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CHAPITRE 2

 

Salle de rédaction d’El Periodico, Ciudad Juarez, deux jours plus tard...

 

– Angela, un cadavre a été trouvé dans le désert, au nord de la ville, lança Miguel Torreon après avoir raccroché son téléphone.

La jeune femme à qui le journaliste s’adressait travaillait à quelques mètres de lui. Penchée sur son ordinateur portable, elle tapait un article sur les meurtres de Juarez dont elle avait fait son cheval de bataille depuis son arrivée ici, trois mois plus tôt. Elle était américaine, probablement promise à un bel avenir si l’on considérait ses compétences professionnelles...

et sa beauté, mais elle avait choisi de venir s’enterrer ici, chose que Miguel avait beaucoup de mal à comprendre.

– C’est une fille. Elle a été débitée en petits morceaux, ajouta-t-il.

– Oh mon Dieu !

Angela de la Vega saisit ses clés de voiture posées sur son bureau, son téléphone portable et sortit précipitamment de la salle de rédaction climatisée. La chaleur et le bruit la frappèrent de plein fouet tandis qu’elle émergeait dans la rue. Elle se hâta vers sa voiture garée un peu plus loin, évitant les piétons et vendeurs ambulants qui envahissaient nonchalamment le trottoir.

La jeune journaliste mit presque une demi-heure pour s’extraire des embouteillages et atteindre l’orée de la ville, là où débutait le désert. Elle trouva facilement ; plusieurs voitures de police balisaient l’endroit en bordure de route. Angela gara son vieux Ford Bronco à côté des autres véhicules et s’approcha lentement. Des policiers tentaient de maintenir à l’écart une petite foule silencieuse mais déterminée, aux visages graves. Bien que l’après-midi fût fort avancée, la terre calcaire, presque blanche, reflétait douloureusement la lumière solaire. Angela plissa les yeux et scruta la foule. Elle reconnut quelques visages déjà vus sur d’autres scènes de crime, parmi lesquels trois mères qu’elle avait interviewées alors qu’elles cherchaient désespérément le cadavre de leur fille disparue. Car à Juarez, ce sont les familles qui déterrent les cadavres, pas la police, cette dernière faisant tout pour ne pas être obligée d’ouvrir d’enquêtes judiciaires.

Lorsqu’elle leur avait demandé si elles avaient encore espoir de les retrouver vivantes, pas une ne s’était montrée optimiste.

Ciudad Juarez est comme un ogre, lui avait expliqué l’une d’entre elles. Un ogre insatiable qui ne rend que des ossements. Et si elles cherchaient les corps, c’était uniquement pour leur offrir une sépulture décente, ainsi qu’une tombe sur laquelle elles pourraient aller pleurer. C’était probablement une de ces femmes qui avait trouvé les restes.

Angela remarqua un homme posté à l’écart sur une petite déclivité, prenant des photos.

C’était un journaliste d’un quotidien local qu’elle connaissait un peu. Elle s’approcha.

– Salut Manuel.

Un grand sourire s’afficha sur le visage de son interlocuteur. Le physique de la jeune femme faisait toujours son effet, même chez la concurrence. Car Angela de la Vega appartenait à la catégorie fort peu répandue des femmes belles et racées. Les traits fins de son visage légèrement métissé - qu’elle tenait d’un père d’origine portoricaine - s’accordaient magnifiquement à sa longue chevelure noire, complétant une silhouette grande et mince aux proportions parfaites. Mais ce qui frappait en premier lieu chez elle, était son élégance naturelle, une grâce exquise qui transparaissait dans chacun de ses mouvements, même les plus simples. Il y avait des avantages et des inconvénients à être vraiment belle ; elle avait très tôt appris à tirer parti des premiers et à s’accommoder des seconds. Quant à son métissage hispanique, il lui avait accordé dès son arrivée au Mexique un net avantage, lui permettant de se fondre dans le décor. Pas autant qu’elle l’aurait voulu cependant, son physique plus qu’avantageux lui interdisant de passer inaperçue. Dans le cas présent, au moins la prenait-on pour une beauté mexicaine, ce qui lui ouvrait bien des portes dans un pays rempli de machos.

– Tu sais ce qui se passe ? demanda-t-elle ingénument.

