Masuk
Le bureau de Caleb Wright occupait le dernier étage de l’une des tours les plus imposantes de la Défense. Un bloc de verre, d’acier et de marbre, conçu pour écraser toute velléité de contradiction. Ici, les murs ne réverbéraient pas les voix.
Ils les avalaient.
La lumière, filtrée par des baies vitrées immenses, dessinait des ombres nettes sur le sol poli, comme des cicatrices.
Depuis son perchoir, Caleb dominait Paris. La ville s’étalait sous lui, un jeu de Monopoly géant où chaque pièce lui appartenait déjà. Il avait 35 ans, et en moins d’une décennie, il avait triplé la fortune des Wright. Pas par hasard. Pas par héritage. Par une stratégie si froide qu’elle en devenait une forme d’art.
Ses trois bureaux, dispersés à travers le monde, étaient des répliques exactes de ce temple du pouvoir. Même mobilier en acajou noir, mêmes fauteuils en cuir italien, même silence pesant. Seul le paysage changeait — New York et ses gratte-ciel arrogants, Hong Kong et ses néons hypnotiques, ou Paris, étouffée sous son propre prestige.
Mais peu importait la vue.
L’essentiel était que personne, jamais, ne lui dise non.
Les murs du bureau de Caleb étaient tapissés de certifications encadrées.
Des papiers qui transformaient des cailloux en millions.
Diamants, saphirs, émeraudes : il avait fait des Wright les robinets d’un marché qui ne devait jamais se tarir.
Les pierres passaient par ses mains comme des âmes en peine : certaines brillaient assez pour mériter une place dans les coffres de la haute société, d’autres finissaient broyées, réduites en poussière pour avoir osé être imparfaites.
Il avait commencé à 25 ans, avec un seul contact à Anvers et une valise pleine de promesses.
Dix ans plus tard, son nom faisait trembler les mines du Congo, les joailliers de la Place Vendôme, et les douaniers trop curieux.
Parce que dans ce milieu, on ne devenait pas riche en jouant selon les règles.
On devenait riche en les réécrivant.
Et Caleb excellait dans l’art de l’effacement.
Une pierre volée ici, un certificat falsifié là… Peu importait. Tant que le chiffre sur le compte était rond, et que ses ennemis gardaient les yeux baissés.
Il était plus de vingt heures lorsque Caleb leva enfin les yeux de son écran.
Ses traits étaient tirés, mais son regard restait incroyablement clair, précis, méthodique.
Il bossait toute la journée sans pause, sauf repas professionnel.
Il ne soupirait jamais.
Il ne se plaignait jamais.
Il était né pour ça : diriger.
Derrière la porte du bureau, Romy Durel rassembla les derniers dossiers de la journée.
Romy était toujours là, comme un meuble qu’on sort du placard quand il manque une chaise. Officiellement, son CDD avait pris fin quand Sirine était revenue de son congé maternité, un sourire fatigué et un café à la main.
Officieusement, Sirine était souvent “malade” ou du moins, c’est ce que disaient les mails envoyés à 6h47, avec des justificatifs flous et des “désolée, Romy, tu peux me remplacer aujourd’hui ?” qui sonnaient comme des aveux.
Alors Romy disait oui. Pas par générosité. Pas par passion pour les tableaux Excel ou les relances téléphoniques.
Parce que non, c’était pire. Non, c’était admettre qu’elle n’avait rien de mieux.
Non, c’était rester chez elle à fixer les murs de son studio, en se demandant comment payer le prochain loyer .
Elle connaissait les dossiers par cœur, les raccourcis clavier, même l’odeur du café trop fort.
Elle était une fantôme compétente : présente assez pour qu’on ne l’oublie pas tout à fait, absente assez pour qu’on ne lui propose jamais de rester.
Elle était l'assistante de la secrétaire personnel de Monsieur Wright.
Mais surtout , si elle continuait de dire oui, c'était pour lui , Caleb dont elle était secrètement amoureuse .
Et pourtant… Il ne savait probablement même pas qu’elle existait.
Romy souffla doucement, glissant une mèche derrière son oreille.
Trois ans qu’elle le connaissait.
Trois ans qu’elle l’aimait en silence.
Trois ans qu’elle se persuadait qu’il la remarquerait peut-être, un jour.
Mais il n’était pas ce genre d’homme.
Caleb Wright ne remarquait personne, à part son travail…
Romy ne le voyait que rarement accompagné de femme, ou alors , des femmes tellement belles qu'on aurait dit des gravures de mode.
Romy releva les yeux vers la grande paroi vitrée du bureau.
On voyait parfaitement Caleb de profil, penché au-dessus d’un dossier, le visage éclairé par la lumière froide de son écran.
Et même vu d’ici, même à travers un mur en verre, il dégageait quelque chose qui attirait irrésistiblement l’œil.
Pas sa beauté — quoique.
Mais ce… ce calme électrique qui émanait de lui, comme un orage parfaitement contenu.
Caleb Wright n’avait pas besoin de parler.
Son existence suffisait.
