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CHAPITRE 3

 

Darfour, camp de réfugiés de Zalingei…

 

Les tentes de fortune s’étalaient à perte de vue dans la plaine immense et désertique, telle une mer de toile rapiécée puant la misère et la mort. Noa Stevenson avait garé son 4x4 à la lisière du camp avant de se jucher sur le toit. Il désirait prendre quelques vues en plan large afin que les lecteurs se rendent bien compte de l’étendue du camp. Il n’était que huit heures du matin, mais déjà le soleil diffusait une chaleur écrasante. Noa sentait des gouttes de sueur rouler le long de son dos.

Pendant qu’il réglait son appareil, une chose le frappa. Tout était très silencieux. Aucun enfant ne jouait, personne ne criait, ni ne s’interpellait. Noa se rendit compte que ces gens étaient trop épuisés pour avoir ne serait-ce qu’un semblant d’activité. Le camp était un mouroir. Là, sous ses yeux, cent mille personnes mouraient à petit feu, certaines plus rapidement que d’autres. De malnutrition principalement, malgré l’aide alimentaire. De toutes sortes de maladies également. Comme si cela ne suffisait pas, un nouveau fléau venait de s’abattre sur ces malheureux ; une épidémie de choléra ravageait la population du camp depuis plus d’une semaine.

Comme si le malheur attirait le malheur, songea Noa avec amertume. Un abominable cercle vicieux. Il sentit le découragement s’abattre sur ses épaules et une peine sourde lui étreignit soudain la poitrine.

Noa était grand-reporter pour The Guardian, un journal anglais. Reporter de guerre très exactement. Cette année serait sa douzième dans le métier et il n’était pas sûr qu’il y en aurait une de plus. Trop de peine, trop de douleur. Depuis quelques mois, il ne parvenait plus à garder le détachement inhérent à son travail. Témoin silencieux de l’horreur quotidienne des zones de conflit, Noa sentait son âme se miner peu à peu tandis que sa défiance envers la race humaine augmentait dans les mêmes proportions.

Et la tragédie du Darfour semblait être un point d’orgue à sa carrière au sein de l’horreur. En cinq années de guerre, le conflit avait fait plus de trois cent mille morts et déplacé trois millions de personnes. Dans l’indifférence générale, les janjawids, des bandes de cavaliers armés par Khartoum, le pouvoir en place, pillaient, violaient, torturaient, massacraient en toute impunité, quand ils n’étaient pas directement appuyés par les forces gouvernementales. Noa avait vu des hommes castrés, d’autres avec les yeux arrachés, certains pendus, ou encore brûlés vifs devant leur famille, des femmes violées, éventrées, des enfants mutilés ou assassinés, le crâne fracassé d’un coup de crosse.

Noa chassa ces pensées et tenta de se concentrer sur son travail. Il prit plusieurs photographies avant que son attention ne soit distraite par un grondement allant crescendo. Un hélicoptère approchait ; c’était un des gros Mil Mi-8 d’origine russe servant au ravitaillement, il le reconnut au bruit. L’appareil survola le camp en basse altitude avant de se poser un peu à l’écart dans un nuage de poussière. Aussitôt, une nuée de véhicules se dirigea vers l’hélico, dont les portes cargo s’ouvraient déjà.

Lorsque Noa se gara à proximité, le déchargement était bien amorcé et la noria des 4x4 chargés de la distribution dans le camp, lancée. Le reporter descendit de sa Toyota et se dirigea vers l’équipage qui fumait une cigarette. Le pilote était un Russe prénommé Stepan, un grand costaud sanglé dans une combinaison de vol qui semblait être aussi vieille que son appareil. Dès qu’il l’aperçut, Stepan vint à sa rencontre.

– Dobre dien, Noa !

Les deux hommes se serrèrent la main avec chaleur. Un courant de sympathie s’était établi entre eux dès le premier contact, un mois plus tôt, lorsque Noa avait commencé son reportage sur les camps de réfugiés du Darfour. Il avait voyagé à de nombreuses reprises dans l’appareil de Stepan, dont la mission principale consistait à ravitailler les camps en nourriture fournie par l’aide internationale.

