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Chapitre I

Chapitre I

Ancêtres et descendants

Partir de rien est effrayant. Nulle ligne pour nous guider, nul canevas sur lequel s’appuyer, rien d’autre qu’une lointaine vision. Cette impression angoissante s’empara de moi le jour où j’héritai du trône de Folivröde, un territoire vierge plein de promesses sur lequel j’apposerai ma marque pour les siècles à venir. J’avais l’essentiel à ma disposition : l’écorce fertile où germeraient les graines des futurs champs et forêts, le soutien des ancêtres dont les hommes et les richesses fortifieraient le royaume nubile, l’appui de mon peuple, colons déterminés à construire un avenir sur cette terre sans passé. Ne manquaient plus que mes directives.

La plus évidente fut de protéger le bourgeon de succession en le scellant dans une chambre à la base d’un donjon. La première pierre du château, mon château ! Il en allait de la sécurité de l’ensemble de la Lignée. La tour fut élevée en deux mois, prouesse rendue possible par deux centuries converties en maçons. Gens du peuple ou aristocrates, tous apportaient gracieusement leur concours à cette œuvre, conscients de travailler pour la pérennité de la famille. Chaque bloc posé, chaque poutre dressée, recelait un morceau de l’âme de l’ouvrier piégé là pour l’éternité. La tâche achevée, l’édifice nous apparut tel un géant protecteur en pleine majesté.

Mon estomac se noua lorsque nous hissâmes pour la première fois les couleurs de la nouvelle seigneurie, une arche d’or sur champs azur surmontant un dragon terrassé. Ce blason évoquait le combat contre le Gölbynekën, trois mois plus tôt. La victoire sur le serpent-oiseau avait répandu le nom de Luwise Sofunada à travers la Ramure, et si je n’étais plus depuis longtemps une inconnue, le prologue de la légende s’était écrit au matin de mon dix-neuvième anniversaire. Son développement se préparait déjà dans l’ombre.

Une autre cérémonie hautement symbolique étreignit mon cœur. Folivröde ne méritait pas encore complètement son nom de porte sous la cascade. La chute d’eau s’écoulait d’une rive à l’autre du rameau comme au jour de sa découverte au lendemain du débourrement, onde drapée par les vents. Un lac aux contours incertains s’était formé au fond d’une cuvette tapie d’algues où aimaient à se cacher alvins et têtards émigrés des Branches supérieures. Son déversoir serpentait sur une lieue avant d’atteindre la mer d’éther et de se perdre en millions de gouttelettes dans les abysses aériens. Cette cascade, la plus grande richesse du domaine, était également son sceau, autant que l’abdomen du frelon était celui de Palwite. Lorsque l’on évoquait Folivröde, c’était elle que l’on se figurait en premier. Sur mes ordres, nous dressâmes une voûte d’ogive en teck sculptée par des artisans de premiers plans qui ouvrit un passage à sec sous le rideau liquide. Sous cette porte de bruine s’étirait une large passerrelle sur pilotis, depuis les portes de la cité jusqu’aux collines du couchant, tout le long des terres marécageuses inondées par le lac juvénile. Trois chars y circulaient de front en ménageant de la place pour les piétons. Outre les symboles classiques de la Neuvième Branche de l’Est, se retrouvaient sur les piliers le Vünasinëd, marque de l’Arbre-Mère, le dragon de la nouvelle cité et la guêpe de Palwite, notre voisine. Fougueuse, enthousiaste, naïve, je décrivis dans mon discours d’inauguration un futur de paix et de prospérité. Jamais je n’aurais imaginé ce qu’il advint en réalité.

