ВойтиÉLISE
Le soleil tombait lentement derrière les cèdres, laissait une lueur d’ambre dans le salon. J’avais mis la table, sans y penser vraiment, agissant par réflexe : assiettes fines, verres à pied, serviettes de lin pliées dans les assiettes. Tout était trop propre, trop bien placé comme toujours.
Lorsque Léa a sonné, j’ai mis quelques secondes à me lever.
Elle est entrée sans attendre qu’on l’y invite, comme elle le faisait depuis toujours. Une jupe fluide, des yeux ourlés d’or, une audace naturelle dans le port du menton.
— Tu as une tête à faire peur, a-t-elle lâché en posant sa veste sur le dossier du canapé.
Je ne réponds pas. Je vais en cuisine chercher le plat qu’elle adore, un gratin de courgettes au parmesan, recette de sa mère qu’elle prétend meilleure que la mienne. En vérité, c’est celle-ci qu’elle préfère.
Nous dînons lentement. Léa parle, beaucoup. D’un type, d’une expo, d’un dîner diplomatique ennuyeux. Je hoche la tête, je fais semblant, jusqu’au moment où elle pose sa fourchette et me regarde, les coudes sur la table, le menton dans la main.
— Bon. Maintenant que t’as essayé de me faire avaler que tout va bien pendant vingt minutes, tu vas me dire ce qu’il s’est passé.
Je baisse les yeux. Mon verre est vide. Elle me le remplit sans rien dire.
— Tu couches avec lui, pas vrai ? Ce contremaître. Comment il s’appelle déjà ?
— Marcus, je murmure.
Elle sourit. Pas un sourire moqueur. Un sourire doux, presque tendre.
— Raconte-moi. Depuis le début. Dis-moi tout.
Je la fixe. Une seconde. Puis je cède.
Je parle.
— C’était sur le chantier. Tôt. Il était déjà là. Il m’a regardée comme personne ne m’a jamais regardée, Léa. Avec une insolence qui m’a traversée de part en part. Pas de désir voilé, pas d’attente. Juste cette certitude… qu’il allait me prendre. Et moi, j’ai senti… quelque chose céder.
Ma voix est rauque. Elle écoute, sans m’interrompre.
— Il m’a attrapée par la taille. J’ai tenté de dire non, ou peut-être de dire oui je ne sais plus. Il m’a collée contre le mur, m’a embrassée comme s’il me détestait, m’a soulevée comme si je n’étais rien, et je me suis laissée faire. J’étais trempée. Je le voulais.
Je m’arrête , mes joues brûlent.
Mais elle attend.
Alors je continue.
— Il a écarté ma culotte sans même l’ôter, il m’a pénétrée là, debout, contre la cloison de béton. Brutalement sans lenteur, sans détour. Et moi… j’ai crié, Léa. J’ai joui. Plusieurs fois.
Elle ne bouge pas , se contente de murmurer :
— Il t’a fait mal ?
— Non… enfin… pas comme tu crois. Il m’a prise fort, oui. Avec les hanches, avec les mains. Il m’a tenue comme on tient quelque chose qu’on n’a pas le droit de posséder. Mais j’étais d’accord. J’étais plus que d’accord. J’en avais besoin.
Un silence.
Puis elle reprend :
— Alors pourquoi tu t’en veux ?
Je serre les mâchoires. Je lève les yeux vers elle.
Et je lâche, presque haineuse :
— Parce que c’est un contremaître, Léa.
Elle arque un sourcil.
— Et ?
— Et regarde-moi. Regarde autour de toi. Cette maison. Ce marbre. Ces couverts. Mon père, mes études, mon nom. Je suis une fille bien née, Léa. On m’a élevée pour autre chose que pour gémir le prénom d’un ouvrier dans un vestiaire de chantier. Tu comprends ?
Elle hoche la tête lentement, puis sourit, doucement.
— Non, Élise. Je ne comprends pas. Tu t’en veux d’avoir brisé un code social, d’avoir couché avec quelqu’un que ton monde ne t’autorise pas à désirer. Mais ton corps, lui… il ne connaît pas ces règles-là.
Je détourne les yeux. Je me lève, fais les cent pas devant la baie vitrée.
— Il m’a regardée comme s’il me voyait vraiment. Pas comme une héritière, pas comme une proie. Juste… comme une femme. Une femme qu’il voulait prendre. Et il l’a fait.
Ma voix tremble.
— Et j’ai aimé ça.
Léa s’est levée, elle me rejoint, me prend la main.
— Alors cesse de te haïr pour ça.
Je ris, un rire bref, nerveux.
— Ce n’est pas aussi simple.
Elle me fixe. Un éclat triste dans les yeux.
— Tu es en train de t’interdire d’aimer d’être touchée , juste parce que ce n’est pas « de ton monde ». Mais si ton monde ne te laisse pas vivre ce que tu ressens… il vaut quoi ?
Je secoue la tête.
— Ce n’est pas de l’amour.
— Non , pas encore. Mais c’est un désir vrai. Et tu le traînes comme une faute.
Je me tais.
Puis, dans un souffle :
— Je suis perdue, Léa. Il me trouble. Il me heurte. Il m’attire comme rien ne m’a jamais attirée. Et moi… je veux fuir, mais je sais que si demain il me prenait encore, je ne dirais pas non.
Elle sourit.
— Ce n’est pas une faiblesse, Élise. C’est une faille. Et parfois, les failles laissent entrer la lumière.
