LOGINLe vent soufflait doucement sur les toits du Palace ce soir-là.
Les lumières de la ville scintillaient au loin comme des promesses inaccessibles, et Lina sentait que quelque chose avait changé. Pas seulement en elle. Dans l’air. Dans les gestes des gens. Dans la manière dont on la regardait. Elle n’était plus invisible. Et ce n’était pas une bonne chose. Les chuchotements avaient commencé à se multiplier dans les couloirs du Palace. Elle les entendait derrière son dos, ou bien dans les regards appuyés qu’elle surprenait entre deux étages. Elle ne savait pas exactement ce qui circulait, mais elle devinait l’essentiel : la fille du service de nettoyage qui tourne autour du patron. Elle en avait le souffle coupé rien qu’à y penser. Et pourtant… Quand elle retrouvait Ethan, tard dans la nuit, dans ce petit salon au fond du sixième étage, tout disparaissait. Il l’y attendait presque chaque soir désormais, entre deux rendez-vous, entre deux mondes. Assis dans un fauteuil en cuir, une tasse de café à la main, et toujours ce regard fatigué mais vivant… uniquement quand il posait les yeux sur elle. — Tu travailles trop, murmura Lina en s’asseyant face à lui. Il haussa les épaules, un sourire en coin. — Je ne dors que pour rêver de toi, donc autant rester éveillé. Elle sourit malgré elle, secouant la tête. — Tu dis ça à toutes tes femmes de ménage ? — Non. Juste à toi. Il lui tendit une tasse. Du vrai café, pas celui des distributeurs automatiques. Fort. Parfumé. Brûlant. Comme lui. — Merci. Elle en but une gorgée. — Tu sais, ça pourrait me coûter mon poste, tout ça. Il la regarda longuement. — Tu penses que je laisserais faire ça ? — Tu ne peux pas tout contrôler, Ethan. Et moi non plus. Le monde dans lequel tu vis… il a ses règles. Et ses fauves. Il se leva, s’approcha, s’accroupit devant elle. — Je sais que tu as peur. Moi aussi. Mais je préfère perdre ce que j’ai… que de te perdre, toi. Elle serra la tasse plus fort entre ses doigts. — Ce n’est pas toi que j’ai peur de perdre. C’est moi. Il fronça les sourcils. — Comment ça ? — J’ai mis des années à me construire. À rester debout. À cacher mes rêves pour survivre. Et toi, tu arrives… tu me regardes comme si j’étais une évidence. Comme si j’étais… quelqu’un. Mais moi je ne suis pas sûre de savoir qui je suis, Ethan. Pas encore. Il lui prit la main. Doucement. — Alors laisse-moi t’aider à le découvrir. Sans te voler. Sans t’effacer. Elle ferma les yeux. Son cœur battait si fort qu’elle en avait le vertige. Elle savait qu’elle glissait. Lentement. Profondément. Vers quelque chose de dangereux. Et peut-être… de merveilleux. --- Ce soir-là, elle ne rentra pas tout de suite. Elle resta là, avec lui, jusqu’à une heure avancée de la nuit. Ils parlèrent de tout et de rien. De leurs enfances. De ce qu’ils auraient aimé devenir s’ils avaient eu le choix. — Je voulais être architecte, dit-il en souriant. — Pourquoi ? — Parce que j’aime les structures solides. Et les endroits où on peut respirer. — Et aujourd’hui ? — Aujourd’hui je suis coincé dans des tours en verre qui étouffent. Elle le regarda longuement. Puis murmura : — Et moi… j’aurais voulu créer une maison de couture. Rien de grand. Juste… assez pour que des femmes comme moi puissent se sentir belles. Pas riches. Belles. Il l’observa, admiratif. — Tu le feras, Lina. — Je n’ai ni diplôme, ni réseau. — Tu as ton carnet. Et tu m’as moi. Elle sourit tristement. — Tu ne peux pas me sauver de tout. Il rapprocha sa main de sa joue, effleurant sa peau du bout des doigts. — Je ne veux pas te sauver. Je veux marcher à côté de toi. Elle sentit les larmes monter sans prévenir. Alors elle se leva doucement, déposa sa tasse, et se dirigea vers la porte. Avant de sortir, elle murmura sans se retourner : — Ne me promets rien, Ethan. Je ne supporterais pas que tu ne tiennes pas parole. Et elle s’en alla. --- Le lendemain, l’ambiance avait encore changé au Palace. On disait que le père d’Ethan, monsieur Gérard Moreau – fondateur