Kael
La pluie s’est mise à tomber sans bruit. Fine. Persistante. Une caresse glaciale sur ma peau. Je ne la ressens presque pas. Elle ne me fait rien. Pas plus que le vent, que la terre sous mes pas, que la morsure des souvenirs.
Je descends vers la vallée.
Les montagnes me regardent. Silencieuses. J’ai grandi ici, au bord de leurs falaises. Avant que tout ne s’effondre. Avant que je ne devienne l’arme qu’on a maudite, puis oubliée. Je connais chaque racine, chaque pierre, chaque cri d’oiseau. Et pourtant… ce monde me semble étranger. Comme si j’avais été effacé de sa mémoire.
Je n’ai pas dormi. Je ne dors jamais vraiment. Ce que je fais, la plupart du temps, c’est m’allonger entre les pierres et laisser le passé me noyer. Mais cette nuit, je n’ai pas pu.
Je pense à elle.
À son hurlement. À sa rage. À ce feu dans ses yeux, qui n’est pas celui de la haine, mais de la perte. J’ai reconnu cette douleur. C’est celle qui brûle au fond de moi depuis trop longtemps. Celle que je cache derrière mes silences et mes crocs. Celle que je garde enfouie sous les couches de sang et de souvenirs.
Aelya.
Un nom qui ne m’appartient pas. Une lueur étrangère dans l’obscurité. Et pourtant… un fragment de moi semble s’être recollé au moment même où elle m’a regardé.
Ce n’était pas une simple rencontre.
C’était un rappel.
Une secousse.
Un réveil.
Je n’ai pas peur.
Mais je suis en train de changer.
Et ça, c’est dangereux.
Je franchis le cercle de pierres. Les vestiges d’un ancien serment reposent ici. Une promesse gravée dans la roche, dans une langue que plus personne ne parle à voix haute. Je lis les runes du bout des doigts. Elles me répondent. Me reconnaissent. Elles brûlent sous ma peau, comme si elles me réclamaient. Comme si elles attendaient que je tienne enfin ma promesse.
Je n’aurais pas dû revenir.
Mais je n’ai jamais vraiment su rester loin.
Le feu sacré est éteint. Les Anciens ne répondent plus. Ce silence-là me fait frissonner. Pas de peur. D’instinct. Quand les morts se taisent, c’est que quelque chose s’élève. Quelque chose d’ancien. De plus ancien que moi. Plus ancien même que les premiers loups.
Je ferme les yeux.
Et j’écoute.
Le grondement sourd sous la terre. Les racines qui chuchotent. Les ombres qui rampent. Quelque chose approche. Quelque chose que je croyais scellé à jamais.
Je ne suis pas seul.
Je le sens.
Une odeur dans l’air. Humidité. Fer. Fourrure.
Un pas sur la mousse. Un craquement de branches.
— Tu as franchi la frontière, murmure une voix rauque.
Je me retourne lentement. Il est là. Massif. Imposant. Vêtu de cuir sombre et de chaînes anciennes. Sa peau est marquée de cicatrices que je reconnais. Rhen. Loup de sang pur. Guerrier alpha.
Et il veut ma tête.
Ses yeux sont ceux d’un frère trahi. D’un protecteur prêt à mordre. Il ne parle pas comme un ennemi. Il parle comme un gardien. Comme celui qui sait ce que je suis. Ce que j’ai été. Et ce que je pourrais redevenir.
— Tu aurais dû mourir cette nuit, vampire.
Je reste immobile.
— Je sais.
Il fronce les sourcils. Il ne s’attendait pas à ça.
— Tu étais sur leur territoire. Tu as vu Aelya.
Je ne réponds pas. Son nom dans sa bouche m’irrite. Une colère sourde se tend dans mes veines. Incontrôlable. Injustifiée. Et pourtant, viscérale.
— Tu as vu le lien, n’est-ce pas ?
Je lève les yeux vers lui. Et cette fois, je parle.
— Oui.
Il grogne. Un bruit animal. Prêt à bondir. Ses griffes frémissent. Il n’attend qu’un signe. Qu’une hésitation.
— Alors tu dois mourir.
Je souris, lentement.
— Peut-être. Mais pas ce soir.
