Émilie
Je ne sais plus vraiment comment j’ai quitté la grange. Je crois que mes jambes ont bougé toutes seules, comme si mon corps avait pris le relais pour m’arracher à cette soirée, à cette chaleur étourdissante, à lui. L’air du soir est tombé sur mes épaules comme une caresse, presque douloureuse après l’intensité de ce regard. Le sien. Ses yeux dans les miens. Comme si une partie de moi avait été violemment arrachée et recollée en même temps. Mon cœur bat toujours trop fort. Je n’ai pas bu tant que ça… et pourtant, j’ai l’impression d’être ivre de lui. Je traverse les jardins en silence, sans croiser personne. Les lampions de la fête scintillent encore derrière moi, portés par la musique qui flotte dans la nuit. Mais moi, je n’entends plus rien. Il était là. Réel. Et maintenant, je n’ai plus aucun doute. C’est lui. L’homme de mes rêves. ⸻ Je referme doucement la porte de la maison d’hôtes. L’intérieur est plongé dans une pénombre rassurante, presque intime. J’avance à pas de loup vers la cuisine. La lumière est encore allumée. Et Léa est là, installée en tailleur sur le plan de travail, verre de vin à la main, un sourire espiègle aux lèvres. — Tu t’es volatilisée, me dit-elle doucement. Je t’ai cherchée… Je ne réponds pas tout de suite. Je vais chercher une tasse d’eau fraîche, juste pour avoir un geste à faire. Mes mains tremblent un peu. — Je pouvais plus… rester. J’ai eu comme… un choc. Elle fronce les sourcils. — Qu’est-ce qui s’est passé ? Je reste debout face à elle. Et je sens que je ne peux plus me taire. Alors je parle. Je raconte tout. ⸻ Je lui dis que depuis six mois, je rêve du même homme. Que c’est toujours lui. Qu’il me touche comme personne ne l’a jamais fait, qu’il murmure mon prénom, qu’il me brûle, me hante, m’appelle dans des paysages que je ne reconnais pas, mais que mon cœur connaît. Je lui parle de ses mains, de sa voix, de ses baisers, de ses absences. Et de ce regard, ce soir, dans la grange. Celui qui m’a foudroyée. Je m’arrête là, presque à bout de souffle. Elle me regarde, bouche entrouverte, un peu pâle. Puis elle pose son verre. — Ok… c’est peut-être un peu fou ce que je vais te dire. Mais assieds-toi. Je m’installe lentement. Une tension étrange emplit la pièce. Elle inspire profondément, comme si elle hésitait à me révéler un secret trop grand pour une simple cuisine. — Ici, dans la région, il y a une vieille légende… un peu oubliée. Je ne te l’ai jamais racontée parce que bon, ça faisait un peu folklore de grand-mère. Mais là… avec ce que tu viens de me dire… Je ne dis rien. Je sens dans ma peau que ce qu’elle s’apprête à dire est important. — On l’appelle la légende des dieux jumeaux. Deux divinités anciennes, nées de la Lune et du Feu. L’un s’appelait Sélir, l’autre Kaëdan. Des âmes jumelles. L’un représentait l’amour doux, loyal, fidèle. L’autre, l’amour charnel, passionné, destructeur. On dit qu’ils ont créé un pacte avec certains humains, dans une autre époque, pour unir deux âmes qui devaient s’aimer à travers les âges. Elle me regarde intensément. — Et selon la légende, ces âmes… sont maudites. Elles se cherchent dans chaque vie, sans savoir pourquoi. Elles rêvent l’une de l’autre. Elles s’aiment avant même de se connaître. Mais… si elles se retrouvent, elles doivent affronter une épreuve. Une grande. Une impossible. Je sens des frissons me parcourir les bras. Un poids dans ma gorge. C’est stupide. C’est juste une légende. Et pourtant… — Tu es sérieuse ? Tu crois que… — Je ne sais pas ce que je crois. Mais toi, tu rêves d’un homme que tu viens de rencontrer. Et cet homme, c’est Gabriel. Son prénom explose en moi. — Gabriel ? Elle hoche la tête, posée. — Le meilleur ami de Mathis. Celui dont je t’ai parlé. Il vit dans le ranch voisin. Il est sculpteur. Il vit seul, depuis des années. Il parle peu. Mais parfois… parfois, Mathis dit qu’il se réveille en hurlant. Comme s’il faisait des cauchemars. Toujours les mêmes. Je ne bouge plus. Je crois que je ne respire même plus. — Quoi ? — Il a jamais dit à quoi ils ressemblaient. Mais je l’ai vu… la dernière fois que je suis allée là-bas. Il était en train de