– Oui. J’ai pu parler à l’une des mères avant que la police ne boucle le secteur. C’est pas beau à voir. Ce qui reste de la fille est dans une valise.

Leur champ de vision était partiellement bouché par les silhouettes des enquêteurs penchés sur la scène de crime, mais l’espace d’un instant, Angela put apercevoir la valise en question. Apparemment, le ou les meurtriers ne s’étaient pas donné beaucoup de mal pour dissimuler le corps. Un trou à peine creusé dans la terre aride, même pas suffisant pour maintenir les mouches à l’écart.

– C’est probablement l’œuvre du Chirurgien, poursuivit Manuel.

Le nom maudit résonna dans l’esprit de la jeune femme. Il était de notoriété publique que plusieurs tueurs opéraient à Juarez, certains allant même jusqu’à dire que la ville était un terrain de chasse pour tous les pervers de la planète, notamment des serial killers américains. Officiellement, la police reconnaissait un peu plus de quatre cents meurtres. Officieusement, on parlait de cinq mille disparitions. Uniquement des jeunes filles, la plupart travaillant dans les maquilladoras, ces usines frontalières bénéficiant d’une exonération de droits de douane depuis l’accord de libre échange de 1994 entre le Mexique et les États Unis. Ces manufactures employaient une main d’œuvre sous payée essentiellement composée de jeunes paysannes ayant fui la misère de leurs campagnes. En fait, elles n’avaient quitté une pauvreté que pour en trouver une autre, leurs salaires misérables ne leur permettant pas de vivre décemment. Le trajet entre leur lieu de travail et leurs bidonvilles, qu’elles empruntaient souvent la nuit, en faisait des proies faciles. Associée à cela une police corrompue, totalement dépassée par la lutte antidrogue, aucune volonté politique de résoudre les meurtres et des familles trop modestes pour peser dans la balance, Juarez était bien le paradis des psychopathes en tous genres. Sans compter un machisme ambiant induisant une violence masculine endémique, certains hommes voyant d’un mauvais œil les femmes rapporter de l’argent qu’eux-mêmes étaient bien incapables de gagner. Mais de tous les tueurs œuvrant à Juarez, le Chirurgien était probablement le pire. Contrairement aux autres, il ne violait ni ne frappait ses victimes, il les découpait avec une précision chirurgicale. Le seul point positif, si tant est qu’il y en ait un, était que pour une fois la police ne pourrait pas invoquer un suicide ou une dispute familiale pour étouffer l’affaire ! Ce qui voudrait dire l’ouverture d’une enquête criminelle. Même si comme les autres, elle serait bâclée et ne mènerait à rien, il y aurait au moins une autopsie, dont Angela comptait bien obtenir le rapport complet. Peut-être pourrait-elle ainsi progresser dans son enquête personnelle.

Angela prit quelques clichés sans grands intérêts criminels, mais qui serviraient néanmoins à situer le cadre de son article et prit congé de Manuel. Elle s’approcha de la foule et attira l’attention de la femme que lui avait indiquée le journaliste. Toutes deux s’éloignèrent de quelques pas pour parler.

La nuit tombait lorsqu’Angela reprit le chemin de la ville. Elle hésita à repasser au journal récupérer son ordinateur portable, mais le détour dans les embouteillages lui ferait perdre un temps précieux et elle avait hâte de se mettre au travail. Elle prit la direction de son appartement, situé dans un ancien quartier du centre, près de la cathédrale de Juarez.

Dix-neuf heures sonnaient lorsqu’elle entra chez elle. Elle jeta ses clefs sur le guéridon de l’entrée et alla pêcher une boisson fraîche dans l’antique réfrigérateur trônant dans la cuisine avant d’entrer dans le salon. Elle avait placé son bureau au centre afin de disposer de tout le volume de la pièce, au demeurant plutôt vaste, bien que complètement défraîchie. La gloire passée des grandes familles bourgeoises imprégnait encore les murs ; Angela adorait cette atmosphère surannée un rien coloniale. Une légère odeur de moisi, presque douceâtre, flottait dans l’air. Au plafond, perdu au milieu des moulures constellées de lézardes et de taches d’humidité, un vieux ventilateur anémique tournait mollement sans parvenir à chasser la moiteur qui envahissait la pièce.

