Mustapha Ibn Bassir reposa la feuille de papier sur son bureau et la regarda de longues minutes. Le dernier journaliste qu’il avait engagé ne donnait pas satisfaction et il allait devoir se séparer de lui. Ça lui crevait le cœur à chaque fois. Il aimait son travail, mais pas ses responsabilités. D’ailleurs, si sa conscience ne lui rappelait pas que c’était à lui de le faire, il aurait bien demandé à Victor de s’acquitter de la tâche. Lui n’aurait aucun scrupule à le faire.Il connaissait Victor Dubuisson depuis plusieurs semaines désormais, et il avait toujours autant de mal à le cerner. Globalement, c’était un homme très courtois, véritable bienfaiteur du journal, fidèle à sa parole. Mais il avait un côté sombre qu’il n’était pas pressé de découvrir plus en détail. Il voyait bien avec quelle verve il rédigeait ses chroniques et en déduisait facilement quelle rancune il gardait envers la Haute-Ville. Vu sa notoriété, son importance et le caractère obscur qu’il dissimulait, il ét
—«… morts, alors elle doit accepter ce prix. Car c’est celui de la liberté et de la justice.»F éclata d’un rire confortable et communicatif à la lecture de ces derniers mots. Tanya, elle, n’était pas vraiment d’humeur à plaisanter. La mort de Sacha et l’attentat de la Haute-Ville étaient deux évènements sur lesquels F et les Martyrs n’avaient pas encore capitalisé.—Tu ne trouves pas ça amusant, Tanya? demanda le chef.—Tu m’excuseras de considérer qu’il y a d’autres priorités, grommela la jeune femme.—Comme?—Comme de poursuivre notre lutte, capitaliser sur les récents évènements, sortir de cette prison et mener la révolution à laquelle nous aspirons tous.—Aaaaah, salua F, tout en s’installant plus confortablement encore. Tout ça! Quel programme! Et pourtant, nous y arrivons bien plus vite que tu ne le crois.—Comment? En nous attirant les bonnes grâces des
Youri Komniev avait entièrement confiance dans les capacités de James Brandon. Et en matière de sécurité, il écoutait assidûment ses conseils et avis.Néanmoins, cette nuit-là, il ne trouva pas le sommeil. Aucun barrage n’avait été levé autour du Grand Temple. Les Putras essaieraient de mettre leur menace à exécution. Il priait seulement pour que ce ne soit pas chez lui.Les défenses de sa demeure étaient impressionnantes. La bâtisse en elle-même, de style résolument victorien et d’une grandiloquence que la Basse-Ville ne soupçonnait même pas, disposait de murs épais et renforcés. Les colonnades entourant la façade principale abritaient des canons à larges boulets, se déployant par un système hydraulique. La grande horloge surplombant la porte d’entrée, aux finitions détaillées et dignes des plus grands maîtres, cachait un système de reconnaissance faciale qui, s’il venait à ne pas aimer ce qu’il voyait, activait alarme et canons.Mais quiconque parvenait jusqu’à c
Ce n’était plus des regards de respect, mais de crainte. Ce n’étaient plus des paumés oisifs, mais des soldats. Ce n’était plus un bataillon de gamins inexpérimentés, mais une armée écumant de rage.Face à lui, F avait des centaines de Martyrs qui ne demandaient pas mieux que de mériter leur nom. Lui-même en avait presque la larme à l’œil. L’attentat dans la Haute-Ville, la victoire sur Tanya, et bientôt, le Mur. Tout lui souriait et il devait faire un certain effort pour ne pas se laisser griser. Une fois le Mur pris, peut-être…Silencieusement, son impressionnante armée attendait les consignes du chef. Tout le monde était là. Seuls quelques femmes et les vieillards resteraient en arrière. C’était la volonté de F: impliquer l’ensemble de ses troupes dans cet assaut, afin que chacun se sente concerné par son issue.—Mes frères, mes sœurs, mes amis, déclara F avec un sourire. Depuis leur naissance, les Martyrs rêvent d’un grand jour. Celui où une révolut