– J’ai un tuyau pour toi, lança le pilote avec un sourire en coin, le regard caché par ses lunettes de soleil.

– Tu connais le camp de Riyad ? reprit-il. C’est à cent vingt kilomètres d’ici, au nord-ouest. Il se passe des choses là-bas.

– Quel genre ?

– Du genre mystérieux il paraît, dit-il de sa voix rauque à l’accent roulant.

– J’ai une rotation à faire là-bas ce matin, je t’emmène si tu veux.

 

Les vibrations du rotor résonnaient dans la colonne vertébrale de Noa tandis que le hurlement assourdissant des turbines lui vrillait les tympans. Le vieil hélico russe n’était pas le moyen de transport le plus confortable, mais en Afrique, c’était encore le plus rapide. Sous ses yeux, par la porte cargo largement ouverte, Noa observait le désert qui s’étendait à perte de vue. Cette terre calcinée semblait sans limite, tout comme la misère qu’elle recelait et les horreurs qui s’y déroulaient. Mais, à la réflexion, ce qui se passait au Darfour n’était rien de plus que la barbarie habituelle, et c’est cette banalisation qui l’horrifiait. Noa s’était rendu compte que, quelles que soient les latitudes, les pays, les peuples, la sauvagerie faisait partie intégrante de l’homme. L’humanité était une race maudite, une engeance belliqueuse qui éprouvait un besoin viscéral à s’infliger peine et souffrance. Quatorze mille guerres avaient ensanglanté la surface de la terre depuis que les hommes la foulaient, causant la mort de plus de trois milliards de personnes. Comment expliquer cela si ce n’est par un besoin atavique de violence ? Comment si peu de gens pouvaient en envoyer tant d’autres à la mort ? Comment expliquer que la soif de pouvoir et de mort d’un salaud despotique trouve une telle résonance au sein d’une population ? Noa en était arrivé à la conclusion que ce besoin morbide d’horreur et de souffrance faisait intrinsèquement partie de l’homme, qu’il s’en nourrissait inconsciemment depuis l’aube des temps, et qu’il en serait toujours ainsi.

Un changement dans le régime des moteurs le tira de ses réflexions ; le Mil Mi amorçait sa descente vers le camp de Riyad.

 

Le grand dispensaire de toile était installé en bordure d’une mer de tentes multicolores servant d’abri à plus de vingt mille personnes, principalement des femmes et des enfants. Dans cet hôpital de fortune, du personnel médical tentait de soigner les malades qui affluaient chaque jour un peu plus nombreux. Une épidémie de méningite bactérienne frappait sans relâche et les patients devaient être traités rapidement sous peine de mort. Noa franchit une file d’attente et s’enfonça dans l’ombre du dispensaire.

Le médecin-chef était un homme grand et maigre du nom de Poncet. Docteur Marc Poncet. C’est ainsi qu’il se présenta à Noa, après qu’une infirmière l’eut dirigé vers lui. Le visage émacié, une barbe de trois jours, les lunettes de guingois, il paraissait épuisé, comme s’il voulait se mettre au diapason de ses patients.

– Vous êtes le premier, mais j’imagine que les autres ne vont pas tarder, fit-il d’une voix où perçait une grande lassitude.

– Les autres ?

– Et bien oui, vous êtes journaliste, non ?

– En effet, mais…

– Ça se passe là-bas, fit-il avec une petite tape sur l’épaule en lui indiquant l’extrémité du dispensaire, où un attroupement s’était formé.

Sa curiosité piquée, Noa prit l’allée centrale et se dirigea vers l’endroit en question. Partout autour de lui reposaient des corps squelettiques sur des lits de toile. Il ralentit le pas, comme s’il était soudain freiné par la peine régnant entre ces murs de tissus. Des visages torturés, d’autres où se lisait la résignation, lui renvoyaient sa propre impuissance. Quelques gémissements perçaient çà et là, mais d’une façon générale, tous ces gens souffraient en silence. Au détour d’une rangée de lits, son regard accrocha celui d’une vieille femme étendue dans un coin. Avec une gravité qui le pénétra profondément, elle lui indiqua d’un geste, sans même la moindre parole, l’extrémité du dispensaire. Noa se détourna et continua sa progression.