Elle avait loué l’appartement meublé et avait tout laissé en l’état, n’apportant aucune touche personnelle excepté son matériel informatique, ses dossiers, quelques vêtements. Elle n’avait que six mois à passer à Juarez et se considérait en transit.

Angela s’assit à son bureau et activa son ordinateur. L’écran s’alluma et elle se connecta à sa boîte e-mail. Plusieurs messages étaient en attente de lecture depuis la veille, mais l’un d’entre eux retint son attention plus que les autres par l’étrangeté de sa signature : Ö.

  Elle l’ouvrit et commença à lire :

  « Les Saigneurs du Monde marchent dans l’Ombre. Leur pouvoir terrestre est sans limite. Vos lois ne les concernent pas, ils sont au-dessus des hommes, mais c’est aussi leur faiblesse. Car ils ne peuvent changer les lois de la nature ; hommes ils sont, hommes ils resteront. Leur faillibilité est à la hauteur de leur arrogance. Celui que tu cherches est un des gouvernants. C’est un serviteur de Celui qui nie le Père et le Fils. Il a marqué au front la suppliciée de son sceau, et son sceau est celui du Calomniateur. Prends garde à lui car il fait partie de la Conspiration.

Guette l’Appel de Ö »

 

Angela fit la moue, interdite. Qu’est-ce que c’était que ce charabia ? Qui lui avait envoyé ça ? La suppliciée... était-ce la malheureuse victime découverte dans la valise ? Elle relut deux fois le message avant de se renverser dans son fauteuil, dubitative.

Il a marqué au front la suppliciée de son sceau.

Des suppliciées, dans la région, il n’en manquait pas. Néanmoins, recevoir ce message juste après ce dernier meurtre la laissait perplexe.

Les Saigneurs du Monde... un des gouvernants... un serviteur de Celui qui nie le Père et le Fils...

Celui ou celle qui lui avait envoyé cet hermétique message faisait-il allusion au Chirurgien ? Angela nota l’heure d’arrivée du message : deux heures du matin, heure locale, soit dix-huit heures plus tôt. Non, c’était impossible, il ne pouvait faire allusion à la macabre découverte d’aujourd’hui pour la très bonne raison que le corps n’avait été découvert qu’en fin d’après-midi.

Sauf s’il s’agissait d’un témoin direct du meurtre, ne put-elle s’empêcher de penser.

Angela sentit une vague d’excitation la submerger. Son esprit logique tenta de temporiser mais sa passion l’emporta sur son pragmatisme. À sa décharge, elle devait admettre que son intérêt pour cette affaire remontait à loin, presque huit ans maintenant. Elle s’était passionnée pour cette incroyable autant que tragique histoire durant ses études de journalisme, à New York, lorsqu’elle avait décidé qu’elle se spécialiserait dans l’investigation criminelle. Elle avait épluché tous les dossiers auxquels elle avait pu avoir accès, avait lu tous les articles des journaux locaux et tous les livres écrits sur ces macabres affaires qui duraient depuis 1994. De tous les meurtriers présumés, celui auquel elle s’était le plus intéressée était celui que la presse locale avait surnommé « le Chirurgien ». Non pas parce qu’il atteignait un summum dans l’art de la cruauté, mais parce qu’elle avait fini par se faire une opinion bien précise à son sujet. Le « Chirurgien » était un homme méticuleux ; il avait une connaissance parfaite de l’anatomie humaine. Par certains côtés, il lui faisait penser à Jack l’Éventreur. Peut-être même était-il médecin ou véritablement chirurgien.

L’état dans lequel on retrouvait ses victimes étant unique, on pouvait raisonnablement lui imputer tous les meurtres de jeunes femmes découpées en morceaux, soit une quarantaine en tout, avec un intervalle de deux à trois mois entre chaque victime, ce qui en faisait un serial killer à la fois actif et régulier. Cependant, à la différence de ses congénères psychopathes, il ne faisait pas de mises en scènes, ne pratiquait aucun rituel, ce qui semblait indiquer qu’il ne souffrait pas de psychoses obsessionnelles ni de pulsions irrépressibles. C’était donc un homme qui tuait et faisait souffrir en pleine possession de ses moyens, juste pour le plaisir.

