Mag-log inChloé
La nuit est un long tunnel de veille paralysée. Le message est toujours là, imprimé au fond de mes rétines. « La chasse est plus amusante quand la proie mord. » Chaque fois que je ferme les yeux, je vois son sourire dans la ruelle, cette expression de parfaite maîtrise. Il ne m’a pas seulement suivie, il a anticipé chacun de mes gestes. Il a transformé mon initiative désespérée en une étape de son propre scénario.
Au petit matin, je me lève, les membres lourds, l’esprit embrumé. Je me dirige vers la cuisine pour faire du café, mes pas résonnant dans l’appartement trop silencieux. C’est alors que mon pied heurte un objet au bas de la porte d’entrée.
Mon sang se glace.
Une enveloppe. Glacée, épaisse. Elle a été glissée sous ma porte pendant la nuit.
Aucune adresse. Aucun timbre. Juste mon prénom, « Chloé », tracé d’une écriture que je reconnais déjà avec une nausée grandissante. Une écriture ferme, élégante, délibérée.
Je la ramasse avec des doigts tremblants. Elle est lourde. Trop lourde pour une simple lettre.
Je m’assois à la table de la cuisine, l’enveloppe posée devant moi comme un serpent venimeux. Pendant de longues minutes, je ne fais que la regarder, le cœur battant la chamade. Que peut-il bien m’envoyer ? Une menace ? Une photo ? Les preuves de ma folie ?
Finalement, d’un geste brusque, je la déchire.
Le contenu glisse sur la table en bois.
Ce n’est pas une photo. Ce n’est pas une lettre.
C’est une clé.
Une clé ancienne, en laiton ouvragé, lourde et froide. Elle est attachée à un petit porte-clés en cuir usé.
Et avec elle, une simple feuille de papier pliée.
Je déplie le papier. Quelques mots seulement, toujours de la même écriture.
« Tout verrou mérite sa clé. La liberté est une question de perspective. À bientôt, Chloé. »
Je reste figée, la clé dans une main, le mot dans l’autre, incapable de respirer. Ce n’est pas une menace directe. C’est pire. C’est une énigme. Une invitation perverse. Une métaphore glaçante.
Tout verrou mérite sa clé.
De quel verrou parle-t-il ? Celui de mon appartement ? Celui de mon cabinet ? Celui de mon esprit ?
Je me lève d’un bond et vérifie frénétiquement la serrure de ma porte d’entrée. Elle est intacte. Aucune trace d’effraction. Mais la sensation d’avoir été violée dans mon espace le plus intime est insupportable. Il est venu ici. Devant chez moi. Il a touché à ma porte. Il sait où je vis.
La peur se transforme en une colère froide, blanche. Il dépasse toutes les limites. Ce n’est plus un jeu, c’est une intrusion. C’est de la folie.
Je m’empare de mon téléphone pour appeler la police. Mon doigt tremble au-dessus de l’écran. Et puis… je m’arrête.
Que vais-je leur dire ? Qu’un patient m’a glissé une clé sous la porte ? Qu’il m’a envoyé un message crypté ? Ils vont sourire, hocher la tête, prendre des notes polies. Ils verront une femme seule, paranoïaque, peut-être instable. Ils ne verront pas le prédateur. Ils ne comprendront pas la perfection diabolique de son piège.
Je raccroche, impuissante.
Mes yeux reviennent à la clé. Elle repose sur la table, inoffensive et pourtant si menaçante. Elle ouvre quelque chose. Mais quoi ? Une porte ? Un coffre ? Un souvenir ?
Je la prends dans ma main, sentant son poids, les motifs complexes qui ornent son manche. Elle est réelle. Tangible. Contrairement aux rêves et aux regards, c’est une preuve physique de son emprise.
Et soudain, une pensée atroce me traverse l’esprit.
Et si cette clé ouvrait la porte de son antre ? Et si c’était une invitation ? Un test ultime ?
La liberté est une question de perspective.
Je serre la clé si fort qu’elle me fait mal à la paume.
Il a raison. Je suis dans une cage. Une cage dont les barreaux sont mes peurs, mes doutes, mon éthique. Et il en a déposé la clé entre mes mains.
La question n’est plus de savoir ce que cette clé ouvre.
La question est : ai-je le courage de m’en servir ?
Je range la clé et le mot dans le tiroir verrouillé de mon bureau, avec le bouton de nacre. Mon petit musée des horreurs. Ma collection de preuves d’une guerre invisible.
En partant pour le cabinet, je jette un regard nerveux dans le couloir. Vide.
Mais la sensation persiste. Il me regarde. Il attend.
La prochaine fois que je le verrai, mercredi, rien ne sera plus comme avant. Il a franchi une ligne physique. Il a apporté son jeu à ma porte.
Et je sais, avec une certitude absolue, que la clé n’est que le début.
Le vrai cauchemar ne fait que commencer.
