Ils restèrent là. Main dans la main.
Pas longtemps. Juste assez pour que le silence devienne plus éloquent que n’importe quelle déclaration. Les doigts d’Ethan étaient chauds, fermes, mais pas oppressants. Il ne tirait pas Lina à lui. Il ne forçait rien. Il attendait. Respectueusement. Elle, de son côté, avait l’impression que le monde autour d’eux se floutait. Le Palace, le marbre froid, les murs dorés, les horaires de service… tout disparaissait. — Je ne sais pas ce qu’on fait, murmura-t-elle. — Moi non plus, répondit-il sincèrement. Elle leva les yeux vers lui. Son regard n’avait rien d’arrogant. Il n’était pas le patron en cet instant. Pas le milliardaire. Il était un homme qui doutait. Et c’était peut-être ce qui la troubla le plus. — Ce n’est pas raisonnable, reprit-elle. On est… trop différents. Ce monde-là, le vôtre… il n’est pas fait pour moi. Ethan sourit légèrement. — Peut-être que c’est le mien qui n’est pas fait pour moi non plus. Cette phrase la désarma. Il y avait dans ses mots une faille, une solitude qu’elle connaissait trop bien. Il n’avait peut-être pas grandi dans la pauvreté, mais il portait une autre forme de vide. Celui de ceux qu’on regarde toujours comme des statues, jamais comme des êtres. — Je ne suis pas une distraction, Ethan, dit-elle avec fermeté. Il s’approcha d’un pas. Puis deux. — Je ne vous veux pas comme distraction, Lina. Il se pencha légèrement, juste assez pour que son souffle effleure la peau de son cou. — Je vous veux vraie. Comme vous êtes. Même si ça doit me coûter tout ce que je suis. Elle ferma les yeux une seconde. Le danger n’était pas dans ses gestes. Il était dans ses mots. Dans sa voix. Dans ce qu’il réveillait en elle : une envie d’exister autrement que dans l’ombre. --- Les jours suivants furent à la fois doux et angoissants. Ils ne se voyaient que rarement, et toujours à l’abri des regards. Un coin discret du jardin intérieur, une pièce vide à la fin de son service, un simple échange de regards dans un couloir trop éclairé. Mais chaque frôlement de mains, chaque sourire rapide, chaque mot glissé à mi-voix devenait une drogue douce. Leur complicité grandissait dans le silence. Ils n’avaient pas besoin de longues conversations. Un simple "comment tu vas ?" d’Ethan suffisait à lui faire oublier sa fatigue. Et un "tu m’as manqué" de Lina suffisait à apaiser ses journées saturées de pression. Mais l’ombre du monde extérieur les rattrapait lentement. Un soir, alors qu’elle nettoyait les couloirs du sixième étage, elle surprit une conversation derrière une porte entrebâillée. — Tu as vu comment il agit depuis deux semaines ? demanda une voix masculine. — Ouais. Il disparaît des réunions, repousse les rendez-vous… Tu crois qu’il cache une femme ? — Lui ? Non. Il est trop froid pour ça. Mais… y a un truc qui cloche. On dirait qu’il n’est plus lui-même. Lina recula doucement, les mains moites. Elle le savait. Leur histoire – ou ce début d’histoire – ne passerait pas inaperçu bien longtemps. --- Le lendemain, Ethan annula leur rendez-vous prévu dans la réserve technique. Il l’appela, ce qu’il ne faisait jamais. — Lina, je suis désolé. J’ai eu une réunion de crise. On repousse à demain ? Elle voulait dire "oui", bien sûr. Mais un doute s’était infiltré en elle. — Tu es sûr que… tout va bien ? Tu as l’air distant. Il resta silencieux quelques secondes. — Je gère des choses. Mais toi… toi, tu n’as rien à voir avec mes silences. Mais il en avait. Elle le savait. --- Le soir suivant, alors qu’elle sortait de l’hôtel, elle croisa par hasard Célia, la réceptionniste du hall principal. Une jeune femme élégante, toujours bien maquillée, et toujours à l’affût des ragots. — Lina, c’est ça ? demanda-t-elle avec un faux sourire. — Oui… pourquoi ? — Juste une question. Tu travailles dans les salles VIP depuis combien de temps ? — Deux semaines. Célia haussa les sourcils. — Intéressant… très intéressant. — Pourquoi tu me