Se connecterLe soleil perçait à peine à travers les vitraux anciens de la chapelle privée des Knight, filtrant la lumière comme s’il hésitait lui aussi à assister à cette mascarade. L’air y était froid, presque solennel, saturé de silence et de non-dits. Dans la sacristie attenante, Léa restait figée, immobile devant le grand miroir ovale aux dorures baroques. La robe blanche, somptueuse, semblait hurler l’ironie de la situation.
C’était une œuvre d’art, sans conteste : un corset brodé de perles nacrées, une traîne de tulle fin qui s’étendait comme un soupir. Mais Léa n’avait pas eu son mot à dire. Elle n’avait rien choisi. Ni la robe. Ni les fleurs. Ni l’homme qu’elle allait épouser.
Elle sentit une goutte de sueur froide glisser entre ses omoplates. Sa nuque était raide, ses doigts engourdis. Il ne s’agissait pas d’un mariage, pas vraiment. Plutôt d’un échange de pouvoir. Une alliance scellée non par l’amour, mais par des clauses. Par un contrat que personne ici ne prononcerait à voix haute.
— Léa ?
Sa mère venait d’entrer, discrète, comme un souffle. Elle portait un tailleur crème trop grand pour elle, comme si elle avait rétréci à force de s’inquiéter. Son regard se posa sur sa fille, et Léa lut en lui mille émotions contradictoires : la fierté, la tristesse, la honte, la résignation.
— Tu es… sublime, ma chérie.
Léa tenta un sourire, mais ses joues restaient figées. Ce sourire, elle l’avait usé comme un masque ces dernières semaines.
— Est-ce que… tu es sûre ? murmura sa mère, la voix cassée, presque inaudible.
« Sûre. » Ce mot lui paraissait grotesque. Comment être sûre quand on vend une année de sa vie pour sauver celle des autres ? Comment être sûre quand l’amour n’est qu’un décor, une illusion qu’on impose à coups de flashs et de bouquets hors de prix ?
— Oui, Maman. Je suis sûre.
Un mensonge. Un de plus. Et pourtant, sa mère ne dit rien. Elle hocha la tête, comme si elle comprenait. Comme si elle savait depuis longtemps que ce mariage n’était pas un choix, mais une nécessité.
Un coup discret fut frappé à la porte. C’était la gouvernante, une femme austère aux cheveux tirés en chignon, dont chaque geste semblait chronométré.
— C’est l’heure, annonça-t-elle avec cette autorité froide qui faisait taire toutes les objections.
Léa inspira profondément. Une, deux fois. Puis elle saisit le bras de son père, qui l’attendait à l’entrée de la chapelle. Il avait mis son plus beau costume, celui qu’il portait aux enterrements. Il ne dit rien, mais sa main tremblait. Peut-être à cause de l’émotion. Peut-être à cause de la dette qu’il portait comme une enclume autour du cou.
La musique s’éleva, lente, solennelle. Un orgue aux notes graves, imposantes. Léa franchit le seuil, et la nef s’ouvrit devant elle.
C’était un lieu étrange, hors du temps. Petits bancs en bois sculpté, vitraux représentant des saints oubliés, chandeliers en argent. Mais ce qui la frappa le plus, ce furent les visages. Aucun ne lui était familier. Actionnaires, avocats, journalistes triés sur le volet. Des inconnus bien habillés, qui souriaient sans conviction. Personne n’avait été invité pour elle.
Elle se sentit soudain dépossédée d’elle-même. Une figurante dans un tableau qu’on avait peint sans elle.
À l’autre bout de l’allée, Aiden l’attendait.
Costume noir, cravate grise, posture impeccable. Il ressemblait à une statue — froide, parfaite, immobile. Il ne souriait pas. Il ne la regardait même pas. Son regard fixait quelque chose derrière elle, ou peut-être en lui-même, loin de ce théâtre où il jouait le rôle principal.
Léa avança, un pas après l’autre. Le tapis de velours sous ses pieds semblait aspirer son énergie à chaque foulée. Quand elle arriva à sa hauteur, son père lui lâcha la main, et elle se sentit chuter intérieurement. Un vertige. Une perte.
Le prêtre entama la cérémonie. Sa voix était douce, presque monotone, comme s’il avait déjà prononcé ces mots mille fois.
« Engagement. Fidélité. Union sacrée. »
Des mots creux, qui flottaient autour d’elle sans jamais l’atteindre.
Aiden tourna enfin la tête vers elle. Leurs regards se croisèrent. Elle y chercha quelque chose. Un signe. Un doute. Un regret. Mais il n’y avait que de la maîtrise. Une froide intelligence qui mesurait, pesait, calculait.
— Léa Martin, voulez-vous prendre pour époux Aiden Knight… ?
Elle sentit sa gorge se nouer. Le cœur battant contre sa poitrine comme un tambour de guerre. L’envie de fuir, violente, brutale, presque animale.