Lorsqu’il entra dans le quartier des sidéens, il sentit l’atmosphère changer. Elle était totalement différente de celle qui régnait communément en ces lieux et il en fut très étonné. Une trentaine d’enfants, étendus sur des lits de toile, étaient en phase terminale, mais Noa ne ressentit pas la mort planer ni le désespoir et la résignation envahir les cœurs du personnel médical et des familles, comme cela se passait habituellement. Il ne fut cependant pas surpris de ne trouver que peu de mères au chevet de leur enfant, la plupart étant déjà décédées de la même maladie. Cruelle ironie du sort, ces petits êtres allaient quitter ce monde dans la douleur, privés du réconfort de l’amour maternel par le mal même qui les terrassait.

Noa s’approcha ; les enfants étaient très jeunes. Un calme étrange semblait les habiter, mais pas seulement. Ils étaient tous éveillés ; des oreillers avaient été glissés sous leurs têtes maigres pour les redresser un peu et leur permettre de voir. Des adultes étaient debout, disséminés çà et là entre les lits. D’autres attendaient à l’écart. Noa compta en tout une cinquantaine de personnes, qui toutes regardaient un point que Noa ne pouvait pour l’instant apercevoir. Tous ces gens étaient d’une terrible maigreur, mais aucun ne semblait accablé ; au contraire, on aurait dit qu’une sorte de ferveur les maintenait debout, en éveil, en attente de quelque chose. Par des ouvertures dans la toile rapiécée, Noa remarqua qu’il y avait toute une foule qui attendait dehors. Une foule silencieuse.

À l’intérieur du dispensaire, le silence aussi était total et l’atmosphère très particulière, comme en suspens.

Noa avisa un prêtre quelques mètres devant lui, qui lui tournait le dos. Bizarrement, ce dernier n’était au chevet d’aucun enfant. Il se tenait debout au milieu d’une allée et semblait fixer comme tout le monde ici un point situé à l’extrémité du secteur des sidéens. Alors qu’il s’avançait, Noa vit une infirmière toucher le bras du prêtre et le désigner du menton, sans prononcer la moindre parole. L’homme d’Église fit lentement demi-tour, comme à regrets et s’approcha très doucement.

– Mon père, qu’est-ce que…

– Chut ! fit celui-ci en mettant un doigt sur ses lèvres et en le fixant d’un regard impérieux.

Il lui prit le bras et l’entraîna lentement vers les premiers lits.

– Venez fit-il tout bas.

Ils firent quelques pas et s’arrêtèrent à côté d’un lit où reposait l’un des jeunes malades. Noa pencha la tête pour l’observer. Le garçon ne devait pas avoir plus de cinq ans. Son ventre était abominablement gonflé, ses membres d’une maigreur de cadavre, son visage creusé d’une terrible façon. Malgré le tuyau d’alimentation en oxygène passé dans ses narines, il était clair qu’il avait des difficultés à respirer.

Le cœur de Noa se serra. Le petit être était à l’agonie et pourtant ses yeux brillaient d’une étrange ferveur. Noa observa un autre enfant, puis un autre encore, et un quatrième. Tous avaient le même regard brillant. On aurait dit qu’ils étaient emplis d’espoir et de grâce. Noa s’aperçut qu’ils regardaient tous dans la même direction. Il reporta son attention sur les adultes. Si aucun ne parlait, il en vit certains prononcer de silencieuses litanies, comme des prières muettes. Tous observaient le même endroit et semblaient attendre quelque chose dans une sorte de ravissement silencieux. Tout cela était très étrange, mais nullement dérangeant, comme si une ferveur atténuait la douleur régnant en ces lieux, apportant l’espoir.

Le prêtre se pencha à son oreille.

– Regardez ! fit-il en désignant l’extrémité du dispensaire, où un lit accueillant un jeune garçon était accolé au mur de toile.

