Les deux hommes se jetèrent un regard aussi circonspect que contrarié. Devant leurs mines déconfites, Aëlwenn eut un sourire à la fois désolé et amusé.
— C’est absolument indispensable ? s’enquit Joachim, en toisant son rival d’un œil hostile.
Il espérait que son animosité découragerait la Fée de Noël, mais à sa grande déception, celle-ci ne se fâcha pas.
— La façon dont je viens de me comporter avec toi ne me laisse pas le choix, Joachim. Si tu souhaites arriver vivant jusqu’à Sylfinata, il va falloir te plier à l’autorité de Pierre. Rassure-toi, sa fonction de Passeur le rend totalement fiable pour cette mission. Il a acquis l’expérience nécessaire à mes côtés pour voyager en Féérie, et il se montre plutôt doué. Quoi que tu en penses.
— Et tu ne redoutes pas que je le transforme en grenouille ? la provoqua-t-il d’un air acide.
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Cela faisait maintenant trois jours que Kalinda filait Pierre et ses compagnons. Sitôt les faubourgs de la ville franchis, elle avait ôté la longue chasuble couleur de miel qui dissimulait ses vêtements passe-muraille. Sanglée dans son costume gris, elle retrouvait avec bonheur une liberté de mouvement bien utile pour se mettre à couvert à la moindre alerte. Elle demeurait à distance, mais l’instinct, ou la force de l’expérience, poussait le mage blanc à se retourner régulièrement. Moins pointilleux pour surveiller le terrain, le Passeur avançait à travers la forêt d’un bon pas. Il semblait soucieux de rejoindre rapidement sa destination, ce qui avantageait Kalinda. Son prisonnier le suivait avec une bonne volonté évidente, sans doute conscient que de sa collaboration dépendait le retrait de l’anneau et l’annulation du sort rattaché à celui-ci. Fermant la marche,
Pierre et Joachim s’engagèrent sur ce pont improvisé sans paraître se soucier du risque. Anaël s’assura que les pierres conservaient leur équilibre, puis il s’avança à son tour. Ce fut le moment que choisit une énorme masse sombre pour émerger des profondeurs derrière eux. La jeune femme fut la seule à la voir. En reconnaissant la carapace d’une tortue géante, elle se surprit à pousser un soupir de soulagement. Ces animaux aquatiques étaient inoffensifs. Sans doute alerté par les clapotis, le jeune Fée se retourna. Au même instant, la tortue se mit en mouvement. Habituée à nager librement dans la rivière, elle n’aperçut l’obstacle dressé sur sa route qu’au dernier moment. Peu agile et embarrassée par sa grande taille, elle ne put éviter de bousculer le fragile chemin de pierre. Le choc ébranla rudement la partie sur laquelle se trouvait Anaël. Déséquilibré, cel
De l’autre côté de la rivière, Kalinda contemplait le grand feu avec autant de fatalisme que d’irritation. Les nuits étaient douces en Féérie, et contrairement aux deux baigneurs malencontreux, elle ne redoutait pas de prendre froid. Mais si elle ne voulait pas rater le départ de ses ennemis, elle allait devoir rester éveillée. Les soirs précédents, elle avait pu les approcher suffisamment pour dormir quelques heures en toute quiétude. Sa formation lui avait appris à mobiliser son subconscient pour se protéger de tous risques d’intrusion dans un périmètre immédiat. Elle se réveillait donc automatiquement lorsque l’un d’entre eux émergeait du pays des rêves. Il était malheureusement impossible qu’elle se serve de son sixième sens aussi loin. Fatiguée, elle se laissa glisser au pied du tronc moussu près duquel elle se tenait. La solitude commençait à lui peser. Ce pistage l’amusait, mais elle re