Mais derrière elle, il y avait trop de poids. Trop d’enjeux. Trop de chaînes.
— Oui.
Le mot s’échappa, faible, comme une confession volée.
Le prêtre se tourna vers Aiden.
— Et vous, Aiden Knight, voulez-vous prendre pour épouse Léa Martin… ?
Il répondit sans une seconde d’hésitation :
— Oui.
Sec, net, définitif.
Les alliances glissèrent sur leurs doigts. Le contact du métal fut glacial, comme une morsure. Léa eut un frisson. Elle avait l’impression qu’on lui attachait un bracelet électronique.
— Vous pouvez embrasser la mariée.
Aiden s’approcha, posa un baiser sec sur ses lèvres, un geste aussi vide que le reste. Pas un murmure, pas un frisson. Juste un contact, pour la forme. Le clic frénétique des appareils photo résonna aussitôt. Voilà. Le moment immortalisé. Le cliché parfait.
Puis tout bascula dans le flou.
Des applaudissements. Des sourires. Des mains qu’on serre. Des félicitations artificielles. Des coupes de champagne. Des fleurs qu’on lui tend sans qu’elle les voie.
Et toujours cette phrase :
— Quelle chance vous avez. Il est si… impressionnant.
Ou encore :
— Vous avez fait un excellent choix.
Personne ne voyait qu’elle n’avait rien choisi.
Dans la voiture qui les ramenait au manoir, le silence était oppressant. Aiden regardait droit devant lui, les bras croisés. Léa, elle, fixait la vitre, tentant de retenir le flot de pensées qui menaçait de l’engloutir.
— Pourquoi moi ? demanda-t-elle enfin, à mi-voix.
Il tourna lentement la tête vers elle, sans réelle curiosité.
— Parce que tu étais disponible.
Elle sentit ce mot la frapper comme une gifle. Disponible. Pas aimée. Pas choisie. Disponible. Comme un objet sur une étagère.
— Et après un an ? souffla-t-elle.
Il haussa à peine les épaules.
— Nous divorcerons. Tu toucheras ta part. Tu retourneras à ta vie.
Il marqua une pause.
— Si tu respectes le contrat.
Et puis, il se replongea dans son téléphone, comme si elle n’existait plus.
La nuit tombait quand ils arrivèrent. Le manoir semblait plus sombre que jamais. Elle gravit les marches sans un mot, suivie par la gouvernante qui la guida vers la chambre nuptiale.
Un lit immense. Des draps trop blancs. Une solitude crue.
Elle s’assit au bord du matelas, ôta lentement ses chaussures, ses bijoux, sa robe.
Une chemise de nuit l’attendait sur le lit. Soie ivoire. Encore un choix qu’elle n’avait pas fait.
Léa s’allongea. La chambre était glaciale. Aiden n’était pas là.
Elle posa une main sur son ventre. Là, juste sous sa peau, grandissait un secret. Une vie. Une vérité qu’elle n’avait pas encore su prononcer.
Elle ferma les yeux, mais les larmes coulèrent quand même. Douces, silencieuses. Une rivière sans fin.
— Je tiendrai un an, murmura-t-elle.
Mais une voix en elle savait déjà qu’elle mentait.
Et cette nuit-là, pour la première fois, Léa comprit qu’elle ne s’était pas mariée à un homme.
Elle s’était mariée à une guerre.
Le matin du dernier jour du procès s’annonçait avec une lourdeur presque palpable. Manhattan, d’habitude vibrante, bruissait à peine sous un ciel chargé d’un gris uniforme. Un brouillard dense remontait de l’Hudson, se faufilant entre les gratte-ciel comme un voile inquiétant, et la pluie, fine mais persistante, martelait les trottoirs avec une régularité insupportable. Tout semblait conspirer pour donner à cette journée une aura sombre, dramatique, presque théâtrale, comme si même la ville savait que quelque chose de décisif allait tomber aujourd’hui.Pour Aiden Knight, pour Léa, Serena et toute l’équipe juridique qui les soutenait depuis deux semaines, ce dernier jour n’était pas une simple formalité juridique. C’était le point culminant d’un combat titanesque. Deux semaines d’épreuves, de révélations, d’attaques, de nuits sans sommeil. Deux semaines à revivre chaque erreur, chaque coup monté par les Ford. Deux semaines à défendre non seulement une réputation, mais une vérité, un ho
Le lendemain matin, la pluie tombait sur Manhattan comme un voile gris. Dans les rues autour du tribunal fédéral, les caméras s’étaient déjà alignées, prêtes à capturer la moindre expression, le plus petit frémissement. Le procès Knight contre Ford Industries était devenu un spectacle national et chacun voulait en voir la chute ou la rédemption.Aiden Knight arriva accompagné de son avocat, Jonathan Sawyer, le visage fermé, le pas mesuré. À ses côtés, Léa et Serena marchaient sans un mot. Leurs silhouettes se perdaient dans le tumulte des flashs, des micros tendus, des voix criant son nom. Mais lui n’entendait rien. Tout ce vacarme se dissolvait dans un bourdonnement sourd. La seule chose qu’il sentait, c’était la main de Léa serrant la sienne, et ce regard qu’elle lui lança avant d’entrer : Tiens bon.La salle d’audience était pleine à craquer. Les bancs du fond étaient occupés par des journalistes, des investisseurs, des anciens employés de Knight Industries. Certains avaient travai
