Kael
Elle m’a appelé.
Je l’ai senti dans ma chair, avant même de l’entendre.
Un frisson qui traverse les os. Un éclair qui fend les ténèbres.
Un nom gravé dans la nuit : Kael.
Ce n’est pas un son. Pas un mot.
C’est un choc. Un souffle. Un ébranlement.
Le genre d’appel qu’on ne peut pas ignorer.
Le genre de voix qu’on entend même quand le cœur ne bat plus.
Le genre de lien qu’on pensait détruit, éteint… et qui renaît avec violence.
Je suis dans les ruines de l’ancien sanctuaire.
Là où mes ancêtres ont brûlé les derniers pactes.
Là où les flammes ont consumé ce qu’il restait de foi.
La pierre est noire, carbonisée. Le sol craque sous mes pas. L’air sent la cendre et la colère.
Tout ici est mort, mais rien n’a vraiment disparu.
Les ombres vivent encore, sous la surface.
Elles chuchotent. Elles veillent.
Et elle me traverse. Encore.
Aelya.
Elle m’a vu.
Elle a reconnu quelque chose en moi.
Un écho. Une fracture. Une faille trop ancienne pour être humaine.
Et au lieu de m’abattre, elle a hésité.
Elle a vacillé.
Je la revois, les yeux écarquillés, la main crispée sur son arme.
Le sang battait à ses tempes.
Elle tremblait.
Pas de peur.
De vérité.
Celle qui claque comme un fouet.
Celle qui détruit les murailles érigées pour survivre.
Celle qu’on ne peut pas fuir, même en se mentant.
Nous sommes pareils.
Deux morceaux disjoints d’un même souvenir.
Deux blessures ouvertes.
Deux éclats d’un monde trop vieux pour se réparer.
Je ferme les yeux.
L’écaille noire brûle contre ma peau.
Je ne devrais pas l’avoir. Elle ne m’appartient pas.
Elle est née d’un serment ancien. D’une magie que je ne contrôle pas.
Mais elle m’a choisi. Elle m’a gardé en vie.
Elle a reconnu en moi un porteur. Un survivant.
Peut-être un traître.
— Ce n’est pas pour toi, Kael, dit une voix dans mon dos.
Je ne me retourne pas.
Je n’ai pas besoin.
Je sais déjà.
Seth.
Le veilleur. Celui qui sait. Celui qui juge.
Celui qui n’a jamais cru en moi.
— Tu n’aurais pas dû répondre. Tu sais ce que ça réveille.
Je rouvre les yeux.
Ma voix est rauque, trop calme. Un calme qui précède la tempête.
— Elle m’a appelé.
— Ce n’était pas toi qu’elle appelait. C’était Lys, à travers toi. Ce lien n’est pas à toi.
Je serre les poings.
Le goût du métal envahit ma bouche.
L’envie de hurler, de mordre, de briser.
Mais je reste immobile.
Parce que je comprends ce qu’il veut dire.
Et que je refuse de l’accepter.
— Et si elle voyait autre chose ? Quelque chose que même toi, tu refuses de voir ?
Seth rit. Un rire sans joie, sans chaleur.
— Tu veux croire à ça ? À une rédemption ? À une seconde chance ? Tu crois qu’elle peut t’aimer ? Qu’elle peut te sauver ?
Je me retourne lentement.
Mes yeux croisent les siens.
Froids. Inflexibles.
Mais il y a une peur derrière, que même lui ne peut cacher.
Une peur que je franchisse cette frontière.
Une peur que ce lien renaisse.
Une peur que je change quelque chose.
— Je ne veux pas qu’elle m’aime, dis-je.
Je veux qu’elle comprenne.
Je veux qu’elle voie ce que j’ai vu.
Ce que j’ai perdu.
Ce que j’ai dû devenir.
Je marche vers les vestiges du cercle d’obsidienne.
Des ombres rampent entre les pierres.
Les voix anciennes murmurent encore.
Elles m’appellent par d’autres noms.
Des noms que j’ai oubliés. Des noms qui me jugent.
Je tends la main.
La pierre est tiède. Vivante, presque.
Elle palpite sous mes doigts.
Et je revois Lys.
