Share

Chapitre 3

Author: Noëlle Lecocq
Le jour se levait à peine quand j'ai poussé la porte de la maison, l'esprit et le corps engourdis par cette nuit passée sur les bancs glacés de l'église.

Gauthier m'attendait, les yeux cernés de fatigue.

« Mon Dieu… ta robe ! » s'est-il exclamé en apercevant les taches de sang sur ma robe de mariée.

Il m'a serrée contre lui : « Je voulais tellement revenir, Léone. Mais chaque fois que je faisais mine de partir, Claudine… elle recommençait. Je n'avais pas le choix, crois-moi. Elle vient à peine de s'endormir, j'allais te chercher… Tu n'as rien ? »

« Rien de grave », ai-je répondu, d'une voix étrangement calme, « Laisse tomber. La santé de Claudine passe avant tout. On repoussera le mariage. »

Mon ton apaisé a paru le décontenancer : « Vraiment ? Tu ne m'en veux pas ? »

« Pourquoi t'en voudrais-je ? »

Je comprenais son étonnement. Combien de fois avions-nous crié à ce sujet ? Ils m'avaient tous suggéré, lui et mes parents, de renoncer à cette cérémonie pour « ne pas énerver Claudine ». Jusqu'à hier, je m'étais accrochée à mon mariage comme à une ultime promesse. Mais la quatre-vingt-huitième annulation avait tout emporté. À quoi bon s'obstiner ?

Dix ans de vie nouvelle m'attendaient à l'autre bout du monde.

Quant à cette mascarade de mariage ? Qu'elle soit maudite !

Je lui ai pris des mains les légumes pour la soupe, un sourire aux lèvres : « C'est pour Claudine ? Je m'en occupe. Ma soupe à la tomate lui manquait, non ? »

Mon empressement à jouer le jeu l'a rassuré. Il m'a enlacée, soulagé : « Enfin tu comprends, ma Léone. Elle est fragile, il faut la choyer. Plus elle ira bien, plus notre jour à nous sera beau. Mariés ou pas, mon cœur est à toi pour toujours. »

J'ai ricané intérieurement.

Quel étrange marché : mon bonheur, négocié contre le caprice d'une autre.

Autrefois, j'aurais peut-être crié, hystérique, exigeant des explications. Mais cette fois, je me suis contentée de remuer la soupe en silence avant de la verser dans un bol.

« Voilà, porte-lui avant que ça ne refroidisse », ai-je dit simplement.

Gauthier m'a regardée, poussant un soupir : « Léone, tu as vraiment mûri. Je te promets, dès qu'elle ira mieux, nous aurons le plus beau des mariages. »

Ses mots, pourtant si beaux, n'ont soulevé plus rien en moi.

La dernière lueur d'espoir que je plaçais en lui s'était éteinte avec le douzième coup de minuit, absorbée par les ténèbres de l'église.

Alors que je m'apprêtais à le contourner pour monter changer de vêtements et faire ma valise, je me suis heurtée à mes parents dans l'escalier, portant le nécessaire de maquillage et une robe pour Claudine.

« Au lieu de traîner ici, tu ne devrais pas finir la soupe pour Claudine ? Elle est encore à l'hôpital, tu veux qu'elle meure de faim ? » a lancé ma mère, pressée.

Mon père m'a toisée, son regard glacé : « Sans Claudine qui t'a sauvée lors de cette séquestration, tu ne serais plus là. Aujourd'hui, elle a simplement envie de ta soupe, et tu fais la difficile ? Comment ai-je pu avoir une fille aussi ingrate ? »

Cette phrase. Toujours cette malédiction qui revenait me hanter.

Pourtant, à mon retour de l'orphelinat, mes parents m'avaient chaleureusement accueillie. Ils avaient décoré ma chambre eux-mêmes, m'emmenaient au parc d'attractions, m'offraient de jolies robes et des friandises. Leur amour pour moi égalait celui qu'ils portaient à Claudine.

À cette époque, Claudine et moi étions aussi proches que des sœurs de sang.

Mais, peu à peu, sans que je ne comprenne pourquoi, leurs regards s'étaient faits plus froids, plus déçus, jusqu'à ce qu'ils ne m'adressent presque plus la parole.

Cette exclusion avait culminé il y a cinq ans, avec la fameuse « séquestration » soigneusement mise en scène par Claudine. Depuis, j'étais devenue à leurs yeux l'incarnation de l'égoïsme.

Mais cette séquestration n'avait été qu'un jeu pathétique : Claudine avait payé des hommes pour me kidnapper, puis était venue jouer les héroïnes en me « sauvant ». Elle avait simulé des séquelles physiques et psychologiques, se présentant en victime martyrisée pour moi.