Angela s’était longuement interrogée sur la personnalité de ce tueur hors normes et elle était arrivée à la conclusion que le « Chirurgien » était un homme riche et puissant, comblé par une vie matérielle lui offrant tout ce qu’il désirait et qui voulait s’offrir le frisson de la mise à mort tels ces hommes d’affaires qui partaient chasser l’ours en Sibérie ou le buffle en Afrique. Sauf que lui tuait des êtres humains. Il était probablement un notable influant dans la région et de ce fait protégé par les autorités mexicaines. Il ne serait pas simple de le démasquer, encore moins de le faire arrêter, probablement dangereux rien que de le tenter, mais Angela ne s’arrêtait pas à ce genre de considérations ; elle avait réussi à convaincre le rédacteur en chef de son journal du New Jersey de l’envoyer à Juarez pour mener une enquête de fond, pour faire ce pour quoi elle se sentait faite : du journalisme d’investigation. La quête de la vérité était son Graal et elle était bien décidée à résoudre le mystère du découpeur de femmes.

 

Angela se leva tôt le lendemain matin. Elle voulait passer à la morgue avant que la police ne vienne récupérer le rapport d’autopsie car il était fort probable qu’elle donne des consignes de confidentialité très strictes au médecin légiste. Tout était à vendre au Mexique, même et surtout la probité, mais il était presque certain que la peur de la police soit plus forte que l’appât d’un pot de vin, même substantiel.

Il était un peu plus de six heures du matin lorsqu’elle quitta son appartement. Elle accueillit la fraîcheur de la fin de nuit avec un certain ravissement, vite tempéré par le motif de ce départ aux aurores. Ce qu’elle allait voir à la morgue ne serait pas pour les âmes sensibles et Angela se savait ne pas être encore suffisamment aguerrie pour ce genre de spectacle.

La circulation était fluide à cette heure, aussi ne mit-elle qu’une vingtaine de minutes à rejoindre le bâtiment de la morgue. C’était une construction basse et longue en brique, accolée à l’arrière de l’hôpital public de Juarez. Angela se gara sur le parking presque désert et se présenta à l’entrée. Elle montra sa carte de presse au garde en faction avec une certaine appréhension, mais ce dernier lui fit signe de passer d’un hochement de tête. Les consignes de la police n’étaient pas encore en vigueur et elle sut qu’elle obtiendrait ce qu’elle voulait.

La morgue comportait plusieurs salles d’autopsie, ce qui pouvait au premier abord paraître excessif pour une petite ville comme Juarez, sauf que celle-ci était dans le peloton de tête des villes championnes du monde de la violence. Il n’y avait pas que des meurtres de femmes ici ; les gangs de narcotrafiquants faisaient régner la terreur, intimidant la police elle-même, faisant chanter les hommes politiques. Voilà pourquoi rien ne bougeait dans cette ville maudite. Et pourquoi les médecins légistes étaient si nombreux.

Angela demanda son chemin à deux reprises avant de trouver la bonne salle. Lorsqu’elle entra, l’odeur des désinfectants la prit à la gorge. Un jeune homme en blouse blanche était en train de nettoyer des instruments chirurgicaux dans un lavabo en acier inoxydable à l’autre bout de la pièce entièrement carrelée de blanc. Il se retourna d’un air agacé quand elle l’apostropha, puis se radoucit en la reconnaissant. C’était un des laborantins de l’institut et Angela avait déjà eu affaire à lui par deux fois. Elle lui avait laissé un bon souvenir, car elle payait en dollars américains, et plutôt bien.

– Je crois que je sais pour qui vous venez, dit-il d’une voix affable.

L’intérêt de la journaliste pour les meurtres du Chirurgien commençait à être connu.

– Vous ne pourrez pas lire le rapport du médecin légiste maintenant car il est en train de le taper.

– Vous avez reçu le corps hier en fin d’après-midi pourtant ?

– Oui, mais nous avons pris du retard. Il y a eu une fusillade hier soir dans une discothèque et nous avons dû travailler toute la nuit.

Il rangea les instruments et se tourna vers elle en enlevant ses gants chirurgicaux.

– Mais ne vous inquiétez pas, je vous ferai une copie plus tard, fit-il avec un sourire fatigué.

Il jeta ses gants dans une poubelle en plastique et l’entraîna à sa suite dans le couloir.

– Venez, allons voir le corps.