Ses gestes étaient précis, rapides, presque chirurgicaux.
Il tournait une page, attrapait un téléphone, signait un document, et tout semblait chorégraphié à la seconde près.
Romy l’avait observé pendant des heures, des jours, des mois entiers.
Un homme comme lui ne changeait jamais de rythme.
Il donnait l’impression que le monde n’était qu’une extension logique de sa volonté.
Il ne haussait jamais le ton.
Et pourtant, chaque ordre qu’il donnait semblait peser une tonne.
Romy connaissait ses habitudes par cœur.
Ce n’était pas intentionnel.
Pas vraiment.
Juste… inévitable, quand on aimait quelqu’un en silence.
Elle savait qu’il détestait les stylos à clic.
Il préférait ceux qu’on dévissait, lentement, avec un mouvement sec du poignet.
Elle savait que, lorsqu’il lisait quelque chose qui l’agaçait, une ride se formait juste entre ses sourcils.
Elle savait aussi que, quand il était fatigué, il passait son pouce contre la jointure de son index, un geste discret que personne ne remarquait.
Personne, sauf elle.
Romy n’avait jamais eu à se forcer pour remarquer ces détails.
Ils faisaient partie d’un rituel silencieux qu’elle s’était construit pour survivre à ses propres sentiments.
Parce qu’aimer quelqu’un qui ne vous voit pas,
c’est un peu comme prier dans une église vide.
On espère une réponse qui ne vient jamais.
Elle baissa les yeux sur les dossiers, mais son regard trahissait sa volonté.
Il retournait vers lui, encore et encore.
Caleb se redressa soudain.
Son profil se découpa dans la lumière, net, presque sculptural.
Sa mâchoire anguleuse, sa chemise immaculée malgré les heures, la tension constante dans ses épaules, tout chez lui disait pouvoir, contrôle, discipline.
Et Romy sentit cette pointe familière dans sa poitrine.
Pas douloureuse.
Pas vraiment.
Plutôt une brûlure douce, comme une cicatrice qu’on effleure.
Il n’y avait rien de romantique dans la façon qu’elle avait de l’aimer.
C’était simple.
Presque ridicule.
Elle aimait la façon dont il entrait dans une pièce et faisait taire l’air.
Elle aimait la manière dont il ne perdait jamais son sang-froid.
Elle aimait sa droiture, même quand elle frôlait la froideur extrême.
Elle aimait sa loyauté envers sa famille, sa détermination à protéger un empire qui n’avait pourtant jamais protégé personne.
Elle l’aimait, même dans ce qu’il avait de plus dérangeant.
Elle l’aimait, alors qu’il ne savait même pas prononcer son prénom sans vérifier sa fiche employée.
Un bruit de chaise la ramena à elle.
Caleb se déplaça, attrapa son manteau.
Prêt à partir.
Romy détourna aussitôt les yeux, honteuse sans savoir pourquoi.
Comme si être surprise en train de simplement… le regarder était un crime.
Elle fit semblant d’écrire, de taper quelque chose, n’importe quoi, pour éviter que son cœur ne s’échappe de sa poitrine.
Il passa près du couloir.
Pas un regard.
Pas un signe de tête.
Rien.
Et c’était normal.
Elle n’attendait rien d’autre.
Pas après trois ans d’invisibilité soigneusement entretenue.
Mais malgré elle, elle se permit un dernier regard, juste pour capter sa silhouette qui s’éloignait.
Et comme toujours, il avait cette allure-là :
celle d’un homme fait de lignes droites et de décisions irrévocables.
Un homme impossible à aimer.
Un homme impossible à atteindre.
Et pourtant.
Elle l’aimait.