de l’empire hôtelier – arrivait à Paris pour une inspection surprise. Et cela ne présageait rien de bon. Lina entendit une assistante chuchoter : — S’il apprend que son fils fricote avec une employée de nuit, ce sera le chaos. Il déteste tout ce qui ternit l’image familiale. Le sang de Lina se glaça. Elle savait que ce jour viendrait. Que le masque tomberait. Mais pas aussi tôt. Pas aussi brutalement. Plus tard dans la journée, alors qu’elle passait discrètement dans les escaliers de service, elle entendit Ethan hausser le ton dans son bureau : — Ce que je fais de ma vie privée ne regarde personne, père ! — Quand ton "privé" menace notre réputation, ça ME regarde, répliqua une voix plus grave. — Tu n’as jamais supporté que je fasse les choses à ma manière, pas vrai ? Un silence. Puis : — Elle est en dessous de toi, Ethan. Tu es un Moreau. On ne s’abaisse pas à ce niveau. Lina s’éloigna. Tremblante. Elle n’avait jamais été autant blessée par des mots qui ne lui étaient même pas adressés directement. --- Le soir venu, elle n’alla pas au salon habituel. Elle ne voulait pas voir Ethan. Pas maintenant. Elle voulait comprendre ce qu’elle était en train de devenir. Mais à minuit passé, alors qu’elle s’apprêtait à partir… elle le vit l’attendre devant la sortie du personnel. Pas en voiture. Pas entouré de gardes. Juste lui. Avec une écharpe autour du cou et les traits tirés. — Je t’ai attendue, dit-il. Elle s’approcha, le cœur serré. — Je sais ce que ton père pense de moi, Ethan. Et tu sais quoi ? Il a raison. — Non. — Si, il a raison. Je suis en bas. Je viens d’un monde où on compte chaque pièce, chaque jour de congé, chaque regard méprisant. Il voulut parler. Elle leva la main. — Et pourtant… malgré tout ça… je t’aime. Un silence. — Je t’aime, Ethan. Et c’est ça le problème. Il s’approcha lentement. Très lentement. — C’est aussi ça la solution. Il la prit dans ses bras. Fort. Longtemps. Et cette nuit-là, pour la première fois, ils ne se quittèrent plus.Le jour s’éveillait lentement, caressant la vallée d’une lueur dorée. La rosée couvrait les feuilles du Dernier Jardin, scintillant comme mille petites promesses. Le vent se glissait entre les branches, apportant avec lui une musique douce, presque ancienne. Le monde semblait respirer à nouveau, paisible, lavé du tumulte. Lina se tenait debout sur la colline, observant la plaine. Le village s’étendait au loin, vibrant de vie. Des rires, des chants, des gestes simples. Des visages nouveaux. Des enfants qui n’avaient pas connu la guerre. Elle inspira profondément. L’air avait cette saveur que seuls les recommencements savent offrir : celle du possible. Derrière elle, les pas d’Ethan s’approchèrent. — Tu es déjà debout ? — Le sommeil m’a quittée avant l’aube. — Mauvais rêve ? Elle secoua la tête. — Non. Juste... le besoin de me souvenir. Ils restèrent un instant à contempler l’horizon. Les champs s’étendaient à perte de vue, parsemés de fleurs et de cultures. On aurait dit un oc
Le soleil se levait lentement, dorant la vallée nouvelle de ses rayons obliques. Le vent glissait entre les collines, porteur d’un parfum d’herbe fraîche et de cendre ancienne. Lina marchait pieds nus sur le sol humide, laissant derrière elle la trace légère de ses pas. Elle avançait vers le champ où les survivants plantaient les premières pousses, ce qu’ils appelaient désormais le Jardin du Retour. Un nom simple, mais lourd de promesse. Les cris des enfants résonnaient déjà. Ils couraient entre les rangées de terre, les mains pleines de graines et de rires. Ethan les observait, accroupi, traçant des sillons droits comme des promesses d’avenir. Lina s’arrêta un instant pour le regarder. Sous la lumière dorée, ses traits semblaient apaisés. Il ne ressemblait plus à l’homme du chaos ni au combattant des ruines. Il était devenu ce qu’il avait toujours été : un bâtisseur d’humanité. — Tu viens ? lança-t-il, le sourire aux lèvres. Elle hocha la tête et le rejoignit, s’agenouillant près