Stev Cela faisait un peu plus d’un an que Léa avait décidé de retourner vers Aiden. Et même après tout ce temps, j’en avais encore le souffle coupé. Je ne m’étais pas attendu à ça. Pas après tout ce qu’elle avait enduré, pas après toutes les nuits où elle m’avait juré, les larmes pleines de rancune, qu’elle ne voulait plus jamais entendre son nom. Mais je l’avais toujours su, au fond. Léa ne respirait qu’à travers lui. Même séparée de lui pendant cinq longues années, elle murmurait encore son prénom dans son sommeil. J’ai entendu ses rêves, ses silences, ses colères étouffées. J’ai compris que tout ce qu’elle essayait d’enterrer l’amour, la douleur, la trahison tout ça continuait de battre sous sa peau. Et quand j’ai appris ce qui était arrivé à Aiden, sa blessure, sa chute, son corps brisé, j’ai voulu me réjouir. Vraiment. Je me suis dit : “Bien fait. Le karma a enfin frappé.” Mais on ne se
La route qui descendait des collines du manoir de Stev jusqu’à l’aéroport semblait interminable. La pluie avait cessé, mais le ciel restait bas, lourd de nuages sombres qui s’étiraient sur la vallée comme un drap de pierre. Léa appuyait sa tête contre la vitre, observant les oliviers disparaître un à un, les collines se fondre dans le gris. Le moteur ronronnait, monotone, comme un cœur qui bat en sourdine. Aiden conduisait, silencieux, la mâchoire serrée, les yeux fixés sur la route sinueuse. Serena, à l’arrière, consultait son téléphone, ses doigts tapotant nerveusement sur l’écran, envoyant des messages cryptés à une poignée de contacts. Des hommes de Stev les suivaient de loin. Et Léa, elle, essayait de respirer, de contenir l’angoisse qui lui remontait de la poitrine. — Tu crois qu’on pourra… tout régler cette fois ci à New York ? murmura-t-elle enfin. Aiden ne répondit pas immédiatement. Ses mains étaient tendues sur le volant, son regard un mélange de concentration et de f
Stev Cela faisait un peu plus d’un an que Léa avait décidé de retourner vers Aiden. Et même après tout ce temps, j’en avais encore le souffle coupé. Je ne m’étais pas attendu à ça. Pas après tout ce qu’elle avait enduré, pas après toutes les nuits où elle m’avait juré, les larmes pleines de rancune, qu’elle ne voulait plus jamais entendre son nom. Mais je l’avais toujours su, au fond. Léa ne respirait qu’à travers lui. Même séparée de lui pendant cinq longues années, elle murmurait encore son prénom dans son sommeil. J’ai entendu ses rêves, ses silences, ses colères étouffées. J’ai compris que tout ce qu’elle essayait d’enterrer l’amour, la douleur, la trahison tout ça continuait de battre sous sa peau. Et quand j’ai appris ce qui était arrivé à Aiden, sa blessure, sa chute, son corps brisé, j’ai voulu me réjouir. Vraiment. Je me suis dit : “Bien fait. Le karma a enfin frappé.” Mais on ne se réjouit jamais vraiment du malheur d’un homme qu’on a appris à comprendre. Et surtout pa
Les jours suivants eurent une lourdeur étrange, comme si l’air lui-même retenait son souffle. La mer n’était plus bleue, mais d’un vert profond, presque opaque. Le vent avait tourné, charriant depuis le port une odeur de métal et d’orage. Léa le remarqua la première. — Tu entends ? demanda-t-elle un matin, la tasse de café encore fumante entre les doigts. — Quoi donc ? — Le silence. Il n’y a plus de mouettes. Aiden fronça les sourcils. Elle avait raison. Même les bruits de la ville semblaient étouffés, comme avalés par la brume qui stagnait au-dessus de la mer. Leur routine continua malgré tout. Les volets s’ouvraient toujours au même moment, la lumière entrait, la terrasse s’emplissait du parfum du café et du sel. Mais quelque chose avait changé, un détail invisible, une tension minuscule qui glissait entre eux comme un fil tendu. Les pêcheurs du port avaient commencé à partir plus tôt, rentrant avant le soir. Certains chuchotaient qu’un navire inconnu croisait trop près des côt