À l'époque, ignorant la vérité et submergée par la gratitude et la culpabilité, je lui avais cédé sur tout. Je lui donnais ce qu'elle voulait, supportais ses insultes sous prétexte de sa dépression, et tentais même de la réconforter.

Jusqu'à ce jour, seules à la maison, alors que je lui préparais un repas avec soin, qu'elle m'avait déclaré, un sourire narquois aux lèvres : « Cette séquestration, c'était moi. Je voulais qu'ils croient que tu me devais tout. Et surtout, je voulais leur prendre l'amour qu'ils te portaient. »

À partir de ce moment, le dégoût m'avait envahie. À chaque dispute, j'avais tenté de révéler sa vraie nature à mes parents. En vain.

Voyant nos liens se déliter, Claudine m'avait lancé, triomphante : « Léone, à partir d'aujourd'hui, tu es seule ici. »

Son plan avait fonctionné. Cette maison qui aurait dû être un foyer était redevenue pour moi un orphelinat, une prison.

La voix de Gauthier m'a tirée brutalement de ces souvenirs : « Léone a déjà préparé la soupe. »

Mon père était le premier à réagir, sa colère cédant place à une satisfaction teintée de condescendance : « Enfin, te voilà raisonnable. L'entente entre sœurs est ce qui fait la force d'une famille. »

« Oui, je ne me battrai plus pour rien », ai-je répondu d'un sourire éteint, « d'ailleurs, puisque Claudine n'a pas pu terminer son projet de fin d'études pour raisons de santé… qu'elle utilise le mien. Cela ne me pose aucun problème. »

« Très bien ! » s'est exclamé mon père, ravi, « Voilà ce qu'on attend d'une grande sœur ! »

Ma mère a approuvé, souriante : « Accompagne-nous à l'hôpital. Claudine sera si heureuse de te voir. »

J'ai acquiescé : « Allez-y devant. Je passe me changer et acheter un gâteau. Je vous rejoins. »

Je les ai regardés partir, puis est montée à l'étage.

Cinq minutes plus tard, j'ai quitté la villa qui m'avait hébergée dix ans.

La direction ? L'hôpital ? Non. L'aéroport ! Je ne reviendrais pas. Plus jamais.
Continue to read this book for free
Scan code to download App

Latest chapter

  • Quatre-vingt-huit faire-part pour un non-lieu   Chapitre 8

    « Vous ! Des imbéciles ! » a ricané Claudine, se relevant lentement tandis qu'une marque rouge et brûlante s'étalait sur sa joue. Sa bouche tordue dessinait un sourire difforme : « Retrouver Léone ? Où ça ? Elle a quitté le pays. Lors du dernier appel, vous n'avez pas remarqué le hall d'aéroport international derrière elle ? »Son regard a glissé sur les trois êtres abîmés dans le remords et l'illusion, et elle a penché la tête avec une feinte curiosité, riant de plus belle : « Elle était votre fille biologique, et alors ? Je l'ai chassée comme un chien errant, haha ! Ah non... Je me trompe. »Elle a pointé successivement Serge, Monique et Gauthier du doigt : « C'est nous. Nous l'avons chassée ensemble. Cher papa, chère maman, mon Gauthier… Êtes-vous fiers ? »Le dernier espoir s'étant évaporé, les yeux de Gauthier ont viré au rouge sang et ses tempes ont commencé à battre à se rompre. Tel une bête déchaînée, il s'est rué sur Claudine, avide de la réduire au silence : « Ferme ta bouch

  • Quatre-vingt-huit faire-part pour un non-lieu   Chapitre 7

    « Quelle séquestration ? Arrête tes mensonges ! » La voix de Claudine, aiguë et déformée par la panique, trahissait un effort désespéré pour étouffer la vérité.Elle a pianoté fébrilement sur son téléphone, lui virant 20 mille euros les dents serrées, accompagnés d'un message menaçant : « Si tu insistes sur ce sujet, ne compte plus jamais voir un centime de ma part ! »Malgré sa frustration face à cette somme dérisoire, l'homme s'est levé en titubant et a adressé un baiser gluant à Claudine : « Bon, je file pour aujourd'hui, ma chérie. Pense à ton vieux papa ! »En le regardant s'éloigner, Claudine a relâché enfin son souffle, la tension qui la raidissait disparaissant soudainement.Alors qu'elle cherchait frénétiquement une explication à servir à Serge et Monique, ce dernier a bloqué le chemin de l'homme. D'une voix étranglée, il a demandé : « Vous parliez de la séquestration d'il y a cinq ans… Vous savez quelque chose ? »À cet instant, le souvenir de Léone, le visage décomposé, répé