Le vent soufflait sur les ruines comme une plainte ancestrale. Lina leva les yeux vers le ciel, d’un gris cendré, et sentit sur sa peau la morsure des premières gouttes de pluie. Ce n’était pas une pluie ordinaire — elle tombait avec une lenteur sacrée, comme si chaque goutte portait la mémoire du monde. Tout autour d’elle, les survivants restaient immobiles, les visages levés, écoutant le murmure des éléments, ce langage oublié que la terre avait enfin retrouvé. Depuis la chute du bastion de Ferros, trois jours s’étaient écoulés. Trois jours à marcher, à enterrer les morts, à panser les plaies, à tenter de reconstruire des gestes simples — manger, respirer, croire. Ethan avançait à ses côtés, le regard perdu quelque part entre la douleur et la foi. Ses mains, encore couvertes de traces de suie, tremblaient parfois sans qu’il s’en aperçoive. Ils avaient survécu. Mais à quel prix ? Lina s’arrêta sur une hauteur d’où l’on voyait la vallée entière : un champ de ruines et de cendres. L
Le vent s’était levé avant même que le soleil n’apparaisse. Pas un vent de tempête, ni de colère, mais un souffle ancien, chargé de voix lointaines. Il traversait le camp, faisait danser les tissus, renversait les cendres et caressait les visages endormis. Ce matin-là, le monde semblait respirer à nouveau. Lina sortit de sa tente, drapée dans un manteau de toile claire. La flamme bleue, au centre du camp, brûlait encore, paisible. Autour, les survivants s’éveillaient lentement. Certains murmuraient des prières, d’autres chantaient. Ce n’était plus le camp des errants, ni celui des fuyards. C’était le commencement d’un peuple. Malik la rejoignit, les yeux plissés vers l’horizon. — Le vent change, dit-il. Il ne vient plus du Sud. — Non, répondit Lina. Il vient d’ailleurs. De là où tout recommence. Il hocha la tête, sans comprendre vraiment, mais sans contester. Il avait appris que certaines phrases de Lina ne demandaient pas de réponse. Kael arriva à son tour, tenant une plume bl
L’aube se leva sur un horizon brûlant. Le ciel, d’un rouge presque liquide, semblait se dissoudre dans la terre. Le vent charriait des étincelles de poussière qui brillaient un instant avant de disparaître, comme des fragments de souvenirs. Lina ouvrit les yeux sur ce monde en mutation et sentit que quelque chose avait changé — pas seulement dehors, mais en elle.Le fragment noir qu’elle tenait depuis la veille palpitait doucement dans sa main. Il émettait une chaleur stable, comme un cœur minéral battant au rythme du sien. Elle ne savait pas encore ce qu’était vraiment cette pierre, mais elle sentait son influence : chaque pas qu’elle faisait semblait plus ancré, chaque respiration plus consciente.Les survivants se préparaient en silence. Malik donnait les ordres avec la précision d’un homme qui n’avait plus le luxe de douter. Kael ajustait les sangles de son sac, et Meryn dessinait des symboles sur le sol — des cercles, des lignes, des runes que personne ne comprenait, mais que tou
Le matin s’étira lentement sur les visages marqués de fatigue. Les flammes du camp s’étaient éteintes, ne laissant que des braises rougeoyantes qui palpitaient dans l’air calme. Autour de ces cendres, les survivants se taisaient, chacun absorbé dans ses pensées. Le vent, lui, ne soufflait plus. C’était un silence neuf, presque sacré, comme si la terre retenait son souffle. Lina se leva la première. Ses pas craquaient dans la poussière, et son regard balayait la plaine, désormais couverte de traces humaines : des tentes improvisées, des étendards faits de tissus déchirés, des feux allumés dans la nuit par des mains tremblantes mais vivantes. Ce n’était pas encore une armée — juste des âmes qui avaient décidé de ne plus fuir. — On a fait un miracle, souffla Malik derrière elle. — Pas encore, répondit-elle. Ce qu’on a maintenant, c’est un commencement. Le jeune homme hocha la tête, mais son regard restait inquiet. Il observait les silhouettes des Veilleurs — ces hommes venus du dé