AiméeLa nuit est tombée, épaisse, lourde d'humidité. Aucun de nous n'ose allumer la lumière. Nous sommes assis par terre, adossés au canapé, une bouteille de vin cheap entre nous. Nous avons bu. Trop. Pour noyer le silence. Pour anesthésier la peur.Soudain, des bruits dehors. Des voix. Des rires gras. Des ombres se dessinent derrière le store baissé. Puis un premier caillou frappe la vitre. Clac.Je me fige. Justin dresse la tête, les sens en alerte.— Qu'est-ce que c'est ?Un deuxième caillou. Clac. Plus fort.— Des voyous, chuchoté-je. Ça arrive parfois dans le quartier.Mais je sais que ce n'est pas ça. Je le sens viscéralement.Une voix gueule, slurrée par l'alcool ou la haine.— Pédophile ! Sort de là ! On sait que t'es là !Le sang se glace dans mes veines. Justin se lève d'un bond, le visage blême.— Ils sont pour moi.— Non, reste ici. N'ouvre pas.— SALOPARD ! VIOLEUR D'ENFANT ! hurle une autre voix.Le mot est un coup de couteau. Viol. Ils ne savent rien. Ils répètent ce q
AiméeLe silence après la tempête est pire que la tempête elle-même. Le soleil tape sur les vitres, transformant le studio en fournaise. L'odeur du sexe et de la sueur flotte dans l'air, un parfum âcre de survie. Nous restons allongés, immobiles, deux corps nuls sur des draps froissés. L'adrénaline est retombée, laissant place à la nausée.Son téléphone vibre à nouveau. Une danse macabre sur la table de nuit. Il ne bouge pas. Moi non plus. Nous savons ce que c'est. Des journalistes. D'anciens collègues. Claire. Toujours Claire.— Il faut que tu répondes, finis-je par dire, ma voix rauque.— Pour dire quoi ? « Désolé d'avoir détruit nos vies, mais la chatte de ta fille-enfant était trop tentante » ?Les mots, crus, vulgaires, tombent comme des coups. Je me redresse sur un coude, le regardant. Son visage est tourné vers le plafond, ses yeux sont deux fentes sombres.— Ne dis pas ça.— Pourquoi ? C'est la vérité, non ? C'est ce que tout le monde pense. Ce que ton père pense. Ce que Clair
AiméeLe jour se lève, implacable. La lumière crue de l'aube inonde le studio, révélant la poussière sur les étagères, la tasse sale, la réalité sordide de notre nouvelle vie. Justin dort encore. Moi, je suis éveillée depuis des heures, les yeux grands ouverts, fixant le plafond tandis que les paroles de mon père et les cris de Claire tournent en boucle dans ma tête.Tu n'es plus ma fille.J'espère que tu iras en enfer.Je me lève, les membres lourds. Le parquet est froid sous mes pieds nus. Je me verse un verre d'eau, mais ma gorge est si serrée que j'ai du mal à avaler. Je me regarde dans le reflet de la fenêtre : une fille pâle, les cheveux en désordre, les yeux cernés. L'enfant gâtée qui a brûlé sa maison.Un bruit derrière moi. Justin s'est assis sur le lit. Ses épaules sont voûtées, son regard est vide, perdu.— Tu as dormi ? je demande.Il secoue la tête lentement.— Non. Pas vraiment.Le silence retombe, épais, gêné. Quelque chose a changé. La tension qui nous unit n'est plus
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AiméeLe lundi arrive, porté par un ciel bas et gris. Il pleut , une pluie fine et tenace qui colle aux vitres et noie les bruits de la ville. Je suis assise dans le salon de mon père, les mains serrées sur mes genoux. Justin est à mes côtés, raide, les mâchoires crispées. Il a mis son costume gris, celui qui lui donne un air sérieux, respectable. Mais je vois la sueur perler à sa tempe.Mon père entre. Il sourit en me voyant, puis son regard tombe sur Justin. Son sourire se fige.— Justin ? Qu’est-ce qui se passe ? Tu devais être à ton bureau à cette heure.Justin se lève. Je me lève aussi. Mon cœur bat si fort que j’ai l’impression qu’il va briser mes côtes.— Pierre… il faut qu’on te parle.La voix de Justin est étranglée. Mon père fronce les sourcils. Il déteste les drames. Les scènes. Les surprises.— Assieds-toi, papa, dis-je.Il s’assied, lentement, sans nous quitter des yeux. Je reste debout. Je sens le regard de Justin sur moi, un mélange de terreur et de détermination. C’est
AiméeLe baiser se dissout, mais son goût persiste, un mélange de thé noir et de résolution amère. Sa promesse résonne encore dans l’air immobile de la pièce. Lundi. Ce n’est qu’un mot, deux syllabes, mais il porte le poids d’un monde qui va s’écrouler.— Tu as peur ? ma voix est un souffle, à peine plus bruyante que le frottement de nos vêtements.Ses mains glissent le long de mon dos, s’arrêtent sur mes hanches, m’ancrant à lui, à ce moment.— J’ai une trouille bleue avoue-t-il, son front contre le mien. Mais j’ai encore plus peur de continuer à vivre ce mensonge. De te perdre parce que je n’ai pas eu le courage de faire ce qui est juste.Juste. Le mot est glissant. Est-ce juste de briser une femme nommée Claire, qui aime le jardinage et range les chemises par couleur ? Est-ce juste de nous vouloir, lui et moi, au milieu de ces décombres ? Je n’ai plus de réponse. Seulement la certitude viscérale que je ne peux plus reculer.— Reste avec moi ce soir , je murmure. Juste pour dormir.







