Léa fixait le marbre froid de la table de conférence comme s’il pouvait s’ouvrir en deux et l’engloutir. C’était un marbre lourd, veiné de noir, poli à l’excès, à l’image de celui qui siégeait en face d’elle : Aiden Knight. Costume anthracite taillé sur mesure, cravate assortie, montre en or discret mais scandaleusement chère. Chaque centimètre de cet homme criait le pouvoir, mais sans l’ostentation vulgaire de ceux qui ont besoin de prouver. Lui n’avait rien à prouver. Il était le pouvoir. Et il la regardait comme on observe un dossier qu’on juge encore un peu trop encombrant.
Le silence pesait. La salle était trop grande, trop haute, trop pleine de vide. Le genre d’endroit où les vérités se signent, où les vies se vendent. Elle sentait chaque battement de son cœur cogner dans sa poitrine, irrégulier, affolé. Une goutte de sueur perla à la naissance de sa nuque, glaciale, et descendit lentement le long de son dos. Lui, en face, ne bronchait pas. Même ses paupières semblaient obéir à une logique froide et méthodique.
Il n’avait qu’à signer. Un simple trait d’encre noire. Et sa vie à elle basculerait à jamais.
— Vous avez lu toutes les clauses ? demanda-t-il enfin, sa voix aussi lisse et tranchante que du verre poli.
Elle hocha la tête. Mensonge. Elle n’avait pas lu. Pas vraiment. Elle avait survolé les premières pages, et très vite, les lignes s’étaient brouillées. Les termes juridiques s’étaient transformés en chaînes. « Engagement exclusif », « non-divulgation », « obligation de représentation », « durée d’un an ». Et surtout ce mot terrible : épouse.
Son père lui avait tendu ce contrat comme un homme qui jette une bouée à quelqu’un qui se noie. Il n’avait pas pleuré. Juste murmuré, presque suppliant : « Sauve-nous, Léa. Épouse-le et tout ira bien. »
Mais tout n’allait pas bien. Rien n’irait jamais bien après ça.
— Un an, dit-elle. Un an seulement.
Aiden ne sourcilla pas. Il répéta avec une précision chirurgicale :
— Un an. Pas un jour de plus.
Il la détailla du regard. Une analyse, pas un regard humain. Elle sentit ses yeux glisser sur elle : ses cheveux châtains ramenés en un chignon rapide, ses épaules tendues dans un tailleur gris souris trop grand, emprunté à sa sœur. Ses mains crispées sur ses genoux trahissaient son angoisse. Elle avait tout d’une femme mal préparée. Et pourtant, elle allait devenir Madame Knight.
— Vous signez ou pas ? dit-il, en lui tendant un stylo Montblanc, noir, sobre, presque solennel.
Elle prit l’objet. Sa main tremblait. Ce n’était pas une signature. C’était une condamnation. Elle inspira lentement. Pour Papa. Pour Maman. Pour la maison qui n’était plus qu’une promesse d’huissiers. Elle signa.
Un claquement sec, net. Le bruit du stylo qu’elle reposait sur la table résonna dans la pièce comme un coup de feu.
Aiden récupéra les papiers, parcourut sa signature avec une neutralité glacée, comme s’il doutait qu’elle sache correctement écrire son nom. Puis il fit un signe bref à son avocat, un homme maigre au regard perçant, qui prit les documents, hocha poliment la tête et sortit sans un mot.
Léa se retrouva seule avec lui. Et l’envie soudaine de crier, de déchirer les pages, de hurler qu’elle se rétractait, que c’était une folie. Mais aucun mot ne sortit. Juste ce silence de cimetière.
Aiden se leva. Grand, imposant, silhouette parfaite d’un homme qui avait appris à dominer sans avoir besoin d’élever la voix.
— La cérémonie aura lieu demain, dix heures précises. On évite le scandale. Vous savez ce qu’on attend de vous ?
Elle hocha la tête. Sa gorge était si serrée qu’aucun son n’aurait pu en sortir.
Il esquissa ce qui aurait pu être un sourire, mais qui ressemblait davantage à une grimace de supériorité.
— Bonne fille.
Elle tressaillit. Comme un chien qu’on félicite. Elle se mordit l’intérieur de la joue pour ne pas répondre. Le goût métallique du sang la ramena à la réalité : elle était déjà prisonnière.
