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PREMIÈRE PARTIE CHAPITRE 1

PREMIÈRE PARTIE

DISPARITION

CHAPITRE 1

LA LÉGENDE DES AVI MAGNI

Lewan, Royaume de Windbridge

La flamme de la bougie commençait à vaciller. À la faible lueur qu’elle prodiguait, on voyait que la table sur laquelle celle-ci reposait était en chêne. Un homme, assez âgé, était assis sur un tabouret. Il devait avoir soixante ans, à en juger les tempes grisonnantes et le haut du crâne dégarni. Quelques rides sur son visage témoignaient du poids des années. Dans sa jeunesse, il était paysan et travaillait dans les champs sur les bords de la Niane, la rivière qui serpentait à l’est de la forêt du Dragon. Il avait cultivé du blé et des pommes de terre. Bien sûr, la vie du paysan à l’ouest du royaume était particulièrement difficile : des hivers froids, des étés humides. Si l’on regardait les récoltes des années précédentes, les villes situées à l’est de Munder semblaient bénéficier d’un climat plus clément, notamment sur les côtes de la mer de l’Est. En témoignaient les résultats de Saint Rocher et de Port de l’Eau, les deux villes les plus riches après Troan, la capitale. De plus, Lewan se situait dans un secteur où des vents violents venus de l’ouest, de l’océan du Bout du Monde, soufflaient en permanence, détruisant régulièrement les récoltes. Malgré tous ces désagréments et à force de volonté, il avait économisé et acheté cette petite maison dans le bourg de Lewan, dans laquelle il vivait avec son fils et sa famille. Oh, bien sûr, ce n’était pas un palais, mais elle se composait de cinq pièces : trois chambres, un salon, une cuisine et, à l’extérieur, un jardinet, ce qui leur permettait de survivre en temps de disette, même si ces périodes étaient rares. Ils y cultivaient des pommes de terre, des carottes et bien d’autres légumes. Le vieillard regardait son fils, un homme solide, bien charpenté, lequel devait avoir une quarantaine d’années. Il travaillait pour un fermier des environs, accomplissant les tâches les plus ingrates. Cependant, l’homme ne se plaignait jamais, trop heureux de ce qu’il possédait.

— Allez, grand-père, raconte-nous une histoire.

Le repas touchait à sa fin. Tandis que sa belle fille débarrassait la table, le vieil homme regarda son petit-fils, venu s’asseoir sur ses genoux. Il avait un visage osseux, encadré par une tignasse blonde mal peignée. Il devait avoir environ dix ans et ses grands yeux bleus, qui fixaient son grand-père, s’illuminèrent quand l’homme hocha la tête. La femme, qui après avoir nettoyé la table, s’était mise à tricoter, leva la tête de son ouvrage. Une jeune fille de douze ans vint s’installer à côté du vieil homme, qui regarda son fils, lequel une pipe à la bouche, se balançait sur son rocking-chair.

— Quelle histoire veux-tu que je te raconte, Joachim ? demanda-t-il en regardant l’enfant.

Ce dernier sembla réfléchir et dit finalement :

— Une nouvelle.

Le grand-père sourit et commença :

— L’histoire que je vais vous conter ce soir est une vieille légende.

« Ce jour-là, la tempête faisait rage. Le vent soufflait en rafales et des éclairs zébraient le ciel. Depuis des centaines d’années déjà, les êtres vivants peuplaient la surface de notre monde et les humains semblaient être de loin la race dominante. Ainsi, les animaux étaient démunis quant à l’avancée technique de l’homme. Cependant, une autre race vit le jour : une espèce hyper évoluée, que l’on appelait les Avi Magni. »

— Comme la forêt au sud de la capitale, l’interrompit l’enfant.

