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Le numéro était enregistré dans son téléphone depuis une semaine. Chaque fois qu'Elara ouvrait ses contacts, son doigt hésitait au-dessus du nom : Guy Marchand. C'était une frontière à franchir, un saut dans le vide dont elle pressentait qu'il n'y aurait pas de retour possible. Elle avait passé ces jours dans un état de suspension étrange, accomplissant ses tâches au Velours Pourpre avec une précision d'automate, évitant le regard lourd de reproches et d'inquiétude de Marius. Ce qui l'avait finalement décidée, ce n'était pas l'appel du luxe ou la promesse d'un salaire mirifique. C'était la peur de rester figée à jamais dans cette vie étriquée, à polir des verres pour des inconnus en regardant passer sa jeunesse par la fenêtre embuée d'un restaurant. La peur de la peur elle-même. Elle composa le numéro, un soir, dans le silence de son appartement. La sonnerie n'avait retenti qu'une seule fois. — « Marchand. » Sa voix était identique à celle qu'elle connaissait, calme et immédiatement reconnaissable, même à travers le filtre électronique. — « C'est Elara Vance. » Un léger silence. Elle l'imaginait sourire, ce sourire de prédateur qui sait sa proche au bout du fil. — « Elara. Je commençais à penser que ma carte avait fini à la poubelle. » — « J'ai réfléchi à votre offre. » — « Et ? » Elle inspira profondément, serrant le téléphone. —« Je l'accepte. » Il n'y eut ni triomphe ni surprise dans sa voix, seulement une satisfaction tranquille. —« Bien. Soyez demain matin, neuf heures, à l'adresse suivante. » Il lui donna une adresse dans le quartier d'affaires, un lieu dont le nom seul évoquait le verre, l'acier et le pouvoir. « Demandez mon assistant, Luca. Il s'occupera de vous. » La connexion fut coupée. Elara resta assise sur son lit, le téléphone encore collé à son oreille, le cœur battant comme si elle venait de signer un pacte avec le diable. Peut-être était-ce le cas. Le lendemain, à 8h55, elle se tenait devant une tour de verre qui semblait gratter le ciel bas et gris de la ville. Le hall d'entrée était un canyon de marbre poli, où le clic-clac précipité des talons hauts et le murmure feutré des conversations d'affaires se répercutaient en échos. Des hommes et des femmes en tenue sévère la dévisagèrent avec une curiosité non dissimulée alors qu'elle se dirigeait vers la réception, mal à l'aise dans sa robe simple. L'assistant, Luca, était un homme jeune, mince, vêtu d'un costume qui semblait peint sur sa peau. Ses yeux noirs et vifs l'évaluèrent en une seconde, enregistrant chaque détail de son apparence avec une froideur qui la fit se sentir nue. — « Mademoiselle Vance. Suivez-moi. » Ils prirent un ascenseur silencieux dont les parois étaient en laiton et en cuir, qui monta si vite que ses oreilles se bouchèrent. Le bureau de Guy Marchand occupait tout un étage. Les portes vitrées coulissèrent sans un bruit, révélant un espace d'une austérité luxueuse. Les murs étaient en béton ciré, les meubles en bois sombre et métal chromé. De vastes baies vitrées offraient une vue à couper le souffle sur la ville, transformant les habitants en fourmis affairées. L'air sentait le cuir neuf et… l'argent. Une odeur propre, coupante. Guy Marchand n'était pas assis à son bureau. Il se tenait près de la fenêtre, un verre d'eau à la main, contemplant son royaume. Il se retourna à leur entrée. — « Elara. Bienvenue. » Il ne lui serra pas la main. Son regard, aujourd'hui, était différent. Ce n'était plus le regard du client intrigué, ni celui du séducteur jouant un jeu dangereux. C'était le regard d'un patron. Évaluateur. Exigeant. — « Luca va vous donner les documents à signer. Votre nouveau contrat. Vos nouvelles fonctions commenceront officiellement lundi. » Il fit un geste vague de la main. « Vous sement mon assistante personnelle. Votre tâche sera d'apprendre. Tout. » Elara signa les documents que Luca lui tendit sur une tablette en verre, les yeux à peine capables de se fixer sur les lignes de texte serré. Les chiffres de son salaire étaient si élevés qu'ils en perdaient leur sens. — « Pourquoi moi ? » demanda-t-elle soudain, levant les yeux vers lui alors que Luca quittait la pièce. Marchand s'approcha, s'arrêtant à une distance