Le trajet jusqu’au manoir Knight fut un long cauchemar silencieux. Aiden était assis à côté d’elle dans la berline noire, mais il ne lui adressa pas un regard. Il était absorbé par son téléphone, consultant des mails, pianotant des réponses froides. Comme si elle n’était pas là. Comme si elle était déjà transparente.
Elle, elle comptait. Mentalement. Un an. Douze mois. Cinquante-deux semaines. Trois cent soixante-cinq jours. Et puis la liberté. Et une maison rendue à sa famille. Et la fin de cette dette maudite. Mais à mesure que la voiture avançait, ce futur devenait flou, presque irréel. Si cette année devait être sa croix, alors pourquoi avait-elle l’impression que son cœur s’enfonçait déjà dans le sol ?
Le manoir apparut au détour d’un portail en fer forgé orné de lions d’or. Immense. Écrasant. Les colonnes blanches, les vitres interminables, les jardins taillés au millimètre. Une perfection qui ne laissait pas la place à l’imprévu. Un royaume de marbre et d’ombres.
— Vous vivrez ici, déclara Aiden sans lever les yeux de son écran.
— … Avec vous ?
Il tourna la tête vers elle, lentement. Un sourcil levé, presque amusé.
— Bien sûr. Nous sommes mariés, Léa. Il faut sauver les apparences.
Il ne le dit pas, mais elle l’entendit quand même : pauvre idiote.
Ils descendirent de la voiture. L’air sentait le pin et la pluie séchée. Un majordome les accueillit d’un simple hochement de tête. Puis une femme apparut. Sèche, rigide, cheveux gris tirés en chignon sévère, comme sortie d’un vieux roman anglais.
— Madame Knight, dit-elle. La voix raide, lisse. Sans chaleur.
Léa fronça les sourcils. Elle n’était pas encore mariée, pas encore "Madame". Et pourtant, ce titre sonnait déjà comme une sentence.
Elle suivit la gouvernante à travers un long couloir. Le parquet brillait comme un miroir. Chaque tableau, chaque vase, chaque meuble était précieux, étouffant. L’argent criait ici. Il criait soumission.
Quand la porte s’ouvrit, elle découvrit une chambre gigantesque. Lit king size, draps ivoire, baies vitrées donnant sur un jardin secret, un dressing digne d’un palace. Elle aurait dû se sentir privilégiée.
Elle se sentit minuscule.
— Vous dormirez ici. Monsieur Knight occupe l’autre aile. Le personnel est discret, mais sachez que tout manquement à votre rôle sera immédiatement rapporté.
Elle hocha la tête. Un an. Un an. Un an.
La gouvernante s’éclipsa, et le silence retomba. Léa s’avança, posa sa valise au sol. Elle s’assit au bord du lit. Ses doigts glissèrent sur la soie des draps. Froide. Parfaite. Comme tout ici.
Demain, elle porterait une robe blanche. Une robe qu’elle n’avait pas choisie. Elle échangerait des vœux écrits par d’autres. Elle poserait ses lèvres sur celles d’un homme qui n’était qu’un nom de plus sur un empire financier. Un homme qu’elle n’aimait pas. Qu’elle ne connaissait même pas.
Et dans un an…
Tout serait fini. Du moins, c’est ce qu’elle croyait.Elle posa une main sur son ventre. Un geste réflexe. Presque inconscient.
Comme si son corps savait déjà ce qu’elle ignorait encore.
Comme si quelque chose, là, dans le silence de cette chambre dorée, s’était déjà mis en marche.