— Oui, répondit le vieil homme amusé avant de poursuivre :

« C’est sans doute par peur de vexer ces créatures, dit-il en tirant sur sa pipe, que les hommes ont baptisé ce lieu ainsi. Beaucoup croient en ces vieilles légendes issues du folklore. Bien sûr, il me semble impensable que de telles créatures aient existé, pourtant… »

L’enfant regarda son grand-père et lut dans son regard, malgré tout le détachement qu’il s’obligeait à prendre, la peur.

« Ils n’étaient ni dinosaures ni créatures aquatiques. On aurait dit des humains, mais ce qui les différenciait de nous, c’était leur tête d’oiseau et les ailes qui sortaient de leur dos. Ces êtres surnaturels étaient apparus sur Terre mille ans après nous et avaient accaparé la place de race suprême, à une époque où l’homme lui-même n’assumait plus son rôle. Ainsi, les humains furent asservis. Quelques cent années s’écoulèrent et la race humaine se révolta, déclenchant un conflit qui dura près de dix ans. Violent, âpre. Le monde se couvrit de sang.

Les Avi Magni semblaient au faîte de leur puissance. Race de guerriers, leurs attaques étaient terribles et leur torse, bien qu’identique au nôtre, semblait être fait d’une carapace d’acier invulnérable aux armes blanches. Cela, ajouté au fait qu’ils possédaient une longue espérance de vie, les rendait pratiquement invincibles.

D’où venaient-ils ? Personne ne le savait. Ils étaient apparus après la Première Extinction. Le souverain du moment – car ils étaient gouvernés par un roi – était un être fourbe, cruel et ambitieux répondant au nom d’Alatahan. Grand et mince, il avait le visage presque humain, si ce n’est un bec crochu comme celui des aigles et était affublé d’une paire d’ailes. 

Le jour par lequel je commençai mon récit était celui de l’ultime bataille. Au cœur de la tempête, un homme courait. Le village, duquel il venait de franchir l’enceinte, ressemblait à une forteresse : c’était Sarrat. Actuellement, il s’agit du port de Newbay, le port le plus florissant du royaume des Deux Duchés. À l’époque, Sarrat était une ville fortifiée et déjà commerçante, puisque les deux continents étaient encore rattachés. » 

Le jeune garçon buvait les paroles de son grand-père, comme il aurait bu un grand verre de lait de yarn, herbivore vivant presque exclusivement dans les plaines autour de Lewan et élevé par les paysans des environs. Comme tout enfant de son âge, Joachim rêvait d’aventures.

« Le seul accès à Sarrat, poursuivit le vieil homme, était un chemin caillouteux bordé d’un précipice. L’homme s’effondra sur la grande place du village, et malgré ses blessures, il s’efforça de raconter ce qu’il avait vu et appris. Après quoi, comme s’il avait accompli le destin que les dieux lui avaient confié, il s’endormit pour ne plus jamais se réveiller. De la petite cité monta un indescriptible brouhaha. “C’est la fin du monde !” crièrent certains. D’autres parlaient d’apocalypse ou de la colère de Géron, le dieu des dieux, créateur de toute vie et du monde. L’Ancien, en un signe impérieux, les fit se taire et, d’un ton qui se voulait sans réplique, annonça : “Nos alliés vont arrivés et la bataille décisive aura lieu, d’autant que leurs forces ont grandement diminué. Les armes que nous avons mises au point ont été suffisamment efficaces, alors taisez-vous, et préparez-vous à défendre chèrement vos vies.” Pour suppléer à leurs armes blanches inopérantes : épées, sabres ou simples coutelas, les humains avaient fabriqué des armes terribles, qu’ils appelaient “laser”. Les alliés arrivaient, comme le disait si bien le Vieillard, continua à raconter le grand-père, et il avait raison. »