Ils enfilèrent un long couloir débouchant sur un escalier se perdant dans les profondeurs du bâtiment. Ils auraient pu prendre un ascenseur, mais apparemment, le jeune homme avait besoin de se dégourdir les jambes.

La morgue était située au deuxième sous-sol. C’était un lieu aussi aseptisé qu’un hôpital, carrelé de blanc comme les salles d’autopsie, à la différence que la pièce était tout en longueur et qu’une bonne vingtaine de portes étroites s’ouvraient dans le mur du fond. La climatisation poussée à fond faisait régner un froid presque polaire comparée aux conditions extérieures.

Le laborantin entraîna Angela devant l’une des dernières portes, qu’il ouvrit d’un coup sec. Il en tira un long et étroit chariot en métal recouvert d’une housse blanche. Sans un mot, il fit glisser le tissu, révélant le corps caché dessous. Angela avala péniblement sa salive et s’approcha : celui-ci avait été reconstitué, les morceaux découpés recousus pour en faire un cadavre présentable, de telle sorte qu’Angela ne parvenait pas à distinguer la besogne macabre du tueur de celle du médecin légiste.

– C’est l’œuvre du Chirurgien, sans aucun doute, dit le laborantin. La fille a été découpée proprement vivante petit bout par petit bout. D’abord les doigts, puis les poignets. Ensuite les avant-bras, puis...

– Ça va, j’ai compris.

Angela avait envie de vomir. Comment pouvait-on faire une chose pareille à un être vivant ? La victime était de petite taille. La couleur blafarde de la peau indiquait qu’elle avait perdu tout son sang. Les traits du visage étaient fins, légèrement tuméfiés par endroits. Elle avait dû être assez jolie, pensa Angela. Elle ne devait pas avoir plus de vingt ans.

– A-t-on pu l’identifier ? demanda-t-elle.

– Non, le corps nous a été livré nu, sans aucun effet personnel, à part la valise qui le contenait, et d’après ce que j’en sais, personne n’est encore venu la réclamer.

Angela hocha imperceptiblement la tête, l’esprit accaparé par le but véritable de sa visite. Il a marqué au front la suppliciée de son sceau...

Le message du mystérieux Ö s’afficha dans son esprit aussi clairement que s’il avait été gravé dans le mur en face d’elle. Le cœur battant, elle se pencha sur le visage de la jeune morte. Elle examina son front sans rien déceler qu’une légère irrégularité à peine visible à l’œil nu. Déçue, elle posa tout doucement l’index sur la peau. Le contact était froid, presque caoutchouteux. Durant quelques instants, elle dut lutter contre la panique et refouler l’idée morbide que la victime allait ouvrir les yeux et la fixer froidement, lui reprocher d’une voix d’outre-tombe de ne pas avoir su démasquer le tueur et lui éviter cette mort atroce.

Angela se concentra sur le toucher, tentant de faire revenir un peu de rationalité dans son esprit perturbé. Elle laissa glisser la pulpe de son index en cercle sur le front de la victime.

Oui, c’était net ; il y avait une légère altération des tissus, un imperceptible relief comme un message écrit en braille à même la peau.

– Je dois prendre des photos, dit-elle au laborantin.

– Je ne peux pas vous laisser faire ça, vous savez bien, je risque de perdre ma place.

– Elles ne seront pas diffusées dans la presse, vous avez ma parole.

– Vous allez en faire quoi alors ?

Angela sortit son appareil photo de son sac à main, un petit numérique ultraplat de très haute qualité qui ne la quittait jamais.

– Quelque chose a marqué son front et je veux savoir quoi. Les photos pourront m’aider. Je vous paie le double.

L’homme poussa un soupir de résignation et lui fit signe qu’elle pouvait y aller.

– J’ai besoin de votre lampe, dit-elle en désignant la lampe-stylo qui dépassait de la poche de poitrine de sa blouse.

Aidée du laborantin, elle prit plusieurs clichés sous différents angles, avec des éclairages variés. Une fois que ce fut fait, ils s’accordèrent sur le prix et Angela lui remit plusieurs billets de cent dollars.