Je passais mes journées aux quatre coins du chantier palatial ou dans les allées du campement préfigurant les ruelles de la cité. De nombreux artisans avaient regroupé leurs ateliers dans ce qui est encore aujourd’hui le cœur du quartier industrieux. Les forgerons avaient amené à leur suite une nuée de parasites en bure de cuir anthracite, le clergé, garant, selon la coutume, du bon usage de l’Incandescent. Je répugnais à voir ces prêtres hautains et autoritaires régenter ce secteur avec la prétention d’un territoire autonome. Mon éducation m’avait donné une vision hérétique de l’élément interdit, l’image d’un feu chaleureux, protecteur et source de progrès, et non l’agent de mort et de destruction, l’ultime ennemi de la déesse contre lequel nous ne pouvions que prier. Ce travers allait me poursuivre ma vie entière et guider la plupart de mes décisions, heureuses autant qu’hasardeuses. Leurs conséquences sur le monde se révéleraient irréversibles.

Ces considérations étaient encore bien loin de mes pensées, trop de détails urgents les accaparaient alors. Heureusement, je pouvais compter sur le soutien de mon aide de camps, Nisfyl Shishinada. Mon bras droit et ami d’enfance gérait le quotidien, depuis la sécurité jusqu’à la coordination des travaux, tandis que je m’occupais des relations avec les Seigneurs étrangers en vue d’assurer l’approvisionnement de pierre, bois, minerai et vivres. Tous les pionniers ont connu cette période critique d’entière dépendance vis-à-vis de l’extérieur. L’écorce à nue interdisait la moindre culture et nous dûmes attendre une année l’apparition d’humus pour y creuser nos premiers labours.

Mes rondes quotidiennes confirmaient ce triste constat sans parvenir à entamer mon optimisme. Au cours de l’une d’elles, j’appris l’arrivée d’un messager de Palwite qui patientait dans la grande salle du château.

Hormis le donjon, défense principale tout en pierre, la forteresse était cerclée de palissades doublées de pieux et de fossés. Le prix de ce matériau originaire des domaines souterrains incitait les architectes à la retenue. Il le réservait aux défenses du bourgeon, préférant le bois pour les dépendances, depuis les écuries jusqu’aux logis. Seules les cuisines et le temple associé s’offraient le luxe de ce matériau ininflammable, sans toutefois lésiner sur les runes protectrices sculptées sur les pourtours de l’âtre. La grande salle ne dérogeait pas à cette règle, quoique l’ornement y fût soigné. Les poutres étaient sculptées de feuilles et de fleurs dont les détails finement ciselés honoraient les artistes qui avaient déployé leurs talents pour offrir au palais juvénile un lustre digne de ses ancêtres.

Nous entrâmes dès que nous eûmes posé pied à terre, des écuyers s’occupant de nos renards sylvestres abandonnés dans la cour. Le coursier nous attendait en observant les tapisseries qui ornaient les murs de chaux. Son dos altier ne trompait pas, la cape de voyage n’y changeait rien. J’avais trop observé cette silhouette, souvent à la dérobée, pour ne pas la reconnaître entre mille. Le soldat se retourna, casque au bras coincé entre le creux de son coude et sa cuirasse de cavalier, un air farouche que couronnait une tignasse noire en désordre.

— Lumière sur vous, Luwise-tame.

— Qu’elle te suive où que tu ailles, Nortenam.

— Les travaux avancent bien, dirait-on.

— Le Bourgeon est en sûreté, si c’est de cela dont tu viens t’assurer.

— En effet. Les délais ont été respectés. Rien ne retarde plus la cérémonie de filiation.

— Alenash a dû convier l’ensemble des monarques de la Neuvième Branche de l’Est, fis-je avec ironie.

— Plus que cela, renchérit Nisfyl. La fondation d’un royaume est chose suffisamment rare pour être célébrée. Quand celui-ci a été conquis en terrassant un Gölbynekën, manquer les festivités devient un crime. Il y aura foule. 

J’acquiesçai, un sourire aux lèvres. Mon intronisation serait bientôt officielle, les frontières avec Palwite, notre cité parente, légalement délimitées, et les allégeances reformulées. De par les lois fylides, Folivröde n’était pour le moment qu’un poste avancé aux marges de Palwite. Nous allions signifier notre sécession auprès de notre suzerain qui l’accepterait avec joie.