ChloéUne semaine s’est écoulée. Sept jours d’un silence de plomb. J’ai verrouillé ma porte, désactivé mon téléphone professionnel, vécu en autarcie dans mon appartement devenu une forteresse. J’ai essayé de lire, de regarder des films, de cuisiner. Rien n’y fait. Le silence est habité. Il est peuplé de ses mots, de son regard, du souvenir de ce baiser qui me hante plus que la gifle qui l’a suivi.Je n’ai signalé personne à la police. Son ombre souriante me nargue : « Nous savons tous les deux que vous ne le ferez pas. »Ce matin, le huitième jour, je me surprends devant mon téléphone éteint, la main tremblante au-dessus du bouton de mise en marche. J’ai soif de nouvelles. De sa voix. De la confrontation. De la brûlure.Je résiste. Je sors faire les courses, marchant vite dans les rues ensoleillées comme si je pouvais fuir mon propre esprit. Je rentre, les bras chargés de sacs que je pose à peine dans l’entrée.C’est alors que je la vois.Une simple enveloppe blanche. Glissée sous ma
ChloéLe jour se lève, impitoyable. La lumière froide de l'aube inonde mon appartement, soulignant chaque détail de mon désordre intérieur. Je n'ai pas dormi. Le goût de Liam est toujours là, un mélange de menthe et de quelque chose de sauvage, incrusté dans ma mémoire gustative. Ma joue droite, celle qui a porté le choc de ma propre gifle, picote étrangement.Je me lève, les membres lourds, et me dirige vers la salle de bain. Mon reflet dans le miroir me fait frémir. Je ressemble à une étrangère. Mes yeux sont cernés, mon regard fiévreux. Je passe l'eau froide sur mon visage, encore et encore, comme si je pouvais laver cette nuit, ce baiser, cette faille qui s'est ouverte en moi.Mais on ne lave pas une brûlure à l'eau froide.Je me prépare un café, les gestes mécaniques. Ma main tremble en portant la tasse à mes lèvres. Ses lèvres. Je revois son visage à la seconde où ma paume a claqué contre sa peau. La surprise, puis cette fascination sombre. Il avait aimé ça. Il avait aimé ma vio
ChloéSa main sur ma peau. C’est devenu l’unique point de référence dans mon existence. Une marque au fer rouge, invisible mais plus réelle que le sol sous mes pieds. Pendant deux jours, je n’ai fait que ressasser ce contact. Cette chaleur. Cette trahison de mon propre corps qui n’a pas sursauté, qui n’a pas fui.Je suis perdue. L’éthique n’est plus qu’un vieux parchemin poussiéreux. La peur a muté en une attente fébrile, coupable. Je suis assise dans mon salon, les lumières éteintes. La clé de laiton est posée sur la table basse, devant moi. Elle n’ouvre plus un simple passé. Elle ouvre un abîme en moi.Un bruit. Léger. À la porte.Mon corps se fige, puis se met en alerte. Je m’approche, je colle mon œil au judas.Le couloir est vide.Mais par terre, une enveloppe.Je la ramasse, les doigts tremblants. Je la déchire.Une photo de moi. Prises il y a quelques jours, au volant de ma voiture. Mon visage est tendu par la peur.Au dos, son écriture.« 127, rue de la Lune. 21h. Viens sans t
ChloéLa découverte du vieux dossier a transformé ma peur en quelque chose de plus dense, de plus organique. Une terreur ancienne, enfouie, qui remonte à la surface après dix ans de latence. Liam n’est pas un prédateur random. C’est une créature de mon passé que j’ai moi-même créée en l’abandonnant. Et il est de retour, non pas pour me tuer, mais pour me faire payer. Pour me faire ressentir.La séance d’aujourd’hui est différente. Je ne suis plus la thérapeute. Je suis la condamnée attendant son bourreau. Quand il entre, je ne lève même pas les yeux. Je fixe le dossier ouvert sur mon bureau. Son dossier.— Bonjour, Docteur Valois.Sa voix est douce, presque caressante. Il sait. Il sait que j’ai trouvé.— Liam.Il s’assoit, mais au lieu de se caler dans le fauteuil, il se penche en avant, les coudes sur les genoux. Son regard pèse sur moi.— Vous avez l’air fatiguée. Avez-vous mal dormi ?— Arrêtez.Le mot sort, tranchant, cassant le vernis professionnel.— Arrêter quoi ?— Ce jeu. Je
ChloéLa clé. Elle est devenue le centre de mon univers, un soleil noir autour duquel toutes mes pensées gravitent. Je la sens à travers le bois du tiroir, son poids magnétique déformant la réalité autour de moi.Je n'ai pas mis fin à sa thérapie.Ses mots résonnent encore en moi — Vous avez trop peur de ce qui se passera après. — Il a visé juste. La peur de l'inconnu est plus forte que celle de le revoir.Alors je garde le silence. Son prochain rendez-vous reste dans mon agenda. Une capitulation. Une folie.Trois jours se sont écoulés. Trois jours à sursauter au moindre bruit, à inspecter ma porte chaque matin. Je ne vis plus, je suis en état de siège.Et la clé, dans son tiroir, m'appelle.Ce soir, je craque. L'appartement est silencieux, plongé dans l'obscurité. Seule la lueur de la lune éclaire mon bureau. Mes doigts trouvent la petite clé du tiroir, puis la serrure.Le tiroir coulisse sans un bruit. À l'intérieur, le sachet avec le bouton de nacre, et à côté, la clé de laiton. El
ChloéMercredi. Le jour est arrivé, pesant comme une sentence. J’ai passé les deux derniers jours dans un état second, à la fois hyper-lucide et complètement détachée de la réalité. La clé est toujours dans mon tiroir. Son poids hante chacun de mes gestes.J’ai longuement envisagé d’annuler la séance. De lui envoyer un mail laconique mettant fin à sa thérapie pour « raisons personnelles ». C’eût été la solution logique, professionnelle, saine.Mais ce serait fuir. Et fuir, c’est perdre.Alors me voilà. Assise dans mon fauteuil, les mains posées à plat sur mon bureau pour qu’il ne voie pas qu’elles tremblent. J’ai revêtu mon armure beige. J’ai remis la photo de ma sœur sur l’étagère. Un acte de défi. Je refuse de laisser mon sanctuaire être modifié par sa présence.Quand Sophie l’annonce, ma gorge se serre. Mais ma voix est d’un calme surprenant, presque métallique.— Faites entrer.La porte s’ouvre. Il entre. Liam. Il porte une veste différente, bien sûr. Un léger sourire aux lèvres.