Quelque chose qui allait tout changer.La première lumière filtra à travers les rideaux, fine et froide comme une lame effilée.Léa ouvrit les yeux lentement, sans savoir si elle avait dormi ou simplement somnolé dans cet état étrange où l’on se sent à la fois présent et absent, flottant à la surface de sa propre conscience.Elle resta immobile, les draps remontés jusqu’au menton, comme pour se protéger d’un danger invisible.Le manoir était silencieux. Mais c’était ce genre de silence qui n’est jamais pur : un silence chargé, où chaque craquement du bois, chaque soupir des murs vous rappelle que vous êtes observé. Elle écouta un moment. Pas de pas dans le couloir, pas de voix. Seulement ce tic-tac régulier de l’horloge murale, lointain, presque étouffé.Son corps portait encore la tension de la veille. Cette nuit-là, Aiden avait effleuré ses cheveux un geste minuscule, mais qui, étrangement, brûlait encore dans sa mémoire comme une marque invisible. Ce contact furtif lui avait laissé un sentiment contradictoire : un mélan
Léa avait cru, naïvement, que cette journée serait un répit. Qu’elle aurait droit à quelques heures de silence, loin des regards, dans l’aile austère qu’on lui avait assignée. Mais dès l’aube, les coups secs sur la porte avaient brisé cette illusion.La gouvernante se tenait là, aussi droite qu’un métronome, les bras croisés comme si elle attendait qu’on lui donne une bonne raison d’exister.— Monsieur Knight attend Madame pour le gala de ce soir. Essayez ça.« Ça » était posé sur le lit comme une injonction silencieuse : une robe noire, dos nu, longue jusqu’au sol, brodée de perles minuscules qui attrapaient la lumière comme des éclats de vérité. Une pièce de haute couture qui criait luxe, pouvoir et domination. À côté, une paire de talons aiguilles, noirs eux aussi, mais vertigineux. Des échasses de verre et de cuir. Le genre de chaussures qui forçaient le monde à vous regarder — même si vous n’aviez aucune envie d’être vue.Elle ouvrit la bouche pour protester. Dire qu’elle n’avait
Léa ouvrit les yeux en sursaut, le souffle court, comme arrachée à un rêve trop réel. Ses draps étaient froissés, trempés de sueur froide. La chambre, vaste et silencieuse, baignait dans une obscurité feutrée. Seule la lumière argentée de la lune, filtrée à travers les rideaux de soie ivoire, dessinait des ombres mouvantes sur le parquet glacé. Elle cligna des yeux, désorientée, le cœur battant à tout rompre dans sa poitrine.Ce n’était pas sa chambre.Ce n’était plus sa vie.La journée s’était déroulée comme un ballet trop parfaitement orchestré : la robe blanche, les flashs des journalistes, les sourires figés, les vœux prononcés sans émotion devant une assemblée d’inconnus en costumes sur-mesure. Elle n’avait pas pleuré. Pas une larme. Elle s’était tenue droite, figée dans son rôle comme une poupée dans une vitrine de luxe.Mais maintenant, seule dans cette pièce trop vaste pour contenir sa solitude, elle sentait tout son corps crier.Elle se redressa lentement, une main moite sur
Le soleil perçait à peine à travers les vitraux anciens de la chapelle privée des Knight, filtrant la lumière comme s’il hésitait lui aussi à assister à cette mascarade. L’air y était froid, presque solennel, saturé de silence et de non-dits. Dans la sacristie attenante, Léa restait figée, immobile devant le grand miroir ovale aux dorures baroques. La robe blanche, somptueuse, semblait hurler l’ironie de la situation.C’était une œuvre d’art, sans conteste : un corset brodé de perles nacrées, une traîne de tulle fin qui s’étendait comme un soupir. Mais Léa n’avait pas eu son mot à dire. Elle n’avait rien choisi. Ni la robe. Ni les fleurs. Ni l’homme qu’elle allait épouser.Elle sentit une goutte de sueur froide glisser entre ses omoplates. Sa nuque était raide, ses doigts engourdis. Il ne s’agissait pas d’un mariage, pas vraiment. Plutôt d’un échange de pouvoir. Une alliance scellée non par l’amour, mais par des clauses. Par un contrat que personne ici ne prononcerait à voix haute.—
Léa fixait le marbre froid de la table de conférence comme s’il pouvait s’ouvrir en deux et l’engloutir. C’était un marbre lourd, veiné de noir, poli à l’excès, à l’image de celui qui siégeait en face d’elle : Aiden Knight. Costume anthracite taillé sur mesure, cravate assortie, montre en or discret mais scandaleusement chère. Chaque centimètre de cet homme criait le pouvoir, mais sans l’ostentation vulgaire de ceux qui ont besoin de prouver. Lui n’avait rien à prouver. Il était le pouvoir. Et il la regardait comme on observe un dossier qu’on juge encore un peu trop encombrant.Le silence pesait. La salle était trop grande, trop haute, trop pleine de vide. Le genre d’endroit où les vérités se signent, où les vies se vendent. Elle sentait chaque battement de son cœur cogner dans sa poitrine, irrégulier, affolé. Une goutte de sueur perla à la naissance de sa nuque, glaciale, et descendit lentement le long de son dos. Lui, en face, ne bronchait pas. Même ses paupières semblaient obéir à