Nous partîmes le lendemain et gagnâmes la cité de mon père en trois jours, un temps record. Je revis les murailles de la ville de mon enfance avec un pincement au cœur. Les séquelles du tremblement de terre apparaissaient encore par endroits. Je n’étais plus revenue depuis ce fameux jour où l’expédition s’en était allée sous le commandement de Latenam.

Nous traversâmes les bas quartiers sans fanfare, pourtant un attroupement se forma vite autour de nous qui grossit jusqu’à gêner notre avancée. Nisfyl dut hausser la voix pour nous ouvrir un passage. Des murmures admiratifs glissaient d’une gorge à l’autre : c’est la fille de Särise-tame ; elle a les cheveux d’argent, elle n’est plus humaine ; ainsi c’est vrai, un Änlisöve est apparu en aval.

Une humeur heureuse et insouciante s’empara de la populace, une ambiance propice aux frissons qui me chatouillèrent le corps tout le long de la traversée. L’atmosphère changea radicalement aux portes du palais. Les gardes s’inclinèrent devant moi ainsi que l’exigeait l’étiquette, rappelant brutalement aux citadins le rang nouveau de ce visage familier transformé par la grâce d’Okateï. Le silence s’installa, puis tous imitèrent les soldats.

— Bienvenue à Palwite, Luwise-tame. Le Seigneur Alenash vous attend. 

Seuls mes deux compagnons furent autorisés à me suivre, laissant la foule extatique massée derrière les murailles. Nous suivîmes notre guide afin de respecter le protocole. Nous trouvâmes Alenash avec sa reine Litude dans la salle d’audience où s’était rassemblé l’ensemble de sa cour alignée le long d’une haie d’honneur jusqu’au trône.

— Honneur et lumière sur mes ancêtres, déclarai-je non sans une certaine amertume. Bien que mon couronnement me plaçât sur un pied d’égalité vis-à-vis de mon ancien rival, son statut d’ancêtre imposait une révérence de principe qui m’indisposait.

— Force et vigueur à mes descendants. Le ton était sec et formel. Au moins partagions-nous le même embarras nourri d’un passé conflictuel.

— C’est un honneur de t’accueillir, fille de Palwite, reine de Folivröde. La cérémonie de filiation se déroulera dès l’arrivée des délégations. D’ici là, nous aurons à parler, mais pour l’heure, place aux réjouissances. 

Essayait-il de m’impressionner ? Sa froideur à mon égard n’avait-elle été qu’une farce ? Toujours est-il que la réception fut grandiose. À côtoyer le jeune courtisan, j’avais appris que son ambition et son ego s’accompagnaient d’une droiture et d’une honnêteté remarquables. Il ne pouvait moins récompenser celle qui avait sauvé la Lignée.

Cette reconnaissance fut de courte durée, dès le lendemain s’engagèrent d’âpres négociations. La loi fylide stipulait que la frontière entre deux seigneuries se situait à mi-distance entre deux bourgeons de succession. Cette règle simpliste était inapplicable stricto sensu, le détail du tracé serpentant allègrement de part et d’autre de cette ligne théorique. Chaque colline, chaque bosquet, était marchandée et la frontière remaniée au détour d’une phrase. La difficulté consistait à deviner les potentialités pour les siècles et les millénaires à venir d’une terre vierge avec comme seuls guides de subtils indices topographiques et les auspices des chamans. Ce traité figerait dans l’écorce une limite que les croissances futures de la Branche ne remettraient pas en cause, l’enjeu dépassait ma seule régence. Dessiner sur une carte un trait d’une distance réelle de plus de mille toises nécessita une journée entière. J’y récupérai un plateau en échange d’un aqueduc irriguant la grande plaine de Palwite. Mes successeurs sauront si ce fut ou non une bonne affaire et maudiront peut-être ma bêtise.

J’espérais en avoir terminé avec les palabres, je me trompais. La véritable bataille devait se dérouler après la cérémonie, lors du Conseil des Sages où je devais affronter mes pairs sur un sujet que je croyais enterré : mon mariage.

