Je repris place à la table, mon cœur battant légèrement plus fort qu'à l'accoutumée. Christelle avait baissé les yeux sur son assiette, puis jeté un rapide coup d'œil en coin lorsque je m'étais assis. Le silence entre nous était désormais plus pesant qu’agréable, et pourtant, il y avait dans cet instant suspendu quelque chose d’intime, quelque chose de fragile.
Je sentais les regards autour de nous, ceux des tantes, des amis de la famille, de Gisèle sans doute, et bien sûr, de ma mère. Chacun semblait scruter le moindre geste, la plus petite interaction, comme s'ils attendaient un signe, une confirmation, un aveu. Je n’aimais pas cette impression d’être observé, encore moins celle d’être mis en scène, mais il fallait bien briser la glace. Ne serait-ce que pour reprendre le contrôle. Je toussotai doucement, comme pour me donner du courage, puis me penchai légèrement vers elle, assez pour qu’elle m’entende malgré le fond musical et les bavardages. — Tu... tu savais que tu allais être "la queen" ce matin ? Ma voix était plus hésitante que je ne l'aurais voulu. Christelle tourna lentement son visage vers moi. Ses yeux noirs, ourlés de longs cils, me fixèrent avec une douceur déconcertante. Un mince sourire se dessina sur ses lèvres. — Pas exactement, répondit-elle en baissant encore un peu le ton, presque dans un souffle. Ma mère m’a juste dit de m’habiller "proprement" pour une fête d’anniversaire. Elle n’a rien précisé... Mais j’ai bien compris que ce n’était pas une fête ordinaire. Nous échangeâmes un regard. Un regard vrai, un regard purement humain. Je sentis la tension de mes épaules s’alléger. Ce n’était pas une inconnue hautaine ni une poupée figée que ma mère avait mise à ma table, c’était une jeune femme visiblement surprise autant que moi. Je me redressai un peu, trouvant une posture plus détendue. — Alors on est deux à être tombés dans le piège, dis-je en esquissant un léger rire. — Un joli piège, répliqua-t-elle. Il y a pire, non ? — Oui, approuvai-je. Il y a bien pire que de devoir partager un repas avec une fille jolie et mystérieuse un jour d’anniversaire. Elle baissa les yeux à nouveau, mais cette fois, elle le fit avec un petit sourire. Ce genre de sourire discret qu’on ne voit que lorsqu’on est proche. Il n’y avait pas de moquerie, juste un peu de gêne et de réciprocité. Je poursuivis, doucement : — Et toi, Christelle... Tu fais quoi dans la vie ? Elle leva les yeux, cette fois franchement. Il y avait dans son regard une lueur d’intérêt. Peut-être aussi de soulagement que j’aie décidé de faire tomber les murs. — Je suis étudiante en troisième graduat, en communication sociale, dit-elle. Je vis encore avec maman, mais cette année, je compte prendre mon indépendance. Enfin... si tout va bien. — Tu veux être journaliste ? — Peut-être. Ou chargée de com’, ou même animatrice télé. On me dit souvent que j’ai une voix qui passe bien à l’oreille. Elle avait dit cela avec une touche d’assurance. Sa voix, en effet, était douce, claire, posée, avec quelque chose de fluide dans la manière dont elle articulait. Je hochai la tête avec un petit sourire, puis ajoutai : — Tu as déjà l’élocution pour. Il ne manque plus que le micro. Elle rit, un petit rire discret mais sincère. Le genre de rire qui réchauffe. Puis elle me lança, presque comme une pique bienveillante : — Et toi, l’homme de la fête, que fais-tu dans la vraie vie, quand tu ne coupes pas de gâteaux sous les feux d’artifice ? Je souris plus largement cette fois, heureux de sentir la glace fondre peu à peu entre nous. — Médecin. Je suis médecin généraliste. Je travaille dans une clinique privée pas très loin d’ici. Mais j’ai un cabinet que je veux faire grandir. Un projet à moi, que j’espère faire éclore bientôt. — Un médecin, hein ? dit-elle en posant une main sur sa joue. Ma mère m’avait bien dit que tu étais quelqu’un de bien... Mais elle n’avait pas précisé que tu étais aussi humble. — Je crois que nos deux mamans ont joué au jeu de l’ombre, répondis-je en regardant vers l’intérieur, où Gisèle et ma mère sirotaient tranquillement une boisson fraîche, tout en jetant des regards discrets vers notre direction. Christelle suivit mon regard, puis tourna vers moi, amusée : — On dirait qu’elles sont en train de noter des points. — Elles tiennent probablement le score de notre future histoire, dis-je à mi-voix, mi-plaisant, mi-sérieux. Elle détourna le regard brièvement, comme si mes paroles avaient touché quelque chose en elle. Je ne voulais pas la brusquer, ni donner l’impression que tout était déjà décidé. Alors je conclus doucement : — Mais pour l’instant, ce serait bien qu’on fasse connaissance, sans pression. Juste toi et moi. Elle hocha lentement la tête. — Ça me va. Et à ce moment précis, je sentis que le jour de mon anniversaire venait de prendre une autre tournure. Pas seulement une surprise organisée, mais