Cela faisait maintenant quatre jours que Kalinda avait rejoint le groupe. Ses adversaires conservaient constamment un œil sur elle, mais elle progressait libre de toute entrave. Le sort lié à l’anneau était le meilleur garant de sa bonne conduite. Tant qu’elle le porterait, tous la jugeaient suffisamment intelligente pour ne rien tenter. Ensuite, ils aviseraient. Consciente que sa soumission endormait leur méfiance, la jeune femme montrait profil bas. L’idée que Némor veillait sur elle de loin la rassurait. La nuit précédente, la chauve-souris s’était assez rapprochée pour qu’elle puisse l’apercevoir. Discrètement, elle avait salué son amie sans que personne ne se doute de rien. À son grand soulagement, ils avaient fini par sortir de la forêt. Leur voyage se poursuivait depuis sur les premiers contreforts de la Montagne Blanche, à travers une succession de vastes prairies verdoyantes parsemées
Joachim accusa le choc sans rien dire. La Fée de Noël pensait-elle réellement cela de lui ? Son peu d’estime le peinait sincèrement. Il reprit sa route en tentant de faire abstraction du visage hilare de Kalinda. Elle venait indéniablement de marquer un point et il ne tenait pas à valider sa victoire. Il devait se ressaisir. Généralement, il conservait pourtant son sang-froid. Cette longue quête commençait cependant à peser dangereusement sur le masque de nonchalance insensible dont il s’affublait. Silencieux et troublé, Anaël marchait à ses côtés. Cet accrochage semblait avoir effacé en partie sa fatigue. Il avançait en faisant attention où il posait les pieds, mais la fréquence des regards en coin qu’il lui jetait trahissait son état d’esprit. Joachim se crispa. Imaginer que ce gamin pouvait également éprouver de la pitié pour lui était au-dessus de ses forces. — Vous ne devriez pas prendre
Exposant pour la première fois sa fatigue, Joachim s’assit avec lassitude sur un affleurement rocheux avant de s’informer d’un ton irrité : — Tu comptes encore nous faire crapahuter longtemps ? — Mal au pied ? le brocarda son rival. L’arrivée d’Anaël épargna au Mage Blanc de répondre. Harassé, le jeune Fée s’effondra sur le sol au pied du Passeur. — Nous y sommes presque, le conforta Pierre. Mais le soir tombe. S’engager de nuit sur la dernière partie du chemin ne serait pas prudent. Nous repartirons demain matin. En attendant, un peu de nourriture et du repos ne seront pas de trop. Malgré sa fatigue, Anaël se redressa. Comme pour chaque repas, il fit apparaître une nappe couverte des mets les plus fins. Directement issue des cuisines de l’Académie de Magie des Fées, la nourriture dégage
Cette nuit-là, Joachim dormit mal. L’idée que Walina et Aëlwenn lui aient menti durant toutes ces années l’affectait profondément. Se croire seul au monde pendant des siècles, pour découvrir brutalement que tout un pan de l’histoire de sa caste lui demeurait caché, ravivait le soupçon que les Fées n’avaient jamais eu entièrement confiance en lui. Pour qu’aucun rescapé n’ait essayé de le contacter, le même a priori devait d’ailleurs être vrai parmi les Mages Blancs qui avaient échappé à l’attaque de leurs ennemis. Ce constat finissait de le démoraliser et lui ôtait l’envie de connaître l’identité des survivants. Il se sentait complètement rejeté. Quelque part, Kalinda était la seule à avoir montré de la franchise à son égard. Involontairement sans doute, et poussée par le désir de l’atteindre dans son orgueil. Néanmoins, quand elle s’était aperçue de sa surprise, elle n’avait pas cherché à le m
Après avoir marché un long moment, ils parvinrent dans une clairière délimitée par le mur abrupt qui les entourait. L’ouverture d’une immense grotte bâillait largement sur la paroi. Son hall d’entrée était si vaste que le chœur d’une cathédrale aurait pu s’y nicher. Zébré d’énormes veines d’améthystes, il s’enfonçait dans la montagne en conservant des proportions démesurées. En comprenant qu’ils allaient s’engouffrer dans cet endroit, Joachim franchit la distance qu’il s’évertuait de maintenir avec Pierre pour tenter de le raisonner. — Si nous arrivons bien là où je crois, il serait peut-être temps de songer à demander à Anaël de rester dehors, pour garder un œil sur notre prisonnière. Au moins pendant que nous rencontrons la propriétaire des lieux. — Je te rappelle qu’elle a également réclamé à voir Anaël, répondit calmement le Passeur, en poursuivant