En quelques jours, Palwite fut envahie par les représentants des seigneuries de la Neuvième Branche, ainsi que d’autres cités de la Ramure de l’Est. Il ne s’écoulait pas un jour sans que ne défilent de riches équipages qui émerveillaient le peuple de leurs ors et soieries. Les cités intérieures possédaient des richesses dont la ville de la canopée, malgré sa croissance récente, ne pouvait que rêver.

Parmi les invités, je retrouvai mon parrain le Seigneur de Jivude et sa dame. Je dus contenir ma joie jusqu’à nous retrouver dans nos appartements où ce ne furent qu’embrassades et compliments.

— Ainsi, voici le visage de mon élève parée de la chevelure de saison, commenta Suwamon. Vous verrez, être Bras de l’Arbre-Mère entraîne bien des tracas, mais a aussi ses petits avantages. Les maladies des hommes deviendront des souvenirs vite effacés et vos pires blessures se rétabliront d’elles-mêmes à la manière d’un rameau étêté régénéré à la saison suivante. Pas de folie cependant, les Seigneurs ne sont pas immortels. 

Sa dernière remarque réveilla de vieilles douleurs que mon sang miraculeux, mi-humain, mi-végétal, ne parvenait à guérir. Attentif et délicat, il caressa ma joue pour en gommer la tristesse et étirer sur mes lèvres un sourire joyeux.

 — Votre père serait fier de vous, ajouta-t-il avec sincérité.

— Luwaly pas moins. 

Je ne voulais pas glisser de rancune dans cette remarque, elle s’y insinua malgré moi et trahit le fond de mon cœur. Le choix de Suwamon de marier mon amie avec son bourreau avait-il été le bon ? Mon ancien parrain se raidit brièvement avant que ne passe ce sombre nuage. L’évènement ne laissait pas de place aux chamailleries.

— Vün et Tilysëd ne sont pas avec vous ? demandai-je.

— Ils suivent leurs Initiations, l’un sur les Branches du Nord et l’autre sur celles de l’Ouest. Ils vous rendront probablement visite sitôt leurs engagements terminés.

— Ils seront bientôt des hommes, déclara Nëdawiven avec mélancolie.

Je n’avais jamais connu la fierté et le déchirement d’une mère au jour de l’adoubement de ses enfants. Je savais ce qu’endureraient les jeunes adultes après avoir prononcé leurs serments et ne pouvais qu’imaginer les sentiments confus de la reine de Jivude. Je la couvris d’un regard empli de compassion, bien maigre réconfort qu’elle apprécia pourtant comme le plus précieux des présents. J’enviais la noblesse de Nëdawiven qui toujours demeura mon horizon.

Je revis le couple régnant le jour de la cérémonie de filiation tandis que je remontais la haie d’honneur. Les plus grands monarques suivaient chacun de mes pas tel l’évènement majeur de ce siècle. Ils ignoraient qu’ils assistaient à une anecdote aux côtés des bouleversements à venir.

Le faste de la cérémonie s’accordait avec son importance. J’apparaissais en guerrière, bardée de métal brillant sur de riches étoffes orange et bleues. Rangée dans son fourreau, Nadesayel figurait en bonne place à ma ceinture. Plus d’un chevalier lorgnait cette épée devenue mythique le jour où elle avait fendu le crâne du serpent-oiseau. Les contes populaires lui prêtaient des pouvoirs insensés, des fantasmes nourris par sa lame noire d’encre. Sa puissance réelle tenait peut-être dans la crainte et la fascination qu’inspirait l’éclat ténébreux du fer obsidienne, dissimulé dans son écrin de cuir et de bois précieux au grand dam de beaucoup.

J’arrivais face au trône où se tenait Alenash, contraint à l’enthousiasme. Pour la dernière fois, je dus m’agenouiller devant lui. Cette pensée me soutint dans l’épreuve. Vint l’heure des paroles rituelles.

