Share

CHAPITRE 2 ( PARTIE 1 )

Chapitre II

Six mois plus tôt

On dit que le temps apaise toute douleur, on dit que tout peut s’oublier, mais les sourires et les pleurs, par-delà les années, tordent encore les filtres de mon cœur.

George Orwell

Ils étaient à quelques jours de leur mariage. Ils attendaient une petite fille. Cet heureux événement était attendu avec enthousiasme. Tout avait été prévu, sauf la tempête qui s’est abattue sur eux cette nuit torrentueuse. Une panique glaçante se dessinait sur le visage médusé d’Hélène. Que se passait-il ? Christophe roulait comme un forcené, faisant fi du brouillard et des gouttes de pluie qui se crachaient sur le parebrise comme des cailloux. Un véhicule noir arriva à vive allure derrière eux et elle comprit pourquoi il s’était précipité pour lui demander de faire ses valises au beau milieu de la nuit. Ils allaient foutre le camp et penaude, elle s’était contentée de le suivre. Un homme du côté passager sortit une arme à feu et se mit à leur tirer dessus. Son fiancé ; Christophe ; se prit une balle dans le bras, puis une autre dans son pneu. Hélène, horrifiée, n’arrêtait pas de crier, réclamant des explications à la tragédie qui se déroulait sous ses yeux comme un film tragique dont elle était la téléspectatrice. Il perdit le contrôle du véhicule qui sortit brutalement de la route. Le véhicule fit plusieurs tonneaux, il tourbillonna dans les airs avant de se perdre dans le chaos boueux. Une giclée de sang recouvrit le parebrise et ce fut le trou noir. Les gouttes de pluie martelaient la terre vaseuse dans un tumulte effroyable. À son réveil, ses premières pensées furent pour son bébé. Elle avait été secouée dans tous les sens. Elle nageait dans un bain de sang, le véhicule était enfumé et recouvert de flammes déchaînées qui jaillissaient dans toutes les directions au gré du vent intensif. Christophe n’était plus là, il s’était enfui, la laissant pour morte, seule dans la nuée toxique et les flammes impétueuses. Elle essaya faiblement de sortir du phaéton quand elle fit face aux énormes jambes de cet inconnu, leur agresseur. Par un réflexe désespéré, elle leva les yeux vers le ciel. Il était vêtu d’une paire de lunettes de soleil noire, d’un fringant costume sur mesure. Il retira la cigarette de sa bouche et lui adressa un sourire assassin.

Les éclairs déchiraient le ciel, la pluie dégoulinait sur le parebrise, lui éclaboussait les yeux comme de l’écume de mer. Elle vit cet homme brandir son arme à feu dans sa direction. Elle resta allongée, raide comme un piquet, dans un état de terreur paroxystique. Face à cette arme, tous ses sens furent en surrégime, alors que l’adrénaline parcourait tout son corps. Les battements de son cœur, comme sa respiration, étaient irréguliers. La panique l’oppressait. Il marmonna quelques mots qu’elle eut de la peine à entendre « Où est-elle ? » et tira trois balles dans son ventre bulbeux. Les instants qui suivirent furent ceux de ses derniers gémissements. Elle était à l’agonie. Sa considérable perte de sang lui volait son énergie. La douleur dans son ventre l’empêchait de donner la moindre puissance pour s’en aller. Elle se laissa retomber mollement au sol, grelottant de froid, terrassée par sa vie qui défilait sous ses yeux. Elle était seule, face à son destin, une mort certaine, près d’un véhicule ensanglanté. Au bout d’un moment, cette tentative de survie éperdue prit fin et elle ferma les yeux… Ce fut le trou noir.

Face à la fenêtre, elle se remémora douloureusement cette matinée maussade dans son lit d’hôpital, lorsqu’elle apprit avec horreur qu’elle avait perdu son bébé. Instinctivement, elle porta sa main à son ventre. Elle ne ressentait plus la moindre vie battre en elle. Elle voulait hurler toute sa tristesse, sa colère. Au lieu de ça, elle réussit juste à dire dans un souffle ; d’une façon à peine audible : « Ma chérie… Ma chérie… Clarence ». Ofemu Clarence était le nom que tous deux avaient choisi pour elle. Sa fille était morte, assassinée. Elle était à quelques mois de l’accouchement prévu. Elle se mit à pleurer sans s’en rendre compte, sous les regards bouleversés des infirmières et de son médecin. Elle fut prise d’un soudain vertige et de nausées.

Sa fille avait péri dans son ventre mais ce fut le seul souvenir qui lui restait de cette nuit.

« Hélène ? Hélène… » répéta Boris, doucement.

Elle eut un léger sursaut de surprise et secoua fugacement la tête.

— Tu n’es pas avec moi, on dirait. Tu me sembles ailleurs.