« À l’époque, le monde était découpé en une multitude de petits royaumes. Même celui de Lewan se composait de cinq états. Ainsi la fédération de ces multiples chefferies ne se fit pas sans mal, mais tous les humains vivants avaient décidé de s’unir. Et comme vous l’aurez remarqué, tous les hommes parlaient la même langue, ce qui est encore le cas aujourd’hui sur le continent. Les hommes appartenaient tous, à cette époque, à la même tribu : celle des Humains. Si par la suite, ils se déchirèrent, créèrent des royaumes ennemis et se détruisirent, il n’en était rien en ces temps troublés. Les villages et tribus vivaient dans une paix relative, mise à l’épreuve par les hommes-oiseaux. Un garde, posté sur les remparts, hurla : “Des lueurs, il y en a partout.” L’Ancien monta, suivi par quelques curieux. Oui, des dizaines de milliers d’humains se réunissaient. Et déjà se préparait la bataille la plus inimaginable qu’aucun monde n’ait jamais connue. »

Le grand-père fit une pause scrutant son auditoire et comme personne ne dit rien, il poursuivit.

« Les Avi Magni étaient prêts depuis toujours à livrer cette ultime bataille, car au fil des siècles, leur seul et unique but avait été de détruire les humains, surtout depuis que ces derniers s’étaient libérés de leur joug. Ils les considéraient comme inférieurs. Ainsi, Alatahan n’avait plus qu’un recours : faire marcher ses bataillons et remporter la victoire finale.

Il était conscient des pertes qu’il avait subies et craignait les armes humaines, mais il se devait de le faire, d’autant qu’il connaissait les lois des Avi Magni et ce que l’on faisait aux rois qui déshonoraient leur fonction.

A présent, les deux armées se faisaient face. Si les hommes-oiseaux se trouvaient sur deux positions – terre et air –, les hommes, plus nombreux, avaient la possibilité de se replier derrière les remparts. Cependant, le chemin, bien qu’assez large, paraissait les désavantager. Nombre d’humains furent précipités dans le vide, tout comme les Avi Magni qui, touchés aux ailes, perdaient de l’altitude et étaient à leur tour précipités dans les limbes de la mort. C’est en sachant pertinemment cela que les hommes s’étaient réunis en ce lieu. La bataille fit rage plusieurs heures. Les Avi Magni n’hésitaient pas à jeter des roches sur leurs ennemis et, malgré leur infériorité numérique, ils semblaient peu à peu l’emporter. Alatahan se battait avec une belle énergie, et la scène aurait fait figure d’apocalypse au promeneur égaré qui se serait trouvé là !

Puis le brouillard s’étendit sur le champ de bataille. Tout faux pas valait la mort. La lutte cessa. L’obscurité grandit. Dans un jet de lumière aveuglante, une silhouette apparut : un vieillard ! Une longue barbe blanche encadrait un visage où se dessinaient des rides que le temps avait contribué à creuser. Il avait une longue robe blanche à capuche qui lui donnait une apparence austère. Il se tenait debout à l’aide d’un bâton d’aspect étrange, certainement pas fait pour la marche. »

Malicieusement, le grand-père jeta un coup d’œil au sien, qui était posé contre le mur.

« Il leva sa canne et les dernières rixes cessèrent immédiatement. Il s’avança vers Alatahan qui se tenait face à l’Ancien du village. Il ne parla pas, mais son regard était éloquent. Le vieillard et l’homme-oiseau comprirent qu’ils devaient le suivre. Ils se retirèrent à l’écart du champ de bataille. Les deux “hommes” regardaient l’étrange visiteur. Il avait l’air peu loquace. Ils comprirent que c’était à eux de poser les questions. Alors Alatahan demanda :

— Qui êtes-vous ? 

La question ne l’étonna pas du tout et un sourire éclaira un instant son faciès cireux, creusant encore plus les rides qui parcouraient son visage, tel le lit d’un torrent impétueux. Sa réponse les surprit.

— Je suis, dit-il simplement.

L’Avus Magnus se vexa.

— Vous vous prenez pour un dieu, c’est bien cela ?

— Je ne suis pas un dieu.