demandes ça ? — Oh, pour rien. Juste qu’on parle beaucoup de toi ces derniers jours. Elle pencha la tête, faussement innocente. — Tu sais, dans ce genre d’endroit, les rumeurs se répandent plus vite que les parfums. Lina sentit sa gorge se nouer. Elle répondit calmement : — Les gens peuvent penser ce qu’ils veulent. Je fais mon travail. Célia la fixa un moment. Puis sourit. — Bien sûr. Fais attention quand même, Lina. Certains feux attirent… mais ils brûlent vite. --- Lina rentra chez elle troublée. Elle voulait croire qu’elle pouvait vivre cette histoire discrètement, que leurs moments volés suffiraient. Mais la vérité, c’est qu’elle commençait à s’attacher. Trop. Vite. Fort. Elle regarda sa sœur dormir paisiblement. Aïssatou n’avait que 13 ans, mais elle était la raison pour laquelle Lina se levait chaque matin. Elle n’avait pas le droit de tout compromettre pour un homme. Même si cet homme faisait battre son cœur. --- Deux jours passèrent sans qu’Ethan ne donne signe de vie. Puis, le troisième jour, elle le vit au loin dans le hall. Entouré de deux investisseurs. Il avait le sourire mécanique des grands dirigeants. Mais quand leurs regards se croisèrent, il cligna des yeux. Juste une seconde. Un signal silencieux. Je te vois. Ce soir-là, il l’attendait dans le salon privé du cinquième étage. Quand elle entra, il semblait plus fatigué que jamais. — Je suis désolé pour mon silence, dit-il sans attendre. — Tu n’as pas à t’excuser, répondit-elle doucement. C’est moi qui ai oublié où on vit. Il s’approcha. L’embrassa sur le front. — Je ne veux pas que tu doutes de ce que je ressens. — Je ne doute pas. C’est juste que… j’ai peur. Il s’arrêta. La fixa droit dans les yeux. — Moi aussi. Ce simple aveu les lia plus fort que n’importe quelle promesse. Mais au fond d’eux, ils savaient. Quelque chose allait bientôt éclater. Et rien ne serait jamais plus comme avant.Le matin s’ouvrit comme une blessure lente dans le ciel.Une lumière douce, encore timide, glissait entre les collines noircies. Le vent portait des odeurs nouvelles : non plus celles de la cendre et de la peur, mais quelque chose de presque vivant — une promesse d’herbe, de pluie, de recommencement. Lina marchait en silence, son regard fixé vers l’horizon. Le monde semblait s’être tu pour écouter ses pas. Derrière elle, les survivants suivaient, formant une ligne fragile au milieu des plaines dévastées.Ils avaient marché pendant trois jours sans s’arrêter. Les rivières étaient à sec, les arbres penchés comme des vieillards, mais à chaque lever du soleil, un souffle d’espoir renaissait. Moreau ouvrait parfois la route, parfois la fermait, selon la force de ses jambes. Quant à Ethan, il marchait près de Lina, le carnet de Malik toujours serré contre lui, comme une boussole invisible.Le quatrième matin, alors que le soleil montait à peine, ils atteignirent un plateau d’où l’on pouvait
Le vent avait changé de direction. Il ne portait plus l’odeur du sang ni celle des flammes, mais un parfum de cendre froide, comme si la terre elle-même pleurait ce qu’elle avait dû brûler pour survivre. Lina marchait en tête, ses bottes s’enfonçant dans la boue grise. Derrière elle, une colonne silencieuse d’hommes, de femmes et d’enfants avançait, les visages creusés par la fatigue, les regards vides d’expression. On aurait dit un cortège d’âmes revenues d’entre les morts. Le ciel, encore voilé de fumée, s’ouvrait par endroits, laissant filtrer des bandes de lumière pâle. Les rayons du soleil, timides, effleuraient les décombres et les visages. Ce n’était pas encore la paix, mais ce n’était plus la guerre. C’était ce moment suspendu entre deux respirations — celui où tout est encore possible. Moreau fermait la marche. Ses épaules étaient basses, mais son regard restait ferme. Il avait perdu trop d’hommes, trop d’années, trop de foi, mais pas sa conviction. À chaque pas, il se rép