  • Quatre-vingt-huit faire-part pour un non-lieu   Chapitre 6

    Serge, Monique, Gauthier, et même Claudine… Aucun n'avait imaginé que Léone oserait se rebeller, ni qu'elle ourdirait un piège aussi précis.Assourdis par les hurlements et le bruit de vaisselle brisée que Claudine faisait rage dans sa chambre, Monique s'est massé les tempes, épuisée : « Comment Léone peut-elle rester aussi égoïste ? Un projet compte-t-il plus que la santé de sa sœur ? La dépression de Claudine ne va faire qu'empirer. »Serge, le visage sombre, a grondé : « Elle se croit indépendante, à présent ? Ignorer nos appels ! Qu'elle assume, alors ! Qu'elle ne nous contacte plus jamais ! »Gauthier, lui, gardait le silence, son téléphone inerte dans la main.Depuis que Léone avait raccroché, une angoisse sourde le rongeait. Il avait multiplié les messages sur toutes les applications, en vain. Aucune réponse.En parcourant fiévreusement leurs anciennes conversations, il a constaté, le cœur serré, que leurs échanges avaient changé. Alors qu'auparavant, ils partageaient chaque dét

  • Quatre-vingt-huit faire-part pour un non-lieu   Chapitre 5

    Je me suis installée dans la salle d'embarquement, une tasse de café à la main.Sur l'écran géant défilaient les œuvres lauréates du Concours des Jeunes Talents du Design. Sous le feu des projecteurs, celle que la presse célébrait comme un « coup de génie », une « inspiration fulgurante », n'était autre que mon projet, celui que j'avais offert à Claudine.Comme prévu, mon téléphone s'est emballé.Le visage de Claudine, décomposé, a remplacé l'arrogance par une terreur panique : « Léone, salope ! Tu as osé me piéger avec un projet primé ? Je vais te briser ! » Sa voix, stridente, était chargée d'une haine palpable.C'était drôle, non ? Depuis quand les voleurs avaient-ils le droit de jouer les outragés ?Souriant à peine, j'ai laissé un filet de glace percer dans ma voix : « Me briser ? Toi ? »Du bout des doigts, j'ai fait tinter ma tasse, comme un écho à la sentence qui allait suivre : « Il me semble que ton université stipule clairement que tout plagiat entraîne l'expulsion immédiate

  • Quatre-vingt-huit faire-part pour un non-lieu   Chapitre 4

    Une sensation de libération m'envahissait. Malgré une nuit blanche, aucune fatigue ne se faisait sentir, seulement l'appel d'une vie nouvelle.Toutes les injustices subies semblaient déjà s'effriter derrière moi, balayées par la détermination qui m'emportait loin d'eux.Alors que je poussais mes bagages dans le hall des départs, l'appel vidéo de ma mère a surgi à l'écran. L'image a trembloté d'abord sur le visage tendre de Gauthier, penché sur Claudine, une cuillère de soupe à la main qu'il a soufflée avec délicatesse avant de la lui tendre.Mes parents, encadrant le lit comme des gardes du corps amoureux, veillaient avec une sollicitude étouffante : « Doucement », « Attention, c'est chaud ».Ma mère m'a aperçue à l'écran, son sourire inchangé : « Alors, tu arrives bientôt ? Claudine adore ta soupe, regarde comme elle se régale. »Claudine, le teint florissant, affichait un sourire éclatant, sans aucune trace de dépression. Elle a jeté un coup d'œil vers la caméra et a bu une gorgée, o

  • Quatre-vingt-huit faire-part pour un non-lieu   Chapitre 3

    Le jour se levait à peine quand j'ai poussé la porte de la maison, l'esprit et le corps engourdis par cette nuit passée sur les bancs glacés de l'église.Gauthier m'attendait, les yeux cernés de fatigue.« Mon Dieu… ta robe ! » s'est-il exclamé en apercevant les taches de sang sur ma robe de mariée. Il m'a serrée contre lui : « Je voulais tellement revenir, Léone. Mais chaque fois que je faisais mine de partir, Claudine… elle recommençait. Je n'avais pas le choix, crois-moi. Elle vient à peine de s'endormir, j'allais te chercher… Tu n'as rien ? »« Rien de grave », ai-je répondu, d'une voix étrangement calme, « Laisse tomber. La santé de Claudine passe avant tout. On repoussera le mariage. »Mon ton apaisé a paru le décontenancer : « Vraiment ? Tu ne m'en veux pas ? »« Pourquoi t'en voudrais-je ? »Je comprenais son étonnement. Combien de fois avions-nous crié à ce sujet ? Ils m'avaient tous suggéré, lui et mes parents, de renoncer à cette cérémonie pour « ne pas énerver Claudine ».

More Chapters
Explore and read good novels for free
Free access to a vast number of good novels on GoodNovel app. Download the books you like and read anywhere & anytime.
Read books for free on the app
SCAN CODE TO READ ON APP
DMCA.com Protection Status