Aelya
Le vent hurle dans les branches comme un chœur d’âmes perdues.
Il chante pour les morts. Pour ceux qui n’ont jamais eu de tombe. Pour ceux que l’on a oubliés.
Je marche dans la forêt depuis des heures. Pieds nus. Le sol est glacé, couvert d’aiguilles, de pierres, de souvenirs tranchants. Le sang séché colle à mes talons, trace un chemin que personne ne devrait suivre.
Mais lui le suivra.
Je le sens.
Il est comme moi.
Instinct.
Souvenir.
Quelque chose de plus fort que la raison.
Quelque chose d’ancien. De dangereux.
La brume s’épaissit entre les troncs. Elle s’enroule autour de moi comme des doigts invisibles, murmure des noms oubliés à mes oreilles. Mon cœur bat lentement, trop lentement, comme s’il savait déjà que ce qui m’attendait n’était pas fait pour vivre.
Je m’arrête au bord du précipice.
La vallée s’étend sous mes yeux.
Grise. Immobile.
L’ancienne frontière.
Le lieu où notre monde s’effondre, à chaque génération, à chaque trahison. Là où les légendes sont mortes. Là où mon frère est tombé.
Je serre le pendentif autour de mon cou.
Une écaille noire. Brûlante, même maintenant.
Une relique. Ou un avertissement. Ou peut-être… un souvenir.
Il appartenait à Lys.
Celle dont on ne parle plus.
Celle dont les flammes ont été volées.
Celle qu’on a sacrifiée pour que les autres vivent.
— Tu étais là, murmuré-je à la nuit. Et tu l’as laissé faire.
Le silence répond. Mais je sais qu’il m’écoute.
Le vent frémit, chargé d’une énergie qui ne m’appartient pas.
Le lien s’est réveillé.
Je l’ai vu dans ses yeux.
Kael.
Un vampire.
Un traître.
Un survivant.
Et pourtant, ce que j’ai vu en lui n’était pas un ennemi. C’était un miroir.
Brisé.
Tranchant.
Mais familier.
Je revois ses gestes.
La tension dans ses épaules. La façon dont ses doigts ont effleuré ma lame au lieu de l’éviter.
Ce n’était pas une erreur. Ce n’était pas une provocation.
C’était une offrande.
Un instant suspendu.
Un battement de cœur entre deux morts possibles.
Il aurait pu fuir. Il aurait dû fuir.
Mais il est resté.
Et moi…
Je ne l’ai pas tué.
Je recule. Mes jambes tremblent. Je m’assois contre le tronc d’un vieux chêne. Le bois est rugueux dans mon dos. Mes doigts cherchent la terre, la fouillent comme pour y trouver un souvenir, une réponse, une voix. Mais tout est froid. Tout est mort. Même les esprits ont déserté ces terres.
Même eux nous ont abandonnés.
— Aelya, souffle une voix derrière moi.
Je ne me retourne pas.
Je n’ai pas besoin de voir son visage pour savoir.
Je reconnais ce ton. Ce calme rugueux. Cette douleur rentrée.
Orion.
Le Gardien.
Il s’assoit à mes côtés. Il ne dit rien pendant un long moment. Il n’en a pas besoin.
Il sent ce qui change en moi. Ce qui m’écorche. Ce qui me transforme.
Il l’a toujours su.
— Tu sais ce que ça signifie, dit-il enfin.
Sa voix est grave. Fatiguée.
Il a trop vu. Trop porté.
Comme moi.
— Je sais.
— Alors pourquoi tu ne pars pas ? Pourquoi tu ne le détruis pas ?
Je tourne lentement la tête vers lui.
Ses yeux dorés me fixent. Brûlent d’un feu ancien, celui que l’on ne transmet qu’aux chefs de meute. Celui qui protège. Celui qui juge.
— Parce qu’il est comme moi, dis-je.
Orion fronce les sourcils. Son regard s’assombrit.
— Non. Il est pire.
Je souris. Sans joie.
Sans lumière.