sculpter… une femme. Ce n’était pas un buste, pas une commande. C’était comme… instinctif. Animal. Passionné. Elle me fixe droit dans les yeux. — Je crois qu’il te sculpte, Émilie. Depuis des mois. ⸻ Je ne dors pas de la nuit. Je m’allonge, les yeux ouverts vers le plafond, la couverture m’écrasant la poitrine comme un poids sacré. Je repense à tout. Ses yeux. Ses mains. Le rêve. Et maintenant… la légende. Est-ce possible ? Est-ce que tout ça est réel ? Ou est-ce que mon esprit est en train de me jouer un mauvais tour ? Mais au fond de moi, je le sens. Ce n’est pas un délire. Ce n’est pas une simple coïncidence. Je suis liée à lui. Par quelque chose. Quelque chose d’ancien. De plus grand que moi. ⸻ Gabriel Je n’ai pas dormi. Pas une seconde. Je me suis allongé, et j’ai fermé les yeux. Et son regard est revenu. Ses yeux dans les miens. Son corps vibrant. La sensation démente que je la connaissais déjà. Et cette nuit, pour la première fois depuis des semaines… je n’ai pas rêvé d’elle. Parce qu’elle était là. Elle existe. Elle vit à quelques mètres de moi. Et elle m’a vu. Comme moi je l’ai vue. Je sens une fièvre dans mes mains. Un besoin d’agir, de la revoir. Mais je me retiens. Je n’ai jamais été du genre impulsif. Mais avec elle… je sens que je pourrais brûler la terre entière pour la toucher. ⸻ Émilie Le lendemain matin, tout est trop calme. Je m’habille lentement, le cœur encore en vrac. Léa est déjà en train de préparer le brunch. Elle me sourit, mais je vois dans ses yeux qu’elle n’a rien oublié. — Tu veux aller faire un tour à cheval avec moi cet après-midi ? On pourrait passer par le bois… et longer la propriété de Gabriel. Je la regarde, mi amusée, mi terrifiée. — T’es en train d’essayer de me piéger ? — Moi ? Jamais, dit-elle avec un clin d’œil. Je lève les yeux au ciel, mais mon cœur, lui, dit oui très fort. ⸻ L’après-midi, je suis à cheval, en robe longue, les cheveux dans le vent, et je me demande si je suis dans un film romantique ou dans une prophétie divine. On traverse les bois, les herbes folles, les chemins bordés de ronces et de lumière. Et au détour d’un sentier… Je le vois. Il est là. Torse nu. Devant une souche de bois, en train de sculpter. Ma respiration se coupe net. Il lève les yeux. Nos regards se croisent. Cette fois, personne ne détourne la tête.ÉmilieDepuis le rêve partagé et la voix des dieux jumeaux, je ne vois plus rien comme avant.Même la lumière du matin semble différente. Les visages familiers me semblent parfois trop lisses, comme des masques bien tenus. Et chaque bruit étrange devient un avertissement potentiel.Gabriel, lui, est encore plus proche. Protecteur. Brûlant. Présent à chaque battement de mon cœur. Il me regarde comme s’il avait peur qu’en clignant des yeux, je disparaisse.Et pourtant, malgré cette proximité, quelque chose pèse.Quelque chose approche.⸻Le soir venu, le dîner de mariage commence.C’est une soirée féérique. Longues tables en bois recouvertes de nappes blanches, centres de table fleuris, bougies vacillantes dans de petits pots suspendus aux branches.Le vin coule. Les rires résonnent. Les musiciens jouent des airs doux, comme sortis d’un rêve ancien.Et pourtant… je sens le malaise.Je le sens dans les regards en coin.Dans certains sourires trop lisses.Dans le frisson qui me remonte la
ÉmilieLe soleil est déjà haut quand je quitte la salle du petit déjeuner. Mes jambes sont engourdies par la nuit courte, mon esprit encore embué par le rêve — notre rêve. J’ai la sensation étrange d’avoir passé une frontière, d’avoir quitté un monde et mis le pied dans un autre. Un monde où rien n’est plus banal, même un simple regard.Gabriel marche à mes côtés, silencieux. Mais son silence ne m’oppresse pas. Au contraire. Il est comme un prolongement de mes pensées. Présent, vibrant, brûlant de tout ce qu’il ne dit pas encore.Il me jette un regard rapide. Nos doigts s’effleurent.Et rien que ça me donne envie de pleurer.Pas de tristesse. Non. D’émotion pure. De cet amour-là, qui ressemble à une mémoire revenue. Une chaleur oubliée.— Tu veux marcher ? propose-t-il doucement.Je hoche la tête.On quitte les jardins en silence. Nos pas nous guident sans réfléchir vers une colline au bout du domaine. De là-haut, on peut voir toute la vallée, les chevaux au loin, les silhouettes flou