Il attaque. Brutal. Vif. Plus rapide que la plupart des vampires jeunes. Mais pas plus rapide que moi. J’esquive, tourne, bloque, frappe. Nos corps s’entrechoquent, éclairs de force et de rage. La forêt se plie sous notre combat. Des branches craquent. Des pierres volent. Mais il n’est pas là pour gagner.
Il est là pour juger.
Il me teste.
Il veut savoir si je suis encore digne.
Quand je le plaque au sol, crocs prêts à percer, je vois la surprise dans ses yeux. Il pensait me dominer. Il pensait me faire reculer.
Mais je suis resté.
— Pourquoi tu hésites ? crache-t-il. Tue-moi.
Je m’écarte. Mon souffle est calme. Je ne veux pas le tuer.
— Parce que je la sens encore. Et que si tu es important pour elle, je ne veux pas qu’elle porte ta mort aussi.
Il me regarde comme s’il ne comprenait pas. Puis il rit. Un rire vide.
— Tu ne sais pas dans quoi tu mets les pieds, vampire.
— Je n’ai plus rien à perdre.
— Alors tu es encore plus dangereux que je le pensais.
Il disparaît dans les ombres. Pas en fuite. En retraite. Il m’a testé. Et quelque chose en lui a reculé.
Je me retourne vers les pierres.
Le vent se lève. Dans les bourrasques, une voix ancienne chuchote.
Kael…
Je me fige.
C’est elle.
Pas Aelya.
Elle.
Lys.
Ou ce qu’il en reste.
Une rémanence. Une âme errante. Un écho de la promesse que j’ai trahie.
— Je ne suis plus le même, soufflé-je.
Le vent me répond.
Alors prouve-le.
Je tombe à genoux.
Quelque chose s’ouvre en moi. Un gouffre de souvenirs. D’anciens pactes. De malédictions jamais levées. De sang versé pour des causes oubliées.
Et, au centre de tout ça, une certitude grandit.
Aelya est la clef.
Pas seulement de mon passé.
Mais de la fin de cette guerre.
Et peut-être de mon salut.
Je me relève.
Et je marche.
Vers le sud.
Vers elle.
Vers ce qu’elle réveillera en moi.
Même si c’est un monstre.
Même si c’est ma fin.
AelyaIl est né une nuit sans lune.Une nuit silencieuse, comme si le monde entier retenait son souffle.Comme si la terre elle-même s'était figée, consciente qu'en son sein, quelque chose d'inédit allait émerger.Je me souviens du cri.Pas le mien.Le sien.Un cri qui n’était pas humain.Pas tout à fait.Un cri ancien, primal, porteur de mémoire et de force.Un cri qui a fendu le silence de la nuit comme une lame fend l’air.Un cri qui m’a transpercée de lumière.Et puis, ce fut le calme.Kael le tenait dans ses bras, à genoux dans le cercle que nous avions tracé, un cercle de cendres et de sel, de sang et de promesses.Ses crocs étaient visibles, mais son regard brillait de larmes.Ses mains tremblaient, pourtant il ne lâchait pas notre fils.Notre fils.Je l’ai appelé Elyas.Un nom soufflé par quelque chose de plus grand que moi.Quelque chose qui résonnait dans mes os, dans mon âme.Un nom qui vibrait comme un écho oublié d’un monde plus ancien que les nôtres.Elyas.Il a ouvert l
AelyaJe marche lentement.Le silence autour de moi est plein.Il ne m’oppresse pas. Il m’enveloppe.Comme une mer tiède qui me reconnaît.Le sol respire sous mes pas.La pierre est tiède, presque vivante.Le matin ne s’est pas encore levé. Mais la nuit, elle, s’est repliée.Il ne reste que cette frontière floue, cet entre-deux suspendu entre ce que nous étions et ce que nous sommes devenus.Je sens mon corps autrement.Comme si chaque cellule était éveillée.Comme si ma peau, mes muscles, mon sang, mon souffle… portaient un secret nouveau.Je passe devant le miroir.Et je m’arrête.Ce n’est pas seulement moi que je vois.C’est une femme changée.Une louve dont les prunelles ont gagné en profondeur.Une amante marquée de l’intérieur.Une gardienne d’un feu ancien… et d’une vie nouvelle.Je pose la main sur mon ventre.Un simple geste.Mais il me déchire.Parce que je sais.Ce n’est pas une certitude logique. Ce n’est pas un calcul de jours, ni un hasard biologique.C’est une sensation