Ils remontèrent par les escaliers et débouchèrent tout au bout du long couloir de l’entrée. Bien leur en prit car les flics venaient d’arriver dans le hall et se dirigeaient vers les ascenseurs, situés en face du bureau d’accueil. Angela reconnu l’inspecteur Ramirez, une ordure corrompue jusqu’à la moelle qui n’hésitait pas à faire saisir les journaux qui dérangeaient le pouvoir, intimider les témoins pour étouffer des affaires, et accessoirement tabasser des journalistes un peu trop curieux. Angela et plusieurs de ses collègues le soupçonnaient même d’avoir du sang sur les mains.

– Venez par ici, chuchota son guide en la tirant par le poignet.

Il l’entraîna dans un couloir annexe qui tourna à angle droit au bout de quelques mètres. Angela avait perdu le fil du chemin parcouru lorsque le jeune laborantin ouvrit une porte de secours donnant à l’extérieur. Il lui fit un clin d’œil complice et s’éclipsa, la laissant seule à une extrémité du parking.

Angela rentra directement chez elle. Aussitôt arrivée, elle téléchargea les photographies sur son ordinateur et les envoya par mail à l’un de ses contacts au sein de la police scientifique de New York, un petit génie de l’informatique nommé Ben Harper qui avait amélioré le logiciel de reconnaissance de formes post-mortem. L’écrasement des tissus suite à un choc violent avec un objet laissait une empreinte de surface qu’il était possible d’analyser avec un scanner. On pouvait ainsi en déduire non seulement la forme de l’objet, mais également la force de frappe. Ben avait trouvé le moyen de se passer de scanner en utilisant des photographies prises sous différents angles et éclairages. Cela permettait aux enquêteurs ne disposant pas du matériel adéquat de gagner un temps précieux rien qu’en prenant des photos. Ce service était bien entendu réservé à la police, mais Angela et lui s’étant connus à la fac, ils étaient restés en contact et Ben ne dédaignait pas de temps à autre rendre service à sa belle amie.

Une tension diffuse l’habitait lorsqu’elle reprit la route du journal. Elle s’était presque attendue à trouver un autre message de Ö sur sa boîte mail, mais non, celle-ci était vide.

La journée s’écoula lentement au rythme des nouvelles et des coups de gueule du rédacteur en chef réclamant ses articles pour le bouclage. Angela rédigea le sien de façon assez neutre ; elle guettait en permanence ses messages et ce n’est qu’à quinze heures que celui qu’elle attendait arriva. Ben Harper lui avait écrit quelques mots laconiques : « Attention où tu mets les pieds ma Belle ». Suivait une pièce jointe qu’elle s’empressa d’ouvrir. Il s’agissait d’une reconstitution informatique de l’empreinte photographiée sur le front de la victime. Le dessin représentait des tibias entrecroisés surmontés d’un crâne. Suivait une légende : empreinte chevalière. Force de pression approximative : 15 kg.

La victime avait été frappée avec une chevalière portant ce macabre motif.

Angela avait déjà vu ce symbole quelque part. Elle fit une rapide recherche sur le Net qui lui confirma ce qu’elle soupçonnait : il s’agissait de l’emblème des Skull and Bones.

Angela se renversa dans son fauteuil, l’esprit en feu. Les Skull and Bones étaient l’une des sociétés secrètes américaines les plus puissantes, originaire de l’université de Yale, existant depuis bientôt deux siècles et ayant compté dans ses rangs nombre de personnalités influentes, dont plusieurs présidents.

Si le « Chirurgien » était l’un d’entre eux, cela ouvrait des perspectives...intéressantes. Dont la plus évidente restreignait drastiquement son champ de recherche. Il lui suffisait de se procurer la liste des membres des Skull and Bones, de voir combien vivaient au Mexique si tant est qu’il y en eut, de comparer les allées et venues dans la région des autres membres avec la date des meurtres. Néanmoins, tout cela prendrait du temps, car on ne s’attaquait pas à une société secrète la fleur au fusil. Entre-temps, même s’il avait toujours respecté un délai d’environ deux mois entre chaque meurtre, le tueur pouvait frapper de nouveau et Angela ne pouvait courir ce risque.

Elle se cala dans son dossier et respira profondément en fermant les yeux, calmant son mental à mesure que l’air entrait et sortait de ses poumons. Elle aurait aimé prendre son temps pour mener son enquête et pouvoir confondre le tueur après avoir découvert son identité. Au- delà d’une profonde satisfaction personnelle, cela lui aurait rapporté gloire, considération professionnelle et argent. Elle aurait même pu écrire un livre. Mais sa conscience lui dictait une autre conduite.