Ses yeux se promenèrent dans toute la pièce. Son visage adopta un air ébaubi, comme si elle était surprise de se retrouver au Zion Thai, l’un des restaurants les plus luxueux de la ville à Mission Street, devant des coupes de champagne et des bougies parfumées. Elle dévisagea son plat de Waakye, un plat épicé ghanéen, pendant un long moment, s’éclaircit ensuite la gorge avant de répondre :

— Excuse-moi, j’ai besoin de prendre l’air un instant, si tu n’y vois aucun inconvénient.

Il adopta une mine de lassitude et essuya délicatement sa bouche à l’aide d’un mouchoir. Constatant son déchirement, il posa sa main sur la sienne et trempa son regard dans ses yeux bruns :

— Pourquoi n’essayes-tu pas d’oublier un instant cette histoire et ne me laisses-tu pas t’aider à guérir tes blessures ? J’ai conscience que ta souffrance est monumentale, quasi insurmontable, tu as perdu ton bébé et crois-moi, ça je peux le comprendre. Mais tu sembles t’accrocher à cette déchirure qui te terrasse. Je t’ai invitée ce soir pour que nous passions une belle soirée. Je t’en prie Hélène… Essaye d’oublier.

Elle retira dans un geste brusque sa main de la sienne et le dévisagea avec écœurement. Son regard durcit et les traits de son visage se froissèrent :

— Que j’oublie ? Tu me demandes d’oublier que j’ai perdu ma fille ? Tu me demandes d’oublier qu’un homme en qui j’avais totalement confiance m’a abandonnée dans un véhicule ensanglanté aux barriques de la mort ? Ou tu me demandes de faire comme si je n’ai pas reçu trois balles dans mon corps à quelques jours de mon mariage ? Dis-moi, c’est aussi facile pour toi d’oublier cette succession d’événements traumatisants ? Je voudrais que tu me répondes ! C’est aussi simple pour toi de tirer un trait sur un passé épineux et d’avancer comme si de rien n’était ? La part d’humanité que j’ai encore en moi saigne, je suis consumée et même si je tiens énormément à toi, c’est une torture de me réveiller chaque matin, de regarder les photos de mon échographie en me disant que cet être innocent qui n’a fait de mal à personne a péri avant même de pousser son premier cri. Alors, dis-moi, Boris… Que voudrais-tu que j’oublie ? Ou tu es de cette catégorie d’humains qui servent aux gens des sourires factices dans l’espoir de camoufler leurs afflictions de peur de faire de la peine !

Une colère inattendue s’empara d’elle et retomba sur Boris telle une foudre. Elle n’arrivait pas à réprimer la rage qui grandissait en elle, à l’idée que tout ce en quoi elle croyait se soit volatilisé sans qu’elle y soit préparée. Elle ne pouvait discréditer sa folie. Au fond, tout cela la dépassait.

— Ma chérie tu sais très bien que je te comprends… J’ai toujours été là pour toi et je le serai toujours… enfin, si tu m’en laisses l’opportunité. J’aimerais simplement que tu profites des petits instants de bonheur que nous partageons. Un plat délicieux, une balade, un moment juste tous les deux. Si je fais tout ça, c’est pour toi !

— Crois-moi, Boris, je suis reconnaissante pour tout ce que tu fais pour moi. J’aimerais te regarder et t’offrir le bonheur et tout l’amour que tu mérites. Mais tout ceci est encore frais. Je souffre Boris et j’aimerais que tu le comprennes une bonne fois pour toutes. Je vis dans une inquiétante amnésie. Je n’ai aucun souvenir des événements qui se sont déroulés ce soir-là, avant que je ne monte dans cette voiture. C’est comme être enfermé dans une salle obscure n’ayant pour seule lueur qu’un fin rayon de soleil. Tout ceci me dépasse et crois-moi, certains jours, j’espère me réveiller et revoir…

Elle marqua un arrêt brusque, comme si elle mordait les mots qui comptaient s’échapper de ses lèvres.

— Je pleure ma fille… Je pleure ma vie d’avant…

— Tu l’aimes encore ?

Les yeux d’Hélène s’arrondirent promptement et elle tourna son visage vers l’un des serveurs, le temps d’un recueillement intérieur. Les secondes s’égrainèrent tandis qu’elle demeurait prostrée, souffrant comme une damnée, et ses pensées éparpillées amplifiaient la terreur aveugle qui croissait au fond de son esprit.

— Tu vois ? reprit Boris, les yeux plongés dans sa coupe de champagne, l’air abattu. Chaque fois que je touche le point sensible, tu te braques ou tu détournes le regard. Je t’aime Hélène… Mais je refuse de payer pour les erreurs d’un autre.

— Je suis désolée si tu te sens lésé par moment… Cette histoire est difficile à vivre. Je n’ai rien d’autre à rajouter. Maintenant si tout ceci est trop affligeant pour toi, je comprendrai que tu veuilles tout arrêter.