— Alenash-tame, Okateï m’a permis de goûter son miellat. Je dois m’acquitter de la charge ainsi confiée et défendre l’Änlisöve de Folivröde. Je vous implore d’appuyer sa décision et de libérer mon serment d’allégeance.

— La Branche se développe et grandit, la Lignée bénéficie de cette croissance. Luwise-tame, nous te saurons éternellement gré du fardeau que tu daignes porter. J’accède à ta demande et détache Folivröde de la tutelle de Palwite. Toutefois, les liens de parenté demeurent, tu trouveras toujours aide et soutien chez tes ancêtres.

— Grâce vous soit rendue. Soyez garantie de l’indéfectible loyauté à la famille qui guide mes actes. 

Il me signifia de prendre le siège à sa droite et d’affronter avec lui l’assemblée. Il poursuivit quand je l’eus rejoint.

— Les enfants de Palwite vont à présent essaimer afin de fortifier le jeune royaume. Que ceux dont les vents poussent l’âme vers l’orient se présentent. 

Nisfyl ne se le fit pas répéter. Il fut le premier à sortir du rang et à s’agenouiller, sa future fonction l’imposait. De toute manière, si le protocole ne l’avait pas exigé, il l’aurait sans doute forcé.

— Moi, Nisfyl Shishinada, réponds à l’appel d’Okateï.

— Palwite lègue un officier de talent, déclara Alenash. C’est un privilège de le céder à notre descendant. 

Je me levai et pris la parole d’un ton solennel :

— Nisfyl, je sais ta vaillance et ta bravoure, j’ai observé ta maîtrise des arts guerriers et la justesse de ton commandement, accepteras-tu d’être nommé Indasarm ?

— Je vous seconderai jusqu’au plus profond des Enténébrés, Luwise-tame. 

Il y avait dans nos regards une complicité tissée au cours des années. Ce serment scellé au premier jour de son Initiation prenait enfin corps. Alenash observait cet échange silencieux avec un certain mépris qui, pourtant, ne perça pas dans sa voix lorsqu’il prononça la formule d’usage.

— Ton Seigneur entend et salue ta décision. Je te délie en ce jour de ton serment. Prête désormais allégeance à ton nouveau souverain.

— Moi, Nisfyl Shishinada Susay-Nashly-Fonda, héritier du souffle du Renard et fils de la maison de Palwite, guiderai mes pas et mes pensées le long de la Neuvième Branche de l’Est. Ma vie est dédiée à Okateï et au Bras de l’Arbre-Mère qu’elle a désigné. Luwise-tame, je vous jure fidélité, respect et obéissance en toutes circonstances. J’offre ma tête en garantie. 

Ces mots résonnèrent curieusement en moi. Je les avais prononcés à deux reprises ; devant mon père d’abord, moment de joie incommensurable, puis face à Alenash, humiliation dont je ne m’étais pas remise.

— Le Bras de l’Arbre-Mère écoute et entend ta requête, répondis-je, la voix vibrant d’orgueil. Par la grâce de celle qui couvre le monde, tu es désormais chevalier de Folivröde. Avance-toi, Nisfyl Shishinada, et fais-toi reconnaître. 

Une ovation accompagna son adoubement. Il dressa le poing, soulevant par ce simple geste une clameur chez les gens d’arme : Okateï to ly asinëd, vie éternelle à l’Arbre-Mère.

D’autres nobles se présentèrent, guerriers et courtisans de petite noblesse pour la plupart, espérant s’octroyer une place enviable au sein de cette cour en gestation. Parmi eux se trouvait Vänesine. J’avais longuement attendu son tour, craignant qu’il demeure fidèle à Alenash. Cette idée était sans fondement. Quel que fût le suzerain, le jeune homme aurait suivi son ami Nisfyl où qu’il aille. Peut-être avait-il voulu jouer avec mes nerfs en patientant jusqu’au trentième prétendant, cela aurait bien été dans sa nature.