qui n'était ni intime ni professionnelle, mais précisément calculée pour intimider. —« Parce que vous n'avez pas peur de me regarder dans les yeux. Même quand vous devriez. Parce que vous êtes intelligente et que vous savez vous taire. Et parce que… » Il fit une pause, laissant son regard errer sur son visage. « … vous avez une soif que le Velours Pourpre ne pourra jamais étancher. Je vous offre l'océan, Elara. À vous de décider si vous savez nager. » Il lui fit faire le tour de l'étage. Chaque pièce révélait une nouvelle facette de son empire. Une salle de réunion avec un écran tactile occupant tout un mur. Un salon privé où des bouteilles de spiritueux rares scintillaient comme des joyaux. Une bibliothèque remplie de livres d'art et d'économie, qui semblaient tous neufs, comme des accessoires. Partout, des hommes comme Luca, efficaces et silencieux, vaquaient à leurs occupations. Mais elle vit aussi d'autres types d'hommes. Des individus plus larges, au visage fermé, aux regards qui balayaient les couloirs avec une vigilance de soldat. Ils ne portaient pas de costumes aussi chers, mais leurs vestes semblaient un peu trop larges aux épaules. Quand l'un d'eux croisa son regard, il n'y eut aucune curiosité, seulement une évaluation froide, presque mécanique. C'était la première fois qu'elle voyait, en chair et en os, les gardes du corps, les sentinelles de son monde souterrain. À la fin de la visite, Marchand s'arrêta devant une porte discrète. —« Votre bureau. » C'était une pièce plus petite, mais d'une élégance épurée. Un bureau en acajou, un ordinateur dernier cri, et… une vue imprenable. —« Personne ne vous demandera de servir du café ici, Elara, dit-il depuis le cadre de la porte. On vous demandera de penser. D'anticiper. Et de vous taire. » Alors qu'il s'apprêtait à partir, il ajouta : —« Ce soir, dîner. 20 heures. Luca vous communiquera l'adresse. Habillez-vous… en conséquence. » Elara resta seule dans son nouveau bureau. Elle s'approcha de la fenêtre et posa ses mains sur la vitre froide. La ville s'étalait à ses pieds, immense, bruyante, indifférente. Elle avait obtenu ce qu'elle voulait. Elle avait quitté l'ombre du restaurant pour entrer dans la lumière crue du pouvoir. Mais alors qu'elle observait les voitures minuscules glisser comme des scarabées sur les artères de la ville, une pensée glacée traversa son esprit. La vue depuis le sommet était vertigineuse. Et elle venait de comprendre que la chute serait bien plus longue et plus douloureuse que tout ce qu'elle avait pu imaginer. Elle avait franchi le miroir, et le monde luxueux et intimidant de Guy Marchand n'était pas une récompense. C'était la cage la plus dorée et la plus solide qui soit.• ஜ • ❈ • ஜ • La décision était prise. Pas sous l’impulsion d’un coup de tête, non. C’était venu lentement, comme une brûlure qu’on finit par ne plus pouvoir ignorer. Guy Marchand n’avait pas dormi depuis trois nuits. De sa tour de verre, il regardait la ville s’étendre jusqu’à l’horizon, noyée dans une brume grise. Son empire, son œuvre. Et maintenant, son fardeau. Il allait tout séparer. Couper net entre ce qui pouvait survivre à la lumière et ce qui devait rester enfoui à jamais. Les parfumeries de luxe, les investissements propres, tout ce qui brillait d’une apparente respectabilité d’un côté. Et de l’autre, les ramifications sombres, les circuits illégaux, les dettes et les deals scellés dans des sous-sols humides. Ce qu’il appelait dans sa tête le “grand nettoyage” ressemblait davantage à une amputation. Il savait qu’il allait perdre beaucoup des millions, des appuis, des années d’influence. Et surtout, il allait se faire des ennemis. Les actionnaires ne supporteraient pas
• ஜ • ❈ • ஜ •Le trajet jusqu’au pied de la tour de Guy Marchand fut un brouillard. Elara marchait, poussée par une force qui semblait émaner des profondeurs de son être, une résolution née des cendres de sa peur et alimentée par les mots francs de Chloé. Chaque pas sur le trottoir froid résonnait comme un battement de cœur précipité. Elle avait répété les mots dans sa tête, une déclaration, un ultimatum, une prière. Elle était prête. Elle allait lui dire qu’elle l’aimait, mais qu’elle ne pouvait plus vivre dans l’ombre. Qu’il devait choisir. Elle ou son empire de ténèbres. Qu’il devait trouver un moyen, inventer un moyen, de les protéger tous les deux, vraiment, ou alors lui dire adieu pour toujours.La porte tournante en laiton et verre l’aspira. Le hall immense, avec son marbre luisant et ses murs froids, lui parut soudain hostile. L’ascenseur qui la porta vers les sommets fut une capsule silencieuse et oppressante. Elle sentit so