— Peut-être. Mais ça ne m’empêche pas de vouloir savoir pourquoi je me suis arrêtée devant lui, au lieu de l’abattre. Pourquoi je n’ai pas tremblé. Pourquoi mon cœur a battu plus fort.
Il se lève. Brusquement.
Agacé. Bousculé.
Il ne comprend pas. Ou il ne veut pas comprendre.
Il croit encore que tout peut être simple.
Meute ou solitude.
Loi ou chaos.
Mais moi, je suis née entre les deux.
Entre le sang et le feu.
Entre les choix qu’on n’a jamais eus.
— Il est lié à elle, tu le sais, dit Orion. C’est pour ça que tu le sens. Ce n’est pas ton lien. C’est celui de Lys.
Je baisse les yeux.
Puis je relève le menton.
— Et si c’était les deux ?
Orion me fixe. Longuement.
Puis il s’éloigne, sans un mot.
Il n’a pas de réponse.
Moi non plus.
Mais je sais ce que je dois faire.
Je sais ce que mon corps réclame.
Ce que mon sang appelle.
Je dois le revoir.
Pas pour l’aimer.
Pas pour le sauver.
Mais pour comprendre. Pour savoir ce que le monde a brisé en lui… et ce qu’il brisera en moi.
Je me lève.
Le vent gifle mon visage.
La nuit s’épaissit autour de moi, dense, vivante, vibrante.
Je tends la main vers l’obscurité.
Et je l’appelle.
— Kael.
Quelque part, je sais qu’il m’entend.
Pas avec ses oreilles.
Avec sa peau. Avec son cœur. Avec le lien.
Je descends du plateau.
Ma silhouette se fond dans les ombres.
Les racines craquent sous mes pas.
Les arbres plient.
Les feuilles se tordent.
Les esprits s’éveillent.
Car je ne suis plus seule.
Et lui non plus.
Il m’attend.
Il brûle.
Et ce que nous réveillons ensemble… pourrait bien détruire tout ce qui nous reste.
Ou tout recréer.
Dans le feu.
Dans le sang.
Dans le lien.
AelyaLe silence qui suit l’explosion de lumière n’est pas un silence de paix. Il est lourd, imprégné de la promesse d’un nouveau chaos. Une douleur sourde monte en moi, un vertige qui me prend à la gorge. Le vent qui m’entoure, d’abord apaisé, reprend peu à peu son rythme frénétique, comme un souffle lourd, une respiration qui se fait encore attendre.Je n'ai pas vu Selykar se dissiper. Pas vu la fin de tout cela, mais je le sens dans la fibre de mes os, dans cette sensation qui me déchire l’intérieur. Les failles, elles, sont toujours là. Et je sais que nous n’avons pas fait que sceller un passage. Non. Nous avons ouvert un champ de ruines.KaelJe ne suis pas certain de ce que j’ai vu dans la lumière, mais je sens la pression qui m’écrase la poitrine. Aelya… Elle n’est pas la même. Pas après ce qui s’est passé. Je la regarde, et je vois la distance qui s’est installée entre nous. Pas un fossé infranchissable, mais une séparation que je ne peux pas combler. Ses yeux sont perdus dans
KaelLes ruines s’étendent autour de nous, dévastées par des siècles d’abandon et de destruction. Le vent souffle entre les pierres brisées, et l’air, encore lourd de l’odeur de la terre souillée, semble porter les échos d’un monde disparu. Chaque pas me rapproche de quelque chose que je ne comprends pas tout à fait. Aelya marche devant moi, son regard tourné vers l’horizon, là où le ciel semble se confondre avec la terre. Elle est là, mais je sais qu’elle n’est plus la même. Elle porte en elle des ombres qui ne lui appartiennent pas, et je me demande si elle parviendra à les repousser un jour. Mais je suis là. À ses côtés, comme je l’ai toujours été. Et je serai là, peu importe où cette guerre nous mène.SeressaLe vent est plus fort ici. Plus froid. Il frappe le visage comme des éclats de verre. Mais c’est la terre qui m’inquiète. Elle tremble sous nos pas. Chaque mouvement que nous faisons, chaque geste, semble précipiter un peu plus la chute. Le tombeau est fermé, mais les failles