peut-être le début de quelque chose de plus profond. Je la regardai sourire, puis détourner les yeux vers son verre d’eau comme si elle fuyait l’intensité du moment. Je n’avais pas menti. Pas vraiment. J’avais seulement préféré ne pas tout dire. Ce n’était ni par honte, ni par orgueil. Juste une forme de prudence. Une manière de donner une chance à ce qui pouvait naître entre nous — si quelque chose devait vraiment naître. En réalité, je n’étais pas médecin, non. J’étais simplement Fred. Fred Malanda. L’unique fils de Maurice Malanda, ce nom qui résonnait dans toute la ville comme celui d’un empire bâti sur le commerce, l’importation et les affaires. À la mort de mon père, dans ce crash terrible alors qu’il revenait de Dubaï, j’avais à peine cinq ans. Je me souviens encore vaguement de l'annonce, du regard vide de ma mère, de sa longue période de silence. Elle avait refusé d'être consolée par quiconque. Elle ne pleurait pas en public. Mais moi, j’avais compris qu’elle avait cessé de respirer normalement ce jour-là. Elle avait refusé toute nouvelle demande en mariage. Par fidélité ? Par amour ? Par peur de me voir maltraité par un autre homme ? Peut-être tout à la fois. Ce que je sais, c’est qu’elle m’a tout donné. Et moi, en retour, j’ai grandi avec la certitude que je ne devais jamais trahir cette confiance qu’elle m’avait portée, ce sacrifice qu’elle avait fait. Aujourd’hui, je suis le gérant légitime de tout ce que Maurice avait bâti : entrepôts, boutiques, appartements, comptes... tout était passé sous ma responsabilité le jour de mes vingt-trois ans. Mais je ne porte pas ça comme une couronne. Je n’en fais pas une carte d’identité. Je veux, au contraire, qu’on me voie moi, Fred. Pas "le fils de...", pas "le riche héritier", mais un homme, un cœur, une pensée. C’est aussi pourquoi je n’ai rien dit à Christelle. Pas encore. Je voulais voir si la musique de son regard jouerait la même note même sans les instruments dorés. Si elle me parlerait avec le même ton si elle ne connaissait que "Fred", le garçon, et non "Fred", le patron. Et puis... rien ne m'assure qu’elle ne sait pas. Peut-être que Gisèle lui a tout raconté. Peut-être même que cette mise en scène, ce gâteau, cette présence à mes côtés, tout ça n’est qu’un plan savamment orchestré entre mères. Si c’est le cas, elle joue très bien la comédie. Et moi, je me prends au jeu. Je la regardai de nouveau, elle s’essuyait les lèvres avec une grâce discrète, puis croisa mon regard par accident. Je souris. Elle me le rendit. Et je sus qu’il y avait quelque chose en elle qui valait la peine d’être découvert. Mais pour l’instant, je ne dirai rien. Pas tout de suite. Je veux l’observer encore, parler avec elle, l’écouter rire, la voir s’agacer, la découvrir dans le naturel de ses réactions. Je veux savoir si, dans le silence ou le tumulte, elle reste fidèle à elle-même. Si elle aime les gens, ou l’image des gens. Et si un jour, elle apprend qui je suis vraiment... je veux qu’elle me regarde comme aujourd’hui. Ou mieux encore. Alors je me penchai un peu vers elle et demandai doucement, comme si tout était encore à bâtir : — Tu veux qu’on sorte un peu prendre l’air ? Juste nous deux ? Elle me regarda, surprise d’abord, puis son visage s’adoucit. Elle hocha lentement la tête. — Oui. Ce serait bien. Nous nous levâmes, et sans même m’en rendre compte, j’avais posé ma main sur le bas de son dos, dans un geste délicat, respectueux mais protecteur, comme si, en cet instant, elle m’était confiée. En sortant, je jetai un regard vers le salon. Ma mère et Gisèle nous observaient, un sourire malicieux suspendu au coin des lèvres. Elles ne dirent rien. Pas cette fois. Mais je savais qu’en rentrant, elles auraient déjà tout imaginé. Tout espéré.La vraie fête venait de commencer. Ce n'était plus un anniversaire à demi-mot, réservé à quelques intimes autour d'un gâteau. C'était devenu une célébration en grand, à la manière de chez nous, pleine de couleurs, de danses, de cris de joie, de musique entraînante et de parfums épicés.La cour de la maison maternelle se transforma peu à peu en un espace festif complet. Les lampions suspendus aux branches des arbres s’allumaient un à un, projetant des lueurs tamisées et multicolores sur les visages des invités. Une tente avait été dressée, couverte de tissus à motifs traditionnels et de guirlandes lumineuses. Le balafon résonnait en harmonie avec les tambours ; la flûte poussait des notes douces qui semblaient danser au rythme des pas.Des dames en tenues traditionnelles virevoltaient, des verres en main, riant aux éclats, tandis que les hommes formaient déjà des petits groupes autour des bouteilles de vin de palme, de bière blonde et d’autres breuvages plus nobles. Ma mère, Valentine,