• ஜ • ❈ • ஜ •Une semaine. Sept jours. Cent soixante-huit heures. Une éternité, et pourtant, le temps semblait s'être figé dans l'ambre de leur douleur. Pour Guy, chaque jour était une réplique parfaite du précédent : un lever difficile, un combat perdu d'avance contre les souvenirs, une journée passée à diriger un empire fantôme, et une nuit à affronter le silence assourdissant de son penthouse. Il avait annulé toutes ses réunions en présentiel, dirigeant ses affaires depuis son bureau, terrifié à l'idée de croiser Elara par hasard dans la rue. Son amour pour elle était devenu une forteresse dans laquelle il s'était lui-même emprisonné.Au Velours Pourpre, Elara était devenue un spectre encore plus effrayant. Son efficacité était devenue mécanique, son sourire un rictus figé. Elle ne parlait plus, sauf pour le service. Elle mangeait à peine, repoussant les plats que Marius lui préparait avec une inquiétude grandissante. La nui
• ஜ • ❈ • ஜ • Le jour se leva sur la ville comme une lame froide, grise et indifférente. Pour Guy Marchand, il n'y avait plus de nuance entre le jour et la nuit, seulement des variations d'une même douleur sourde. Son penthouse, autrefois symbole de son pouvoir, n'était plus qu'une cage dorée où chaque objet, chaque silence, criait le nom d'Elara. Il avait pris une décision. La seule qui ait du sens, la seule qui soit digne de l'amour qu'il lui portait : il devait la laisser partir. Respecter son choix. C'était la meilleure solution, la seule solution. Une vérité logique, implacable, qu'il se répétait comme un mantra dans le vide de son crâne. Ce matin-là, il se leva avec une détermination de fer. Il irait au bureau. Il se plongerait dans les dossiers, les chiffres, les stratégies. Il reconstruirait, non pas un empire, mais une existence qui ne dépende pas d'elle. Il devait apprendre à vivre sans être le centre de gravité de son univers. C'était un défi plus grand que n'importe
• ஜ • ❈ • ஜ •La cloche au-dessus de la porte du Velours Pourpre tinta d'un son étrangement doux, presque timide, quand Elara poussa la lourde porte de chêne. L'odeur familière un mélange de cire pour les meubles, de café frais et du plat du jour l'enveloppa comme une couverture usée. C'était l'odeur de l'avant. Avant Guy Marchand. Avant le penthouse, les parfums chers et l'ombre métallique de la peur.Marius était derrière le bar, en train de polir un verre à pied avec la concentration d'un moine copiste. Il leva les yeux et la vit. Il n'eut pas un geste brusque, pas une exclamation. Son visage, buriné par les années et les secrets, se fendit simplement d'une infinie tristesse. Il posa délicatement le verre et ouvrit les bras.Ce fut ce silence accueillant, cette absence de questions, qui brisa les derniers remparts en Elara. Elle se jeta contre lui, enfouissant son visage dans le tissu rassurant de son gilet, et un seul
• ஜ • ❈ • ஜ • Le trajet jusqu'au commissariat s'était déroulé dans un vacarme étouffé. Les sirènes hurlantes semblaient lointaines à Guy Marchand, noyées par le tumulte dans sa tête. Les menottes lui sciaient les poignets, mais la douleur était une note distante comparée à l'agonie de son âme. Elara. Le dernier regard qu'elle lui avait lancé, un mélange de terreur, de soulagement et de quelque chose de brisé, lui brûlait la rétine. Dans la souricière grise et puante du poste, on le poussa dans une cellule de dégrisement. L'atmosphère sentait la sueur, le désinfectant et le désespoir. Il s'effondra sur le banc en ciment, enterrant son visage dans ses mains. C'était fini. Luca, son frère d'armes, l'avait livré. Son empire allait s'effondrer comme un château de cartes, et Elara... Elara était perdue pour lui. Il avait tout sacrifié pour la sauver, et en la sauvant, il l'avait précipitée dans un cauchemar dont elle ne se remettrait peut-être jamais. Il avait