KaelJe la regarde. Chaque mouvement d’Aelya est une danse dangereuse, entre douleur et résilience. Elle avance, mais je vois la fatigue dans ses pas. Un fardeau invisible qu’elle porte avec plus de grâce que je ne pourrais jamais comprendre. Je voudrais la rejoindre, lui offrir un peu de ce que je peux, mais je sais que ses batailles sont solitaires. Je le sens dans chaque fibre de son être. Pourtant, j’aimerais pouvoir l’épargner. Elle a traversé tant d’obscurité. Mais je suis là. Même si elle ne le voit pas, je suis là.SeressaNous marchons à travers des ruines qui racontent une histoire d’échec et de renaissance. Le monde autour de nous est dévasté, mais il n’est pas mort. Pas encore. L’air est lourd, saturé d’une tension que même le vent ne peut dissiper. Aelya porte la douleur de ce monde, mais elle est aussi l’espoir de ce qui pourrait être. Nous avons fermé un tombeau, mais l’ouverture d’un autre semble inévitable. Je sais qu’il faudra plus que de la force brute pour faire fa
KaelLe vent souffle encore. Il porte l’écho des mots que je n’ai pas prononcés. Aelya n’est plus la même. Elle n’est pas morte, mais quelque chose en elle s’est brisé, s’est transformé. Elle est toujours cette flamme indomptable, mais maintenant, elle porte en elle une ombre. Je la sens vibrer dans chaque mouvement, dans chaque regard qu’elle pose sur nous, comme si elle portait un fardeau plus lourd que nous pouvions le concevoir. Mais elle est vivante, et c’est tout ce qui compte.EzraIl n’y a plus de tombeau. Plus de battement sourd sous la pierre. Mais la lumière bleue persiste, comme une blessure qui refuse de se refermer. Elle hante l’espace autour de nous, comme un fantôme que nous n’arrivons pas à oublier. Les failles sont là, invisibles mais omniprésentes. Et elles nous regardent, nous attendent, comme une mer calme avant la tempête. La guerre n’est pas terminée, pas encore.SeressaElle se relève lentement. Chaque mouvement semble peser sur elle, comme si elle portait un m
AelyaLe silence.Ce n’est pas celui qu’on espère après la bataille.Ce n’est pas celui qui adoucit l'âme, ni celui qui apaise.C’est le silence qui suit la déchirure.Celui qui laisse la sensation de quelque chose de brisé, de décomposé, qui ne pourra jamais être réparé.C’est un silence lourd, saturé de souffrance et de non-dits, d’histoires inachevées.Et dans ce silence, je sens la présence de Selykar. Il ne part jamais. Il s’infiltre dans chaque recoin de ma mémoire, dans chaque pensée que je tente de chasser.Il rôde.Encore.Je suis debout.Mais à l’intérieur, tout est un chaos mouvant.Mes os ne m’appartiennent plus.Mon corps est devenu une coquille vide, un vestige des choses qu’on aurait dû oublier.La mémoire s'effondre sous un poids trop lourd.Les murs de mon esprit s’effritent.Je suis la prison et la clé en même temps.Et je suis prisonnière de mon propre piège.KaelIl reste là, sans prononcer un mot.Ses yeux, qui m’ont vu tant de fois, sont cette fois remplis de que