Le matin s’éleva lentement sur les décombres, comme s’il craignait de blesser davantage ce qui restait du monde. La pluie de la veille avait lavé la suie, révélant sous les couches de cendre les cicatrices d’une civilisation qui respirait encore, à peine. Lina marchait, épuisée mais droite, le regard fixé sur l’horizon où s’élevait une fine colonne de fumée — un signe de vie, peut-être. Chaque pas résonnait comme un souvenir. Les ruines, la voix d’Awa, la tour du Siège… tout cela semblait déjà appartenir à un autre siècle. Pourtant, dans son cœur, une certitude nouvelle battait : elle n’était plus seule à porter le poids du passé. La route s’ouvrait devant elle, sinueuse, bordée d’arbres calcinés dont les branches pointaient vers le ciel comme des bras suppliants. Au loin, les montagnes semblaient veiller, silhouettes immobiles d’un monde ancien. Lina inspira profondément. L’air sentait la terre humide et le fer. Elle serra la sangle de son sac et reprit la marche. Le mot d’Awa
Les flammes avaient cessé de danser, mais leur empreinte demeurait dans l’air, une brûlure suspendue, invisible et tenace. Lina marchait seule, ses bottes s’enfonçant dans la poussière d’un monde effondré. Autour d’elle, la ville ressemblait à une carcasse géante : des murs éventrés, des fenêtres crevées, des rues où l’écho de la peur s’était figé comme une ombre. Le silence, ici, avait un poids. Il écrasait le cœur plus sûrement qu’une pierre tombale. Elle avançait lentement, respirant la suie, cherchant dans ce chaos une trace de ceux qu’elle avait perdus. Ethan, Malik, même Awa… tous semblaient avoir été avalés par cette tempête sans nom. Pourtant, au fond d’elle, quelque chose persistait. Une flamme discrète, une volonté qui refusait de mourir. Elle murmurait presque pour elle-même : — On n’efface pas ce qui a été écrit dans le sang. Le vent souleva un voile de cendre, et derrière lui, Lina distingua une silhouette. Un homme, appuyé contre un mur fissuré, la regardait venir.
La nuit n’avait pas vraiment disparu.Même lorsque l’aube pointa, elle resta accrochée au ciel comme une plaie qu’on refuse de refermer.Sous la montagne, dans la cavité où s’était réfugiée la résistance, tout semblait immobile.Seuls les battements réguliers du générateur et la respiration saccadée de Malik rompaient le silence.Lina ne dormait plus depuis deux jours.Assise à même le sol, les coudes sur les genoux, elle fixait le corps étendu devant elle.Chaque souffle qu’il prenait semblait menacé d’être le dernier.Zakari, penché au-dessus de lui, essuyait la sueur de son front.— Il faut du repos, dit-il doucement. Et du calme.— Comment veux-tu qu’il se repose ? répondit Lina d’une voix rauque. On vit au bord d’un volcan.Elle se leva, fit quelques pas.Le feu de camp projetait sur les murs des ombres tremblantes, comme des silhouettes de spectres.Chaque ombre lui rappelait un visage perdu : Clément, Awa, les enfants du port, et tous ceux dont la mémoire s’était dissoute dans
Le vent se leva avant l’aube. Un vent sec, chargé de poussière, qui descendait des montagnes comme un avertissement. Lina l’écoutait, immobile devant la sortie de la mine. Chaque rafale lui rappelait que le monde au-dessus d’eux continuait de tourner, aveugle à ce qui se préparait dans ses entrailles. Derrière elle, la base clandestine s’éveillait lentement. Des lampes vacillantes éclairaient les couloirs. Les visages se croisaient en silence : Zakari, Amina, le jeune Léo — chacun portait cette tension contenue qui précède l’action. La première mission allait commencer. Sur une table de fortune, Malik étalait une carte de la ville. Les marques rouges formaient une toile d’araignée. — “Le point central, c’est ici,” dit-il en tapant du doigt sur un cercle près du fleuve. — L’ancien dépôt électrique ? demanda Lina. — Oui. S’ils perdent cette station, la moitié des quartiers gouvernementaux seront plongés dans le noir. Ce sera notre signal. Autour d’eux, le murmure des plans se