Sa décision prise, elle se leva et se dirigea d’un pas décidé vers le bureau du rédacteur en chef.

– Sergio, il faut que je te parle, j’ai découvert quelque chose.

Pendant un quart d’heure, elle lui expliqua les tenants et aboutissants de son enquête, n’omettant aucun détail. Lorsqu’elle arriva au résultat de l’analyse de reconnaissance de formes et qu’elle prononça le nom des Skull and Bones, elle vit la lueur d’intérêt dans le regard de son interlocuteur s’éteindre tandis qu’une crispation de la mâchoire altérait soudain ses traits. Il la laissa poliment finir avant d’intervenir.

– Angela, je suis désolé, mais je ne peux pas publier ça.

– Sergio, si on publie déjà ce qu’on sait, il prendra peur et arrêtera ses horreurs ! Si on peut ne serait-ce que sauver une fille, nous devons le faire !

Le rédacteur en chef eut un geste désabusé de la main.

– Tu ne comprends pas. Il ne s’agit pas de rater un scoop en publiant une enquête non bouclée, il s’agit de ne pas s’attaquer à un trop gros morceau.

– Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Angela d’une voix blanche.

– Tu n’as aucune idée de ce que peuvent faire les autorités ici. Contrairement aux apparences, nous ne sommes pas en démocratie dans ce pays. Les politiciens sont corrompus, leur bras armé, la police a tout pouvoir. Surtout ici, à Juarez.

Il pointa l’index vers elle.

– Si nous nous attaquons à quelqu’un d’influent, ils fermeront le journal, ou pire. Et pire ici, ça veut dire une balle dans la tête. La tienne ou la mienne.

Il se détourna vers la fenêtre, le regard perdu dans le lointain.

– J’ai une famille Angela, je dois d’abord penser aux miens, les protéger. Je suis désolé.

Un silence pesant s’installa. Angela resta debout derrière lui, sans rien dire. Elle sentait l’indignation monter en elle et la colère l’envahir peu à peu. Comment pouvait-on être lâche à ce point ? Comment pouvait-on en arriver si bas ? Comment pouvait-on refuser de publier un article qui non seulement faisait la lumière sur une série de meurtres, mais pouvait également sauver des vies ? C’était trahir la Vérité, c’était trahir l’essence même du métier de journaliste ! C’était renier toutes ses convictions ! Chaque mois, quelque part dans le monde, des journalistes mouraient pour la vérité. Cela faisait partie du boulot et quand on s’engageait dans cette voix, on en acceptait les risques, au même titre que les soldats étaient susceptibles de partir à la guerre.

– Cette histoire sortira Sergio, avec ou sans toi, mais elle sortira, je te le promets, dit-elle les dents serrées.

Elle jaillit du bureau comme une furie, se dirigea vers le sien et se jeta dans son fauteuil. Elle tapa rageusement un résumé de toute l’affaire - tenant plus du rapport de police que d’un article de journal -, l’imprima, fit une copie de la pièce jointe de Ben Harper et glissa le tout dans une grande enveloppe de papier kraft sur laquelle elle inscrivit l’adresse du procureur général de Juarez. Il fallait stopper ce tueur à tout prix et le meilleur moyen d’y parvenir, après la presse, était encore la justice, même si dans ce pays, elle était sujet à caution. Angela récupéra ensuite son ordinateur portable, ses notes manuscrites, son téléphone, ses clés de voiture et se dirigea vers la sortie. Elle n’avait plus rien à faire ici et pourrait aussi bien travailler depuis chez elle. Au moins pour le reste de la journée, bien qu’elle douta pouvoir regarder encore en face son rédacteur en chef sans lui cracher au visage.

Dehors, la chaleur était accablante mais ne calma en rien son humeur bouillonnante. Lorsqu’elle arriva chez elle, elle se connecta à sa boîte mail et afficha le message de Ö. Elle le relut encore une fois et rédigea une courte réponse :

« Qui êtes-vous ?

Comment avez-vous eu cette information ?

Nous devons nous rencontrer ».

Elle cliqua sur « envoyer » et se renversa dans son fauteuil.

Demain, elle porterait elle-même l’enveloppe au palais de justice.

Et on allait voir ce qu’on allait voir...

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