Il leur révéla qu’il appartenait à la Confrérie des Mages et leur demanda de conclure la paix. Alatahan y était fermement opposé. Le mage fit alors tomber la foudre, moyen en quelque sorte pour lui de montrer son agacement. Il menaça Alatahan de sévir. L’Avus Magnus ne fut pas dupe et l’attaqua. En l’espace d’un instant, il fut désarmé.

De retour sur le lieu de l’affrontement, le mage annonça :

— J’ai pris une grave décision. Je ne sais pas qui a déclenché cette guerre, bien que mes soupçons se portent sur vous, Avi Magni…

Il toisa Alatahan, qui détourna son regard.

— … mais il semble que votre cohabitation sur cette terre soit impossible, vos deux races ne se supportant pas. Aussi ai-je décidé que l’un de vos deux peuples était de trop. Par conséquent, vous, Avi Magni, attendrez, dans un lieu où vous ne dérangerez personne, que l’on vous éveille.

Il se tourna vers Alatahan et le fit disparaître, lui et tout son peuple. Le choc de l’incantation créa une scission et le sol s’entrouvrit alors, provoquant la séparation des deux continents. Enfin, c’est ce que dit la légende. On ne sait rien de plus, mais comment croire une histoire aussi étrange. Surtout lorsque l’on sait que notre civilisation n’a jamais atteint un tel niveau de savoir. Mais on dit qu’un jour, les Avi Magni reviendront sur la Terre. »

— Grand-père, demanda le garçon, qui t’a appris ce mythe ?

— Mon père, qui le tenait de son père et ainsi de suite. Ces vieilles légendes sont le berceau de notre civilisation et les transmettre oralement leur permet de perdurer par-delà les âges et les générations à travers l’esprit des gens. Vraies ou pas, nous ne devons pas les oublier, n’est-ce pas Joachim, surtout toi.

Le garçon regarda le vieil homme, surpris par sa réflexion, et acquiesça finalement avant de se tourner vers sa mère.

— Jonas ne devrait plus tarder, hein, maman ?

La nuit était tombée depuis plusieurs heures maintenant. Dehors, la tempête de neige avait cessé et la bougie finissait de se consumer.

— En effet, répondit-elle, il va bientôt revenir.

Jonas était le frère aîné de Joachim. Il était parti dîner chez son amie. Soudain, on frappa à la porte. Joachim, content, se leva, tira le verrou et ouvrit. C’était Isabella, la fiancée du jeune homme. Son visage témoignait de son inquiétude.

— Jonas est-il là ? demanda-t-elle pour la forme, s’attendant à une réponse négative.

Ce fut Joachim qui répondit :

— Non, il est parti chez toi il y a plus de deux heures et on croyait que c’était lui. 

— Il n’est pas venu, dit-elle en pleurant. Je crains qu’il ne lui soit arrivé malheur.

Robert, le chef de famille, intervint :

— Je vous en prie, ne nous affolons pas. Jonas ne peut s’être évaporé dans les airs tel un esprit des bois. Peut-être est-il simplement allé chez un ami… il aurait trop bu et, en ce moment, il cuve.

Bien sûr, il ne croyait pas ce qu’il disait et personne n’était dupe. Jonas était un garçon raisonnable qui tenait toujours ses engagements. Isabella préféra rentrer chez elle. Évidemment, si elle apprenait quelque chose, elle les préviendrait immédiatement. Un froid s’installa dans la maison. Tout laissait supposer qu’un drame avait eu lieu, mais personne ne voulait clairement énoncer ses pensées. La réflexion de Robert concernant les esprits des bois laissa pensif Joachim. On lui avait à plusieurs reprises évoqué ces esprits qui flottaient, disait-on, au milieu des arbres et disparaissaient au moindre bruit. Alors dans ce cas, comment pouvait-on les voir ? Ses pensées revinrent immédiatement au présent et à la disparition de son frère. Inquiet, il alla se coucher, presque certain que c’est Jonas lui-même qui le réveillerait le lendemain matin.

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