Ses cheveux comme une traînée de feu.
Ses mains tachées de sang.
Ses yeux… fermés.
Le moment où elle s’est dressée entre moi et le néant.
Le moment où elle a tout donné. Pour moi. Pour eux.
Et derrière elle, Aelya.
Même regard.
Même défi dans la posture.
Même faille dans le cœur.
Mais elle n’est pas Lys.
Elle est autre.
Elle est vivante.
Et je suis autre, moi aussi.
Je ne suis plus l’arme.
Je ne suis plus le fils de sang.
Je suis celui qui reste. Celui qui endure.
Je dois la revoir.
Pas pour la protéger.
Pas pour m’absoudre.
Pas pour revivre.
Mais pour aller au bout.
De ce qu’elle est.
De ce que je suis.
De ce que nous avons été.
Et de ce que nous pourrions encore devenir.
— Tu vas y aller ? demande Seth. Tu vas vraiment traverser la frontière ?
Je hoche la tête. Sans un mot.
— Tu sais que tu n’en reviendras pas.
— Peut-être pas.
Mais elle m’attend.
Je quitte les ruines.
Je prends le sentier interdit, celui qui ronge la peau et la mémoire.
Le chemin des bannis.
Celui qu’aucun vampire n’a osé reprendre depuis des générations.
Celui qui efface le nom, la lignée, le souvenir.
Le vent se lève. Il m’arrache un râle.
Mais je continue.
Car elle m’a appelé.
Et moi, je réponds.
Pas en homme.
Pas en vampire.
Mais en lien.
En fragment.
En vérité.
Et si ce que nous réveillons ensemble
doit brûler ce monde jusqu’à ses cendres…
Alors qu’il brûle.
Je suis prêt.
Je suis déjà feu.
Je suis déjà ruine.
Et dans ses yeux, je ne vois pas une fin.
Je vois un début.
AelyaLe chemin semble s’étirer à l’infini.Cela fait des heures que nous marchons, en silence. Le vent s’est tu. Même les oiseaux ne chantent plus. Seuls nos pas crissent sur les feuilles mortes et les pierres humides.La ligne court toujours devant nous, fine entaille dans la terre, presque imperceptible, mais toujours là. Un fil tendu entre ce que nous savons… et ce que nous devons affronter.Mais plus nous marchons, plus le monde autour de nous semble s’effacer.Le sol devient meuble, presque flou sous nos pieds.Les arbres perdent leurs branches. Certains n’ont plus d’ombre. D’autres ne projettent que des reflets inversés, comme si la lumière elle-même avait oublié comment les effleurer.Le ciel, lui, s’étiole. Il n’est plus bleu, ni gris. Juste... une matière délavée, sans fond. Une sorte de voile tendu au-dessus de nous, indifférent et impalpable.Je m’arrête.— Kael. Regarde.Il se retourne vers moi, le front plissé. Et je vois dans ses yeux qu’il comprend, lui aussi.Le même
AelyaLe matin griffe doucement le ciel, de ses ongles pâles et humides.Je me réveille avant Kael.Il dort encore, le souffle régulier, la poitrine s’élevant doucement sous les draps rêches. Ses cheveux sont en bataille, une mèche tombant sur son front. Le jour naissant glisse lentement sur lui, comme une caresse silencieuse, colorant sa peau de reflets d’opale et d’ombre.Je reste là, immobile, à le regarder.Parce qu’il y a dans ce moment quelque chose d’immensément fragile.Une trêve.Une douceur presque cruelle, tant elle paraît vouée à disparaître.Je me lève sans bruit.Le carnet d’Eiran repose sur la petite table, à côté d’un pot vide et d’une plume brisée.Je tends la main, hésite un instant — comme si le toucher pouvait réveiller un passé endormi — puis je l’emporte avec moi et descends l’escalier grinçant.Dans la cuisine, Silas est déjà là.Il est debout près du poêle, penché sur une vieille théière cabossée.Ses gestes sont lents, précis. Ceux d’un homme qui a appris à su