Boris serra la mâchoire. Dans ses yeux, s’amassaient déjà quelques larmes.

— Je vais te déposer, suggéra-t-il froidement. Je constate avec un profond dégoût que tu n’es pas d’humeur à passer la soirée avec moi. À quoi bon essayer de sauver une personne du feu, alors qu’elle semble obstinée à se laisser calciner ?

Il fit un signe du doigt au serveur qui s’approcha d’eux. Il sortit de son portefeuille deux billets qu’il glissa dans le panier et ils s’en allèrent.

Dans le véhicule, l’atmosphère s’était alourdie. Un silence angoissant, très embarrassant, planait au-dessus d’eux. Ils étaient stationnés dans le parking du restaurant. Boris lacérait le volant des yeux et Hélène n’eut pas le courage de rompre le silence. En réalité, elle n’avait rien à dire.

— Tu ne sais pas à quel point je souffre, entama Boris, ivre de tristesse et de colère. Chaque jour, je me donne à fond pour te rendre heureuse, pour te faire oublier ce que tu as vécu. Je me suis juré de te redonner le sourire, mais peu importe à quel point je me bats, peu importe ce que je fais ou sacrifie, tu t’accroches obstinément à un fantôme. À croire que ce que je fais t’est complètement insignifiant. Peu importe, ce n’est jamais suffisant, jamais assez pour te rendre heureuse. Tu espères en un homme qui ne t’a apporté que des ennuis et qui ne s’est pas gêné pour te livrer à une mort certaine. Où était-il lorsque tu as été retrouvée inconsciente ? Où était-il alors qu’un inconnu braquait une arme à feu sur toi ? Dis-moi Hélène, devrais-je espérer qu’un jour nous soyons heureux tous les deux ? Devrais-je nourrir en moi l’espoir qu’un jour tu me donnes autant d’amour que tu lui en as donné ?

Elle garda le silence. Elle était adossée à son siège et regardait à travers la vitre du phaéton, les nuages défiler dans le ciel de plomb. Sur ses joues, coulaient déjà quelques larmes qu’elle souhaitait dissimuler par le silence. Boris jeta un coup d’œil dans sa direction, avant de fermer les yeux.

— La vie est parsemée d’embûches. La trahison nous laisse des cicatrices que seul le temps peut effacer, mais une chose compte et c’est ce que tu veux réellement. Peu importe, que cela mette des semaines, des mois ou des années. Qu’importe le temps que ça te prendra, je saurai t’attendre, parce que je t’aime. Je tiens à toi plus que tout. Je suis prêt à batailler comme un guerrier pour t’arracher un sourire, même si cela venait à être la dernière chose que je ferais. Je n’arrive pas à imaginer une vie sans toi et c’est la peur de te perdre qui me torture chaque matin.

Dans un silence peu meublé, elle tourna son visage vers lui et lui offrit son plus beau sourire. Elle prit sa main dans les siennes et leurs regards s’embrassèrent.

— Je te serai éternellement reconnaissante pour tout ce que tu as fait pour moi. Tu mérites aussi de connaître le bonheur. Tu ne peux pas savoir à quel point je m’en veux de te faire souffrir. Mais c’est plus fort que moi. Malheureusement, loin de la magie des romans d’amour que j’ai eu l’habitude de lire, des classiques et des contes de fées, on ne tourne pas le dos aussi facilement à celui qu’on a aimé, à moins de ne l’avoir jamais vraiment aimé. Tu as raison, je pense encore à lui et même si quelque part en moi loge le brin d’amour que j’ai ressenti chaque fois qu’il était à mes côtés, il n’en demeure plus que haine et déception. Tu peux et tu dois me faire confiance quand je te dis que c’est avec toi que je voudrais cheminer désormais. Ce qui me liait à Christophe n’est plus à présent et ce lien était notre fille. Après des mois de deuil, de questionnements iconoclastes, de rééducation, de thérapie psychiatrique et de larmes, je suis enfin prête à me donner corps et âme à un autre et c’est toi que mon cœur a choisi.

Il s’approcha doucement d’elle et lui offrit un baiser qu’elle ne lui rendit pas avec la même passion enivrante. Il démarra son véhicule et s’engagea sur la route. Comme un signe de reconnaissance, Hélène tourna son visage vers lui et un fin sourire se dessina sur ses lèvres. Un sourire de gratitude et de satisfaction. Elle avait beaucoup de chance de l’avoir dans sa vie et elle en était consciente. Elle n’était pas encore parvenue à tourner la page sur son passé sulfureux avec celui qui avait changé sa vie, mais elle espérait néanmoins que l’amour et l’affection que lui apportait Boris, soient assez puissants pour rallumer en elle, la flamme qu’elle pensait éteinte à jamais.

Related chapters

Latest chapter

DMCA.com Protection Status