AelyaUn rayon doré s’insinue entre les rideaux, caresse les draps froissés, glisse sur la peau nue.Le silence est dense.Il ne repose pas.Il vibre.Saturé d’un parfum de cendres et de chair, d’ombre et de feu.Le genre de silence qui parle de ce qui s’est joué dans la nuit.Le genre de silence qui colle à la peau, comme un souvenir moite.Je suis blottie contre lui, jambes emmêlées, ventre encore tremblant.Chaque parcelle de mon corps se souvient.De ses mains brûlantes et froides à la fois.De ses crocs posés là, au bord de la folie.De sa voix rauque qui prononçait mon nom comme un secret païen.Chaque soupir, chaque gémissement, chaque cri est encore là, suspendu dans l’air tiède.Kael ne dort pas.Il ne dort jamais vraiment.Mais il ne bouge pas non plus.Son bras m’enlace, possessif, ancré.Son souffle glisse contre ma nuque avec une patience féline.Je pourrais rester là.Je pourrais prétendre que le monde n’existe plus.Mais mon corps a faim.Une faim qui n’a rien d’innocen
AelyaLa nuit s’est déployée comme un voile de velours noir, piqué d’étoiles.La pleine lune, ronde et éclatante, trône au-dessus de la clairière sacrée, baignant le cercle ancien d’une lumière froide et pure.Autour de nous, le bois se tait, comme respectant le poids du moment.Les arbres dressent leurs branches comme des sentinelles, témoins immobiles de ce pacte d’un autre temps.Le cercle du Conseil s’est déplacé ici, hors des murs d’obsidienne, pour cette cérémonie.Les membres du Conseil, vêtus de leurs toges sombres, portent leurs regards lourds de traditions et de doutes.Mais ce soir, la méfiance se mêle à une curiosité nouvelle, presque fragile, comme un bourgeon prêt à éclore.Les anciens, silhouettes fines et marquées par les ans, observent avec un mélange d’émotion et de gravité.Même ceux qui avaient tourné le dos à la paix ont trouvé le chemin, attirés par l’appel de ce renouveau.Kael se tient devant moi.Son port est fier, presque royal.Vampire dans chaque fibre de s
AelyaLe souffle de la brèche encore chaud contre ma peau, je sens peser sur mes épaules un silence plus lourd que la pierre noire qui nous entoure.Le cercle du Conseil, figé, les regards froids comme des lames, la Gardienne immobile, monument vivant de la mémoire. Tout semble suspendu, comme un battement retenu avant une tempête.Kael me tend la main.Je la saisis, ferme, déterminée, comme pour ancrer notre alliance dans un monde trop longtemps figé par la peur et les non-dits.Ce contact est plus qu’un simple lien. C’est un serment invisible qui vibre dans la chair, sous ma peau de louve, pulsant avec la force sauvage de ma lignée.Je sens affluer le sang de ma meute, chaud et rugissant dans mes veines.Je ne suis plus l’exilée, la reniée qui errait dans l’ombre des anciens.Je suis la voix qui hurle dans la nuit, la force sauvage qui refuse de se taire, la meute qui se rassemble.Autour de nous, le Conseil vacille.Certains fuient, déjà pris de panique.D’autres hurlent leur colèr
KaelJe sens la pierre vibrer sous mes pas.Elle ne tremble pas. Non.Elle me reconnaît.Pas seulement moi.Ce que je suis devenu.Ce que je suis redevenu.La Nuit sous la peau. L’ombre que même la lumière n’a pas su brûler.Le sang ancestral, froid et brûlant à la fois.Celui que le Conseil a voulu contrôler, dompter, effacer.Je marche, et chaque pas claque comme une fracture dans l’ordre figé.À mes côtés, Aelya. Sa main ne touche pas la mienne, mais je sens la force sauvage qui l’habite.La force d’une louve indomptée, reine des forêts, libre et farouche.Elle est droite, souveraine.Elle porte la meute dans ses veines, et pourtant, c’est vers moi qu’elle a marché.Vers la Bête. Vers le Vampire.Je sens son souffle plus court.Je perçois chaque battement de son cœur, rapide, vibrant.Les griffes du doute cherchent à la saisir, mais elle résiste.Parce qu’elle a choisi.Parce qu’elle me regarde comme aucun être ne m’a jamais regardé.Et moi… je brûle.Pas de peur. Pas de colère.Je