AelyaMaison de Silas, ancien village de TeralLa porte grince doucement quand il la referme derrière nous.Dedans, l’air est tiède, saturé d’odeurs anciennes.Cendres froides, bois sec, plantes suspendues aux poutres.Un chien lève à peine la tête près du poêle. Il ne grogne pas. Il sait.Nous ne sommes pas des menaces.Silas , le frère d’Eiran ôte son manteau trempé, l’accroche sans rien dire.Il ne parle pas tout de suite.Pas parce qu’il n’a rien à dire.Mais parce qu’il choisit ses mots, comme on nettoie une plaie avant de la refermer.Kael et moi nous installons près du feu qu’il ravive d’un geste méthodique.Les flammes lèchent les bûches dans un frisson léger.Le silence s’étire. Mais ce n’est pas un silence vide.Il est plein.De choses non dites. De souvenirs dans les murs.— Il écrivait toujours, dit enfin Silas.Sa voix est grave, râpeuse, presque douce.— Même quand il n’y avait plus rien à dire. Même quand tout semblait fini. Moi… j’avais arrêté d’y croire. Pas lui.Je s
Kael Sur le sentier du nordLes arbres se referment au-dessus de nos têtes comme une cathédrale effondrée.Le ciel n’est plus qu’une lueur grise entre les feuillages.Le vent souffle en soupirs, dans les branches mortes.Le sol est spongieux. Nos pas s’enfoncent, laissent une empreinte éphémère, vite absorbée par la terre.Et pourtant, nous avançons.Aelya est devant moi, droite, le carnet serré contre elle comme un talisman.Depuis que nous avons quitté l’abri, elle ne parle presque pas.Mais je sens.À la tension de ses épaules, à la manière dont elle se retourne parfois pour s’assurer que je suis là,qu’elle pense à chaque mot d’Eiran.À chaque souvenir inscrit dans ce carnet noir.Moi aussi.Je n’ai pas connu la guerre comme lui.Mais j’ai connu la perte. L’exil.La sensation que rien ne tient, que tout ce qu’on construit finit par s’effondrer sous les coups du silence.Et pourtant, cette lettre a changé quelque chose.Ce n’était qu’une poignée de phrases. Un adieu griffonné avan
AelyaLe feu est presque éteint.Kael dort encore, roulé contre moi, un bras passé autour de ma taille, comme s’il refusait de lâcher ce rêve. Son souffle est chaud contre ma nuque. Régulier. Confiant.Je ne bouge pas. J’écoute.Le souffle du matin glisse entre les pierres du mur, frais et léger.Les oiseaux n’osent pas encore chanter.Il y a dans cette heure un éclat suspendu, un fil tendu entre la fin de la nuit et le début du jour.Je me dégage doucement de son étreinte. Il ne se réveille pas.Je referme la couverture sur lui.Je sors.Dehors, la brume se dissipe lentement, révélant les formes inégales de la clairière, les pierres moussues, les branches griffant le ciel. Les feuilles encore trempées de rosée gouttent par endroits, comme si la nuit versait ses dernières larmes.Je longe le mur de pierre envahi de lierre, contourne le bâtiment.Un souffle d’air passe.Je m’arrête.Il y a là quelque chose. Une structure basse, presque avalée par la végétation.Un abri secondaire.Je m
KaelElle dort maintenant.Sa respiration est calme, régulière, presque musicale.J’ai gardé les yeux ouverts longtemps, incapable de trouver le sommeil.Non pas parce que je suis inquiet.Mais parce que je veux graver tout ça.Chaque instant.Chaque sensation.La tiédeur de sa peau contre la mienne.Le crépitement du feu qui s’éteint lentement.La façon dont sa main cherche la mienne, même dans le sommeil.Ce lieu.Cette trêve.Cette femme.J’aurais pu mourir mille fois.Mais je suis là. Et ce que je ressens n’a rien d’une survie. C’est une naissance.Une autre version de moi silencieuse, patiente, vivante.Je me lève sans bruit, enfile ma chemise encore un peu humide, noue les lacets de mes bottes. Je m’arrête une seconde sur elle, endormie, les bras autour de l’oreiller, les cheveux éparpillés comme des fils d’encre sur le drap rêche. Une partie de moi veut rester là, à la regarder, pour l’éternité. Mais l’air m’appelle.Je sors.La nuit est vaste.La lune s’est cachée, comme si el