ROMYJe restai encore quelques secondes immobile, incapable de bouger.Comme si mes jambes avaient décidé de me lâcher sans prévenir.Mon cœur battait trop vite. Beaucoup trop vite pour une situation qui, en théorie, ne me concernait pas vraiment.Ne me concernait pas…Quelle blague.Je finis par me redresser et m’éloignai du bureau de Caleb, mes pas un peu trop rapides, presque fuyants. J’avais l’impression que tout le couloir pouvait lire sur mon visage ce qui se passait dans ma tête. Comme si c’était écrit en gros : elle hésite.— Alors ? lança Émeline dès qu’elle m’aperçut.Sa voix me ramena brutalement à la réalité. Elle était appuyée contre le comptoir, les bras croisés, ce sourire en coin que je connaissais trop bien. Celui qui voulait dire je sais… même quand elle ne savait rien.— Alors quoi ? répondis-je en haussant les épaules.Mauvaise idée. Très mauvaise idée.Elle me détailla de la tête aux pieds, lentement, comme si elle analysait une scène invisible.— T’as cette tête-
Le couloir désert s’étendait comme une faille entre deux mondes.Romy y resta adossée, le dos collé au mur froid, les doigts agrippés à la bouteille d’eau qu’Émelyne lui avait tendue. Elle ne l’avait même pas ouverte. Elle ne pouvait pas. Pas encore. Pas avant d’avoir digéré ce qui venait de se passer.Il m’a vraiment demandé ça ?La question tournait en boucle dans sa tête, obsédante, étouffante. Elle revoyait Caleb, assis derrière son bureau, les avant-bras posés sur l’acajou noir, le regard aussi froid que calculateur. Est-ce que vous accepteriez ? Pas une question. Un défi. Une provocation. Comme s’il savait déjà qu’elle était en train de se fissurer, de se laisser envahir par une idée qui n’aurait jamais dû germer.Émelyne la dévisageait, un sourcil levé, les bras croisés.— T’es écarlate. Qu’est-ce qu’il t’a fait ?Romy détourna les yeux, fixant un point invisible sur le sol.— Rien.— Ouaiiiis.Émelyne lui tendit la bouteille d’eau, mais Romy ne la prit pas tout de suite. Elle
Il soutint son regard sans la moindre hésitation, sans fléchir d’un iota. Son expression restait impassible, sérieuse, presque austère. Il ne sourit pas, ne chercha pas à adoucir l’instant par une quelconque légèreté. Il ne recula pas d’un millimètre, comme si cette conversation était la chose la plus naturelle du monde.— Pourquoi pas vous ? répondit-il enfin, en haussant très légèrement les épaules, dans un geste qui semblait dire que la réponse était évidente, presque banale. Je vous observe depuis un certain temps déjà, Romy. Je vous connais suffisamment pour savoir quel genre de femme vous êtes.Il marqua une pause délibérée, pesant chaque mot comme s’il les déposait un à un sur une balance invisible.— Équilibrée. Discrète. Intelligente. Honnête. Tout précisément ce que je recherche chez la personne qui porterait mon enfant.Elle sentit son cœur s’emballer davantage, cognant si fort contre sa poitrine qu’elle craignit un instant qu’il puisse l’entendre. Était-ce un compliment si
Caleb désigna le notaire d’un geste négligent de la main, sans même daigner le regarder directement.— J’ai ici mon ami qui me répète sans cesse que je suis complètement stupide de vouloir recourir à une mère porteuse pour avoir un enfant.Un silence lourd, presque palpable, s’installa alors dans la pièce. Romy sentit son souffle se bloquer dans sa gorge. Le notaire, visiblement surpris par cette formulation abrupte, tourna la tête vers Caleb, attendant manifestement une explication ou une précision. Mais Caleb, lui, ne quittait pas Romy des yeux. Il y avait dans son regard une intensité particulière, profonde, qui la fit frissonner malgré elle.Elle se raidit sur sa chaise, consciente que son cœur battait maintenant plus vite, plus fort. Pourquoi la fixait-il avec une telle insistance ? Qu’attendait-il d’elle exactement ?— Et vous ? demanda-t-il soudain, baissant légèrement la voix, la rendant presque intime, comme un murmure destiné à elle seule.Romy cligna des paupières, déstabil
Romy traversa le couloir d’un pas mesuré, le plateau en équilibre dans ses mains, tout en se répétant intérieurement que ce café accompagné de lait ne changerait absolument rien à la situation. Pourtant, quand le patron exprimait un désir, aussi anodin soit-il, il obtenait toujours satisfaction. C’était une règle implicite dans cette entreprise, une de ces lois non écrites que tout le monde respectait sans discuter. Elle ajusta légèrement le broc chaud contre sa paume, sentant la chaleur se diffuser à travers la porcelaine, et frappa trois coups rapides à la porte du bureau.Sans attendre une réponse explicite, elle poussa la poignée et entra. L’atmosphère de la pièce était chargée, lourde d’une conversation sérieuse. Ni Caleb ni son notaire ne relevèrent la tête à son arrivée. Ils étaient plongés dans leurs échanges, les voix basses et concentrées.— Tu es vraiment certain, Caleb, que c’est bien ce que tu souhaites ? demanda le notaire d’un ton prudent, presque hésitant.— Absolument
Emelyne haussa les épaules, l’air de dire que tout était déjà joué.— Monsieur Wright choisira la mère porteuse comme il choisit une pierre précieuse : à la loupe, en scrutant la moindre imperfection. Et il attendra d’elle la même perfection. Même s’il ne compte pas la garder… du moins, c’est ce qu’il croit.Romy sentit un frisson lui traverser la colonne.Une pierre précieuse.Un ventre à louer.Elle, dans tout ça ?Comment elle pourrait O-S-E-R aller lui proposer ça ?Se présenter devant lui en mode : Bonjour monsieur Wright, je vous ai préparé un café… et au passage, si vous cherchez un utérus, j’en ai un disponible ?Elle aurait préféré mourir de honte.Littéralement.Rien que l’idée lui donnait la nausée : franchir cette porte, soutenir son regard, imaginer prononcer ces mots absurdes, obscènes, humiliants.Elle n’était pas une pierre.Pas un objet.Pas qu’un ventre.Pas une option sur catalogue.Et jamais — jamais — elle n’irait frapper à sa porte pour ça.La seconde fille sorti