AelyaLe seuil m’observe.Il n’est pas fait de pierre.Il est fait de volonté.De celles qu’on a trahies.De celles qu’on a oubliées.L’air change dès que je m’approche.Plus dense. Plus lourd.Un silence ancien s’installe, plus épais que l’obscurité.Comme si le monde retenait son souffle.Je suis la première à poser le pied sur la dalle noire.Elle résonne sous moi.Un grondement sourd.Comme un cœur enterré trop longtemps.Qui recommence à battre.Un frisson me traverse, partant de mes talons jusqu’à ma nuque.Pas de peur.Un pressentiment.Celui qu’aucun retour ne sera possible.Kael— Ne fais pas ça seule.Il s’est approché.Son ombre se fond dans la mienne.Il dégage une chaleur brutale.Un ancrage.Mais ce lieu ne veut pas d’ancrage.Il veut qu’on chute.Je sens ses doigts frôler les miens.Pas une étreinte.Un appel.Ou une promesse.Seressa— Dès que nous franchirons ce seuil, les lois s’inversent.— Les souvenirs deviennent chair.— Les désirs deviennent chaînes.Elle trace
Kael— Il t’arrivera des choses. Mais je serai là.Toujours.Il me serre dans ses bras.Et dans ce désert hostile, je trouve une oasis.Juste un instant.Juste assez pour continuer.Juste assez pour croire encore à demain.Au loin, sous le sable noir, quelque chose s’éveille.Le sang ancien circule à nouveau.Et dans la nuit, une silhouette sans visage se redresse.Selykar a senti l’appel.Et il n’a pas oublié Aelya.Il ne l’oubliera jamais.AelyaLe vent s’est tu.C’est pire que sa morsure.Pire que la brûlure du soleil.Le silence est un piège tendu.Et dans le sable, sous nos pieds, quelque chose respire.Je marche devant, les yeux fixés sur l’horizon.Mais l’horizon ne recule plus. Il nous attend.Le désert n’est plus un lieu. Il devient une volonté.Kael m’a regardée ce matin comme si mes yeux étaient devenus des miroirs.Et ce qu’il y a vu… il ne me l’a pas dit.Il a juste serré ma main un peu plus fort.Je crois que je me transforme.Pas en monstre. Pas en déesse.En vérité.Se
AelyaLe vent s’est levé, froid et chargé d’un goût métallique.Nous avons quitté la montagne d’Onarion à l’aube, et depuis, la plaine s’étend devant nous, nue, silencieuse, presque morte.Personne ne parle.Mais je sens, sous nos pas, la terre qui respire différemment.Comme si le monde retenait encore son souffle.Comme si une présence invisible palpait notre chair à chaque battement.KaelAelya ne chancelle plus.Elle avance, droite, le menton levé.Mais je vois la tension dans ses épaules, la crispation de ses doigts quand elle pense que je ne regarde pas.Elle se tient forte.Trop forte.Je connais la douleur d’avoir trop donné.Et ce qu’il en coûte, ensuite, de continuer d’aimer quand on ne sait plus si l’on tient debout pour soi ou pour les autres.Ezra— Ce n’est pas fini.Kael— Non. Mais c’est une accalmie.Ezra— Juste avant l’orage.Seressa— Les lignes du monde ont été touchées. Les veines de la terre. Le sang magique ne circule plus comme avant.Elle s’est arrêtée devant
KaelLe matin tarde à venir.Comme si l’aube, elle aussi, hésitait à poser les pieds sur cette terre ravagée.Les étoiles meurent lentement, noyées dans un ciel trop lourd.La nuit n’est pas noire : elle est grise, cendreuse, souillée par tout ce que nous avons traversé.Le feu s’est éteint. Oui. Mais la cendre danse encore, portée par un vent incertain.Un vent qui n’annonce ni paix ni répit. Seulement l’après.Je ne lâche pas Aelya. Pas une seconde.Son souffle est calme, régulier, mais son front perle de fièvre invisible.Elle dort. Ou elle lutte.Elle a ce genre de sommeil qui ressemble à un combat silencieux.Ezra rôde autour du camp, les sens en éveil, la main sur la garde de sa lame.Il ne dit rien. Mais ses pas sont trop précis, trop prudents pour que ce soit anodin.Seressa, elle, reste assise, les jambes croisées, les doigts joints contre son cœur.Elle prie. Pour elle ? Pour Aelya ? Pour le monde ? Je ne sais pas.Mais les mots qu’elle murmure ont la texture d’un adieu.Moi