ÉmilieParfois, je me demande si le destin a un humour bien à lui. Si cette force invisible qui me pousse vers Gabriel ne s’amuse pas à semer des indices brûlants entre mes pas. Car ce soir, tout semble orchestré. Le ciel a viré à l’ambre, les étoiles dansent plus haut, la musique flotte comme un souvenir. Et Gabriel… il est là. À la fois trop proche et toujours un peu loin.La soirée de pré-mariage se déroule sous une arche de lumières suspendues entre les arbres. Des tables sont dressées sur l’herbe, et les guirlandes colorées ondulent doucement dans l’air tiède. Un feu de camp a été allumé au centre, et les invités commencent à s’y regrouper, un verre à la main, en partageant des souvenirs, des blagues, des chansons.Mais moi, je suis ailleurs. Mon regard le cherche.Il est là. Vêtu d’un chemisier noir retroussé aux coudes, l’air à la fois sauvage et parfaitement à sa place parmi les gens. Il rit doucement avec le futur marié, un verre de vin à la main, les cheveux en bataille comm
ÉmilieJe ne savais pas comment ça avait commencé. Peut-être un regard, peut-être un silence qui avait duré une seconde de trop. Mais ce matin-là, tout était différent. Il faisait beau, les oiseaux chantaient, et l’air sentait la menthe sauvage.Et puis il était là.Gabriel.Dos à moi, il s’occupait d’un cheval brun à la crinière sombre, ses mains caressant l’encolure de l’animal avec une douceur inattendue.Je toussotai pour annoncer ma présence. Il se retourna, ce même regard sombre et brûlant ancré dans le mien. Mais cette fois, il y avait autre chose. Une sorte de… légèreté. Presque un sourire au coin des lèvres.— T’as déjà monté à cheval ? me demanda-t-il simplement.J’haussai un sourcil.— J’ai regardé Spirit au moins dix fois. Ça compte ?Il rit. Vraiment. Et bordel, son rire. Grave, chaleureux, comme le bois qui craque au coin d’un feu.— On va dire que c’est un début. Tu montes avec moi ?Je ne répondis pas tout de suite. Est-ce que je montais ? Avec lui ? Littéralement sur
ÉmilieLe crépuscule baignait le ciel d’une lumière dorée quand je l’ai vu au bord du sentier. Gabriel, planté là, immobile, ses yeux sombres rivés sur moi comme s’il m’attendait depuis toujours. Une vague de chaleur m’a submergée, mélange d’excitation et de peur.— Tu ne dors toujours pas ? Sa voix, rauque, basse, avait cette assurance arrogante qui me mettait immédiatement sur la défensive.Je serrai les poings, jouant à masquer mon trouble.— Pas vraiment.Il s’approcha lentement, son regard brûlant d’une intensité presque douloureuse.— Tu sais, tu joues avec le feu. Ce n’est pas un jeu pour les faibles.Je levai le menton, le défiant du regard.— Et toi, tu es prêt à brûler ?Son sourire s’étira, carnassier.— Plus que tu ne peux l’imaginer.Je sentis son souffle près de mon visage. Une tension électrique monta entre nous, presque palpable.— Pourquoi tu es ici ? Pour me briser ou pour me sauver ?Il plissa les yeux, amusé.— Pourquoi choisir ? Parfois, on casse pour mieux recons
ÉmilieIl y a des regards qu’on porte en soi comme une blessure.Depuis cette nuit, je n’ai plus vraiment dormi.Je tourne. Je me retourne. Je pense à ce que m’a dit Léa, à cette légende.Et surtout, je pense à lui.Gabriel.Il est devenu un prénom dans ma chair.J’ai beau vouloir rationaliser, me convaincre que ce n’est qu’une coïncidence, une jolie illusion, un fantasme qui a pris forme… mon corps, lui, ne veut rien savoir.Il le reconnaît.Je le sens dans mon ventre. Dans mes mains. Dans mon souffle.⸻Léa m’a proposé de retourner dans les bois avec elle ce matin, mais j’ai décliné.Je crois que j’ai besoin d’être seule.Alors je pars à pied, avec pour seule compagnie le soleil naissant et mes pensées chaotiques.Je longe les clôtures du ranch, les bottes enfoncées dans la terre souple. L’air sent la lavande sauvage et la sève chaude. Tout ici semble plus vivant, plus vibrant, plus… prêt à éclater.Comme moi.⸻Je passe le portail de bois, celui qui sépare les pâturages de la parti