Chapitre 5

Tiphaine a serré les dents contre la douleur lancinante dans sa jambe et a tenté de répondre à l'appel : « Gaëtan... Je suis là... »

Mais aucune réponse. Elle a ouvert brusquement les yeux, mais le sang qui coulait brouillait sa vision. Dans cette brume écarlate, elle a distingué seulement l'habitacle vide.

Oui, elle avait été abandonnée et celui qui avait crié son nom ne l'avait pas sauvée...

Elle a sombré bientôt dans l'inconscience, plongeant dans un rêve interminable :

Cette année-là, Gaëtan l'avait suivie à Los Angeles. Son club de course refusait de la laisser partir. Les yeux rougis par la fureur, il avait défié le club en pariant aux courses : s'il gagnait, il l'emmenait.

Bien qu'il vienne juste d'obtenir son permis pro pour elle, il avait osé affronter les routes de montagne pour sa première course. Elle était assise à côté en copilote quand l'accident était arrivé. Dans un virage serré, il avait perdu le contrôle et la voiture avait défoncé le garde-fou et avait dévalé la falaise.

Dans le chaos, il l'avait serrée contre lui, protégeant son corps même quand sa propre tête heurtait l'habitacle en sang. De ses dernières forces, il l'avait poussée hors de l'épave déformée en criant d'une voix rauque : « Agrippe-toi ! »

Et lui ? Il avait glissé avec la voiture, restant coincé au bord du précipice, la moitié du véhicule dans le vide et à un souffle de la chute mortelle.

Sauvé in extremis, il avait murmuré dans son bras, conscient à demi : « Ce club ne te voit que comme une machine à profit. Je veux te protéger... Peu importe le danger, je serai là... Reviens avec moi, d'accord ? »

Au moment où elle s'apprêtait à accepter, une force mystérieuse l'a arrachée à cette scène pour la projeter dans la réalité récente : ce même homme choisissant de sauver Jeannine plutôt qu'elle.

Les cils de Tiphaine ont tremblé. Elle s'est réveillée en sursaut, une larme lourde percutant l'oreiller.

L'homme qui veillait à son chevet a eu les yeux qui se sont illuminés : « Mon trésor, tu es enfin réveillée ! »

L'infirmière qui entrait justement pour changer ses bandages a souri à son tour : « Vous voilà consciente ! Gaëtan a veillé jour et nuit sur vous, les yeux rougis par la fatigue. C'est un frère très attentionné, n'est-ce pas ? »

Tiphaine, encore confuse, a demandé hébétée : « Un frère ? »

« Mais oui, vous n'êtes pas sa sœur ? » tout en rangeant son matériel, elle a poursuivi, « Ce matin, Jeannine, votre belle-sœur est venue vous voir. Elle sanglotait à fendre l'âme et m'a spécialement demandé de l'appeler dès votre réveil. »

Avec un « Clac », le verre que tenait Gaëtan s'est écrasé au sol, se brisant en mille morceaux.

L'infirmière, surprise, s'est tue gênée et est partie rapidement chercher l'agent d'entretien.

Le bruit a fait sursauter Tiphaine, la ramenant pleinement à la réalité. Les fragments épars de sa mémoire meurtrie se sont ressemblés soudain : un Gaëtan emportant Jeannine dans ses bras, sa propre main tendue en quête de secours à l'agonie, l'abysse du désespoir d'avoir été abandonnée comme une ombre…

Elle a levé les yeux vers l'homme devant elle et a saisi l'anxiété mal dissimulée dans son regard. Un sourire froid aux lèvres, elle a déclaré d'une voix glaciale : « Donne-moi une explication. »

Gaëtan, interloqué une seconde, a saisi frénétiquement sa main : « Ce ne sont que des ragots ! Ils ont dû mal interpréter notre complicité, croire que nous étions frère et sœur… Je… »

« Bien, je te crois » l'a interrompu Tiphaine, son ton parfaitement neutre.

Les mots sont alors restés coincés dans la gorge de Gaëtan.

Quelque chose clochait... La Tiphaine qu'il connaissait n'aurait jamais réagi ainsi. Elle aurait dû pleurer, crier, lui demander pourquoi il avait sauvé Jeannine en premier, s'indigner qu'il laisse les autres confondre leur relation.

Mais non. Elle était calme comme les eaux mortes d'un lac.

Une panique inexplicable est remontée le long de la colonne vertébrale de Gaëtan. Alors qu'il s'apprêtait à plaider sa cause une fois de plus, Tiphaine a fermé les paupières : « J'ai sommeil. »

Face à cette tranquillité, Gaëtan a senti son remords déborder.

« Chérie, tout est de ma faute. Je n'aurais jamais dû laisser Jeannine conduire... Je... Je l'ai déjà réprimandée. Si tu es en colère, frappe-moi, cris-moi dessus, mais ne refoule pas tout ça. »

Tiphaine a retiré sa main. Quand elle a rouvert les yeux, son regard n'était plus que silence mortuaire : « Je suis vraiment fatiguée. »

Même si la fatigue pouvait expliquer son attitude, cette réaction restait anormalement placide.

Désemparé, Gaëtan s'est senti aspiré par un vertige noir, comme un trou noir avalant tout sur son passage. Mais avant qu'il ne puisse formuler des excuses convenables, le médecin de Tiphaine l'a fait sortir.

Au moment où il a tourné le dos, Tiphaine a ouvert des yeux rougis.

Cette fois, peu importe la douleur physique ou mentale, elle s'est refusée toute larme. Ses attentes, son amour pour cet homme, s'étaient dissipés en cendres lorsqu'il l'avait abandonnée sans un regard...

Elle a essuyé du bout des doigts le coin sec de ses yeux. Pour maintenant, elle voulait juste dormir, et si possible se réveiller loin de lui.

Mais alors qu'elle fermait les yeux, une dispute lui a percé les tympans.

« Arrête de pleurer ! » a grondé une voix féminine, « Tu vois cette dame ? C'était une pilote de course. Maintenant sa jambe est brisée, elle ne pourra plus jamais conduire. Elle ne pleure pas, alors pour une entorse, arrête tes cris ! »

« Non ! Je veux pas de jambe cassée ! » Les pleurs d'un petit garçon ont empli la chambre et sont parvenus bien sûr aux oreilles de Tiphaine.

Jambe cassée ? De qui parlait-elle ?

Tiphaine a senti son monde s'effondrer en un instant, un vertige où plus rien n'avait de sens...