Ni Mélina. Ni Cédric.Mais moi, je n’ai jamais oublié ce que je lui ai promis. Ce que je lui dois.Et aujourd’hui, ils viennent pour lui.Dans le salon, mon téléphone vibre. Un numéro connu. Je réponds sans mot, seulement un souffle.— Cassandra, dit la voix grave d’Ezra. On n’a plus beaucoup de temps.— Je sais.— Ils vont tenter de te faire sauter. D’attaquer ta légitimité. Ils ont
ILANLe jour s’est levé, sans éclat, sans chaleur.Je me tiens devant la baie vitrée, immobile, les épaules tendues comme une corde prête à rompre. La ville s’étire devant moi, gris acier, cruelle dans son indifférence. Personne ne sait ce qui se joue ici. Ce qu’on veut m’arracher.Je serre la tasse entre mes mains tremblantes, mais le café a refroidi. Comme moi. Comme tout ce qui m'entoure.Ils avancent leurs pions. Je le sens. Je le vois. Même si personne ne parle. Même si les regards se détournent. Quelque chose s'effondre. Et ce quelque chose, c'est moi.— Pourquoi maintenant ? Pourquoi eux ?Ma voix est un murmure, perdu dans la pièce vide.Mon téléphone vibre. Encore. Je n’ai pas envie de lire. Pas envie de voir ce que la presse dit, ce que les actionnaires pensent. Pourtant je déverrouille l’écran.« Crise de gouvernance : un empire sans capitaine ? »Le titre claque comme une gifle.Ils ont commencé. Les rumeurs. Les fuites. La campagne de sape. Ils me veulent faible. Illégiti
Dans l’obscurité feutrée d’un bureau cossu, loin des regards et des espoirs fragiles qui s’accrochent au jour, une réunion clandestine se tient. La lumière tamisée projette sur les murs des ombres dansantes, reflet trouble des intentions cachées qui s’y trament. L’air est chargé de cette atmosphère lourde, presque palpable, où chaque silence pèse comme un serment scellé, où chaque souffle semble calculé, mesuré, destiné à ne rien laisser au hasard.— CÉDRICL’homme au regard froid, impeccablement vêtu, fait claquer son stylo sur la table en acajou massif, un bruit sec qui tranche le silence comme un coup de fouet invisible. Son visage est fermé, lisse comme un masque sculpté dans le marbre, mais ses yeux trahissent une ambition dévorante, une faim insatiable qui ne connaîtra pas de repos tant que son dessein ne sera pas accompli.— L’enfant est notre clérépète-t-il d’une voix basse, mesurée, presque hypnotique, un mantra destiné à convaincre autant qu’à ordonner— Ce patrimoine ne pe
NOAHLe souffle me manque comme si l’air lui-même refusait de circuler, se faisait lourd, presque tangible. Autour de nous, le danger n’est plus une menace lointaine, il s’est incarné, pesant, palpable, prêt à nous écraser sous son poids invisible. Mon cœur tambourine si fort dans ma poitrine que j’ai l’impression qu’il va éclater, que chaque battement résonne dans mes tempes comme un coup de tonnerre sourd. Ils sont là, tout près, plus proches que je ne le croyais, comme une ombre vorace qui rôde à la limite de notre peau, à la frontière de nos âmes.Je tourne la tête vers Ilan son visage juvénile est marqué par une peur brute, celle qu’on ne devrait jamais voir dans les yeux d’un garçon si jeune. Ses yeux cherchent désespérément les miens, comme s’il espérait y trouver un refuge, une force, un espoir qui lui manque. Ses doigts tremblants s’accrochent à ma main un geste à la fois fragile et urgent, un appel silencieux qui me serre le cœur et me fait vaciller. Je voudrais lui promettr