Menel Ara était en guerre. Quiconque aimait cette cité devait éprouver une tristesse profonde. Mais quiconque la connaissait savait que c’était inéluctable.Moussa appartenait à ces deux catégories. Comme trop de Menelarites, il avait un espoir naïf au fond de lui qui l’empêchait de tout abandonner et de quitter la cité. Même ce jour. Ce jour où, en se réveillant, il apprit que les Martyrs avaient pris le Mur censé les contenir. Ce jour où il découvrit que, quasiment au même moment, les forces de sécurité avaient essuyé une cuisante défaite en tentant de forcer l’entrée du Grand Temple.Oui, Menel Ara était en guerre. Dans la Haute-Ville, pour une raison inconnue, les Putras et la Chambre se livraient un combat a priori déséquilibré. Et dans la Basse-Ville, les Martyrs se faisaient plus menaçants et rien n’indiquait qu’ils allaient s’arrêter en si bon chemin.Au milieu de tout ça, une écrasante majorité de Menelarites était coincée entre deux feux. Certains parlaie
Pour la deuxième nuit consécutive, Youri Komniev ne dormit pas. Ou très peu. La journée qui s’était achevée avait été la pire qu’il ait vécu à la tête de la Chambre. En quelques heures à peine, ses forces de sécurité avaient pris deux raclées et il avait dû refuser autant de démissions de son chef de la sécurité.Et voilà que, assis dans sa cuisine devant une tasse de café, le vieux politicien se demandait qui avaient bien pu être les victimes de la nuit. «Payer double» avait dit Delta. Deux morts. Et son fils dormait paisiblement…Il ne pouvait décemment pas rester les bras croisés, mais l’impuissance le gagnait. De fait, Menel Ara, sa cité, celle dont il avait la responsabilité, était en guerre. Cette simple situation l’avait poussé à faire, la nuit précédente, ce qu’il s’était juré de ne jamais faire: demander de l’aide aux forces internationales.Menel Ara avait un statut extrêmement marginal aux yeux des autres États. Depuis la prise de contr
Il avait beau vérifier et revérifier, les chiffres étaient corrects: La Vigie avait vu ses ventes se multiplier par six depuis son rachat. Malgré son sens aigu de l’anticipation, Victor ne s’attendait pas à un tel succès. Désormais, en considérant qu’un même exemplaire du journal était lu par deux ou trois personnes différentes, près des deux tiers de Menel Ara avaient accès à sa chronique. C’était énorme, colossal, d’immenses responsabilités. Et tellement stimulant à la fois.Ses dernières proses s’étaient axées autour du chantage élevé au rang d’art par Youri Komniev. Il y avait raconté, parfois en détail, les dossiers que le chef de la Chambre gardait sur ses semblables. Ibn Bassir avait adoré. Le directeur de journal qu’il était se payait le luxe d’avoir pour fan numéro un son rédacteur en chef. Leurs relations avaient d’abord été professionnelles, puis presque amicales, et désormais, il avait l’impression d’être une sorte d’idole, ou de superstar aux yeux d’Ibn Bassir
—J’ai de plus en plus de mal à justifier la situation.—Ne vous inquiétez pas, Maître. Les jours qui viennent vous donneront raison. Faites-moi confiance.—Je ne fais que ça…Delta soupira profondément. Il vivait très mal le blocus imposé par la Chambre et encore plus les méthodes qu’Ys utilisait pour en sortir. Mais leur efficacité était indiscutable. Alors il fermait les yeux, parlait quotidiennement aux innombrables Putras rassemblés dans le temple et laissait Ys faire ce qu’il voulait. Il n’avait pas les arguments pour s’opposer à lui.—Maître, je sais que tout ceci vous pèse. Vous avez été élu dans une période extrêmement particulière et difficile. Mais vous devez être courageux. Les jours meilleurs arrivent.Ys dégageait une confiance en lui inébranlable. Il n’y avait aucun doute dans son esprit quant à la victoire des Putras dans leur lutte contre la Chambre.—Comment peux-tu être aussi sûr de toi alors que