Nous étions toujours là, à l'honneur, savourant ce moment. Christelle, un moment, tourna légèrement la tête vers moi, une expression curieuse, presque délicate, sur le visage.— Dis, Fred… je peux te poser une question ?Je hochai doucement la tête, l’encourageant.— Je me demandais… Il n’y a aucun de tes amis ici ? Enfin, je veux dire… des amis proches, des collègues peut-être ?Je marquai un temps de silence. Sa question m’avait surpris, mais pas blessé. Elle avait observé avec attention. C’était une remarque juste, une question profonde, et je l’appréciais pour cela.Je pris une inspiration, posai mon regard droit dans le sien.— Tu as raison de demander. Il n’y a aucun ami ici… parce qu’en réalité, je n’ai pas vraiment d’amis proches.Elle me regarda, attentive.— Comment ça ?— J’ai grandi dans un monde… un peu isolé. Ma mère ne m’a jamais appris à m’ouvrir aux autres. À l’école, c’était juste les cours, et puis la voiture venait me chercher. On ne jouait pas dans la cour. Je n’é
Pendant que nous nous dirigions vers le canapé en rotin, placé non loin du manguier dans la cour, je sentais mes pas devenir plus lourds. Pourtant, mon corps semblait glisser tout seul, guidé par une force invisible entre l’excitation et le doute. Mon cœur battait, mais pas comme tous les autres jours. C’était un battement en deux temps : une pulsation d’espoir et une résonance de peur.Christelle marchait à côté de moi, silencieuse, mais pas fermée. Elle semblait lire le moment avec ses sens, attentive à ce qui allait se passer. Chaque pas résonnait dans mon esprit comme une promesse que je n’étais pas encore sûr de pouvoir tenir.Nous nous assîmes côte à côte, une distance raisonnable entre nous, mais pas glaciale. Elle croisa ses jambes, moi je regardai un instant mes chaussures, puis le ciel, puis je laissai mon regard errer vers la porte du salon restée entrouverte.Je n’avais pas besoin d’être à l’intérieur pour entendre ce que je croyais qu’elles disaient. Dans ma tête, les voi
Je repris place à la table, mon cœur battant légèrement plus fort qu'à l'accoutumée. Christelle avait baissé les yeux sur son assiette, puis jeté un rapide coup d'œil en coin lorsque je m'étais assis. Le silence entre nous était désormais plus pesant qu’agréable, et pourtant, il y avait dans cet instant suspendu quelque chose d’intime, quelque chose de fragile.Je sentais les regards autour de nous, ceux des tantes, des amis de la famille, de Gisèle sans doute, et bien sûr, de ma mère. Chacun semblait scruter le moindre geste, la plus petite interaction, comme s'ils attendaient un signe, une confirmation, un aveu.Je n’aimais pas cette impression d’être observé, encore moins celle d’être mis en scène, mais il fallait bien briser la glace. Ne serait-ce que pour reprendre le contrôle.Je toussotai doucement, comme pour me donner du courage, puis me penchai légèrement vers elle, assez pour qu’elle m’entende malgré le fond musical et les bavardages.— Tu... tu savais que tu allais être "l
Sur la grande table généreusement garnie, Christelle, avec une discrétion et une grâce naturelles, se servit en premier. Elle choisit quelques mets avec une délicatesse qui la rendait presque irréelle : une portion modeste de riz parfumé, un morceau de poulet bien doré, quelques tranches de plantains et une cuillerée de légumes sautés.Chaque geste était mesuré, réfléchi, presque pudique.Je suivis son exemple, m'efforçant de ne pas trop remplir mon assiette. L’appétit, pour tout dire, m’avait quitté depuis un moment, chassé par une excitation nerveuse et douce qui me tenait le ventre serré. Nous reprîmes ensemble le chemin de notre table d'honneur, cette table légèrement surélevée, qui dominait la terrasse comme un trône d'apparat.Deux chaises avaient été installées côte à côte, recouvertes de tissus satinés, comme pour mieux nous mettre en valeur aux yeux de tous. Nous nous assîmes avec lenteur, en silence, presque à l’unisson, comme si un fil invisible nous liait déjà.Un léger "B
Alors que je continuais à découper et distribuer les parts du gâteau avec un sourire étiré jusqu’aux oreilles, ma mère, dans son éternelle discrétion teintée de stratégie, revint doucement vers moi. À son bras, marchant avec une grâce presque chorégraphique, se tenait une jeune femme que je n’avais pas encore aperçue jusque-là.Elle était d'une beauté saisissante, mais d'une beauté sans excès, une beauté naturelle qui ne demandait ni fard, ni parure pour se révéler. Son visage, encore empreint de la fraîcheur de ses vingt ans, rayonnait d'une candeur presque enfantine, mais ses gestes, eux, trahissaient une élégance mûrie, réfléchie.Elle avançait avec souplesse, les épaules droites, le port altier, la démarche assurée sans être arrogante, comme une princesse qui se serait égarée dans une fête de village. Ses cheveux, coiffés avec un soin délicat, retombaient en de longues mèches soyeuses, et ses yeux, d'un brun profond, capturaient la lumière comme des perles rares. Elle portait une