Noa ne vit tout d’abord rien.

– Je ne comprends pas.

– Regardez !

Noa s’aperçut que l’enfant en question était au centre de l’attention de tout le monde, même des jeunes malades. Son visage était en extase, et, fait troublant, il regardait vers le haut, comme si quelqu’un était penché sur lui… sauf qu’il n’y avait personne. Le prêtre lui serra le bras avec une force peu commune.

– Nous ne pouvons le voir, mais eux le peuvent, dit-il en désignant les enfants d’un geste large.

– Voir quoi ?

Le prêtre ne répondit pas, se contentant de sourire comme on le ferait à un enfant trop jeune pour comprendre. Noa se força à ne pas questionner davantage l’homme d’Église. Apparemment, celui-ci désirait qu’il comprenne par lui-même. Il reporta son attention sur l’enfant et observa avec la plus grande attention.

  Le petit être leva une main, qui resta en suspens en l’air et qu’il referma à demi. Un large sourire éclairait son visage ravagé. Il resta ainsi plusieurs minutes, puis sa main se reposa doucement sur le lit. Son attention sembla se relâcher. Il finit par fermer les yeux. Quelques secondes plus tard, il dormait paisiblement.

Ce qui se produisit ensuite devait rester gravé à jamais dans la mémoire de Noa. Le reporter sentit un frémissement s’emparer de tous les adultes présents. Des murmures s’élevèrent. Noa vit les têtes bouger. Le point de focalisation avait disparu. Noa se rendit compte que les adultes regardaient les enfants, et que les enfants avaient tous les yeux braqués dans la même direction, sur le même point. Un point qui se déplaçait dans une travée secondaire.

À quelques mètres de là, une petite fille se redressa doucement sur les coudes. Sa mère se tenait à ses côtés. Elle jetait des regards éperdus de tous côtés. Lorsqu’elle se rendit compte que le point de focalisation des enfants se dirigeait droit sur sa fille, elle fut prise d’un grand tremblement et murmura des paroles que Noa ne comprit pas. Un homme s’avança spontanément pour la soutenir. Ils firent lentement quelques pas en arrière, comme sous la pression de quelque force invisible. La fillette leva très doucement son visage sur lequel on pouvait soudain lire l’émerveillement le plus complet. La jeune mère fondit alors en larmes et tomba à genoux, se prosternant. Aussitôt, un grand murmure parcourut l’assistance. Une onde d’énergie pure traversa l’assemblée, Noa la ressentit presque physiquement et en un instant, fut gagné par la ferveur ambiante. Il sentit son cœur s’ouvrir et une joie immense le submerger. Il se passait ici un phénomène extraordinaire, quelque chose de merveilleux dont il ne percevait pas encore toute la portée, mais il savait intuitivement, au plus profond de lui, que c’était énorme.

  Comme en écho à ses pensées, le prêtre se tourna vers lui ; son visage était baigné de larmes.

– Mais qu’est-ce que c’est ?

– C’est évident, non ? Un ange est ici…

Une infirmière s’approcha et se pencha à l’oreille du prêtre.

– Mon père, les émissaires du Vatican viennent d’arriver.

L’homme d’Église hocha doucement la tête sans quitter Noa des yeux.

– Faites votre travail… Le monde doit savoir ce qui se passe ici.

Il posa sa main sur le bras du reporter et le serra avec une grande force.

– Excusez-moi, je dois vous laisser, dit-il avant de se détourner et de se diriger vers l’entrée du dispensaire.

Noa reporta son regard sur la fillette. Elle tendait le bras comme pour saisir une main invisible ; son visage baignait de ravissement, rayonnant tel un soleil miniature.

Un ange était-il vraiment ici, apportant paix et réconfort à des enfants en train de mourir ? Comment un tel miracle était-il possible ? L’humanité, dans son mépris absolu des lois divines, méritait-elle finalement la rédemption ?

Noa ferma les yeux et laissa le sentiment ambiant de paix et d’amour l’envahir totalement…

 

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