Il sortit de la foule avec nonchalance, sa démarche à peine crispée par les séquelles de ses blessures. Je devinais l’amertume de mon voisin lorsque le meilleur archer du houppier lui demanda de le libérer de ses obligations. Alenash hésita. Il était en son pouvoir de refuser un don si l’intérêt de Palwite était menacé. Toutefois, l’amour fraternel qui unissait Vänesine à Nisfyl n’avait rien de secret. Le monarque éclairé savait qu’il perdrait son chevalier sitôt ce couple brisé.

— Moi, Vänesine Difunada, réponds à l’appel d’Okateï.

— Tu as triomphé au dernier tournoi du Jasmin et porté ton nom et celui de Palwite au firmament. Okavün, ton arc légendaire, serait, dit-on, taillé dans le cœur de l’Arbre-Mère. Qu’il serve au mieux la seigneurie de Folivröde. 

Alenash déploya ses talents de comédien pour feindre l’indifférence avec brio. Les hôtes étrangers admirèrent l’abnégation du souverain de Palwite pour qui les intérêts du nouveau royaume et de la Lignée prévalaient. Au bout du compte, Alenash remboursait ce sacrifice par le prestige gagné. L’affaire aurait pu être pire.

La séparation fut moins douloureuse concernant Nortenam. Certes, la cité de mon père cédait de nouveau un excellent combattant, mais ce n’était pas un fils de Palwite. Le prince du sud n’avait aucun lien familial avec la Neuvième Branche de l’Est ; il était volontairement resté au service de Särise, son ancien geôlier, lorsque celui-ci rompit la vassalité du royaume méridional. Beaucoup avaient vu une preuve de respect ou d’admiration envers celui qui l’avait élevé comme son fils. Il était naturel que ce lien filial se retourne vers la fille de Särise, devenue en quelque sorte la sœur de Nortenam.

— Moi, Nortenam Ütieda Dirsu-Nashly-Shieda, réponds à l’appel d’Okateï. 

Au total, soixante-seize chevaliers quittèrent leur maison ancestrale pour rejoindre les colons de Folivröde. D’autres venus des cités intérieures s’ajoutèrent au fil du temps. Mais de tous, les noms de Nisfyl, Vänesine et Nortenam occupaient une place particulière dans mon cœur.

Il n’en manquait qu’un pour compléter ma garde rapprochée. Un chevalier de cœur dont l’unique défaut fut de naître inam.

— Formidable cérémonie. 

Je ne sais combien de fois j’entendis ces mots lors du banquet qui suivit. Les félicitations se succédèrent jusqu’à se fondre dans le brouhaha ambiant. Chaque Seigneur vint me faire sa révérence et m’assurer de son soutien. Une compétition tacite de cadeaux luxueux et de promesses généreuses anima la soirée jusqu’à l’aube. Seul le plus puissant des monarques se tint à l’écart de cette foire d’empoigne.

Särevë, le souverain de notre cité-mère Idatanal, m’entraîna discrètement dans une alcôve dès le début des festivités. Quelques-uns de mes pairs nous y attendaient, parmi lesquels Luwebiane de Difunason, doyen du Conseil des Sages, et Alenash, notre hôte. Le Père de Lignée laissa planer un temps une atmosphère tendue annonçant la gravité de la conversation à venir.

— Luwise, commença-t-il, nous sommes heureux de votre nomination et vous souhaitons succès et fortune dans vos projets futurs. Néanmoins, l’intérêt et la sécurité de la Branche imposent notre ingérence dans les affaires de Folivröde. Avez-vous oublié votre promesse de mariage avec Olien Shifunada de la Dixième Branche ? 

Pouvais-je répondre avoir volontairement négligé ce détail ? Je n’avais jamais accepté ce mariage arrangé, mon rang actuel me permettait à présent de le refuser.

— Après un délai décent au regard de la situation, poursuivit-il, Noïfër a rappelé les engagements de Palwite et se montre chaque jour plus pressante.

— Cet accord n’a plus lieu d’être. Il était question d’unir la fille d’un Seigneur, pas un souverain en place.

— Il est naïf de raisonner ainsi. Folivröde rend la Neuvième Branche plus fragile que jamais. Souvenez-vous du prix payé pour sauver le bourgeon de succession de Palwite. La citadelle possédait trois lignes de remparts et une forteresse de premier ordre ; malgré cela, l’issue de la bataille s’est jouée sur le fil. Combien de temps, selon vous, tiendrait votre royaume si Amfiteï ou un autre membre de sa Lignée vous assiégeait ? Folivröde est un nouveau-né sans la moindre défense contre les agressions extérieures.

— Les cités intérieures nous aideront.

— Nous n’arriverions jamais à temps. Il a fallu deux semaines pour recevoir les premiers renforts lors du siège de Palwite. Vous êtes reine, cela impose des sacrifices. Votre union garantira la sécurité de votre peuple et celle du houppier. 

Ses arguments imparables autant que son rang éprouvaient ma retenue. Je refusais néanmoins de les écouter.

— Croyez-vous qu’un mariage scellera une alliance durable ?

— L’âme est dans la gorge, rétorqua Särevë. Les royaumes de la Dixième Branche ont un honneur sans tache, leur parole a encore la solidité de l’acier.

— Foutaise ! Amfiteï a tenté un rapprochement avant de nous attaquer en traître. La Dixième Branche n’est qu’un ramassis de crapules sans vergogne.

— Quand bien même ! Ce serait une raison de plus pour les arrêter par tous les moyens.

— Nous avons un accord officiel avec Noïfër, rappela Luwebiane. Votre changement de statut ne le remet pas en cause. Au contraire, votre refus leur fournirait un casus belli dont ils useraient, soyez-en sûre. 

J’avais du respect pour le vieil homme, ancien suzerain de mon parrain, Suwamon-tame. Il m’avait fortement impressionnée durant la guerre de Succession. Considérer son vassal en égal et s’agenouiller pour lui demander son appui à l’instant fatidique auraient paru une marque de faiblesse chez un autre que lui. Quelle que fût la situation, il conservait sa dignité et gagnait le respect de son auditoire. Je ne pouvais fouler aux pieds son opinion comme je l’aurais fait de celle d’Alenash. Si celle de Särevë s’imposait à moi par le biais de la hiérarchie familiale, par sa droiture Luwebiane sapait mes réticences pour construire une nouvelle résolution selon ses vœux.

— Vous êtes une femme de cœur et d’intelligence, continua-t-il. Vous savez au fond de vous que le Conseil a raison. Nous ne vous demandons pas d’aimer votre époux, encore moins de lui accorder votre confiance. Il en va ainsi de bon nombre d’unions politiques. Voyez-le comme votre prisonnier. Qui sait ? Avec de la chance, votre ménage sera tout de même harmonieux.

— Votre père aurait béni ce projet. 

Ces paroles venaient de mon ancien rival. Alors que Luwebiane avait presque réussi à me convaincre, par ces six mots Alenash réduisait le rude labeur à néant. Cela ne l’empêcha pas d’enfoncer le clou.

— En revenant victorieux des campagnes du Sud, Särise-tame ramena un gage de paix, un prince captif qu’il apprit à aimer comme son fils. Ce garçon est désormais l’un de vos plus fidèles chevaliers. 

À ma grande surprise, l’évocation de Nortenam apaisa ma colère naissante. Jouer sur mes sentiments cachés, décidemment, Alenash montrait toujours plus de finesse. Désarmée, je ne répondis pas, prouvant aux yeux du Conseil que j’étais sur le point d’abdiquer.

— Bien, conclut Särevë. Nous enverrons donc un message à nos amis pour convenir d’une date. 

Je sortis sans donner mon accord de vive voix, mon silence suffit. Je repensais à ma confidente Luwaly, elle aussi contrainte à un mariage de raison, et à mon premier amour, Ärlorive, décédé quelques semaines avant notre union. J’imaginais leurs regards désolés depuis le Monde Intérieur. Cette humiliation, je me le jurais, serait la dernière. Il y a hélas un monde entre les souhaits et la réalité.

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