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CHAPITRE 1

Chapitre I

Six mois après le tragique accident

Dans un cœur troublé par le souvenir, il n’y a pas de place pour l’espérance.

Alfred Musset

Autour d’elle, tout était si calme, si paisible. Le soleil était retombé sur la ville d’Accra avec une douceur inhabituelle. La plage était déserte et seul le doux murmure des vagues s’écrasant sur les rochers venait rompre le silence solennel qui l’entourait. Le soleil couchant dans le ciel azur se reflétait sur la mer, formant une aquarelle de couleurs luminescentes. Hélène prit une longue inspiration et emplit ses poumons de cet air marin qu’elle aimait tant.

Elle errait sur la plage, songeuse. Elle avait ramené ses cheveux crépus en un chignon désordonné d’où s’échappaient quelques mèches rebelles et ses grands yeux marron cernés trahissaient la fatigue accumulée après plusieurs nuits d’insomnie. Sa vie était devenue un vaste champ de ruine, un territoire décimé par la douleur. Elle était devenue une sorte d’État insulaire déchiré par la guerre où rien ne pousse et où l’horizon est désolé. Elle n’était pas parvenue à l’oublier, ce passé nébuleux qui coulait dans ses veines et hantait désormais chaque instant de sa vie. Un soudain étourdissement la plongea dans une folie vertigineuse. Les palmiers et des oiseaux semblaient graviter autour d’elle. Plus rien. Juste la douleur. Dans un faible frissonnement, elle fut traversée par les balayures de son passé. Elle découvrait avec beaucoup de tristesse qu’elle n’était pas capable de tourner la page sur son histoire, sur lui, sur eux et sur cet accident qui lui a arraché ce à quoi elle tenait plus que tout. Il restait son châtiment. Son pire châtiment. Son cœur s’assombrit à nouveau et son âme se lamenta. Sentant ses larmes remonter hâtivement à la surface, elle leva les yeux vers le ciel pour ralentir leur empressement. Elle se sentait abîmée par les bribes de leur histoire. Qu’aurait-elle pu faire ? Quoi qu’il en soit, leur histoire n’était plus qu’un vaste champ de ruine en pleine désolation et elle n’avait plus d’autre choix que de l’oublier.

Du sang, des flammes, des gouttes de pluie. Voilà ce qu’elle voyait lorsqu’elle repensait à ce fameux accident. C’était comme si tous ses souvenirs avaient été effacés en salle d’opération. Pourtant, rien de tel ne lui était encore jamais arrivé. Pourquoi était-elle incapable de se remémorer cette nuit-là ? Un mystère ! Voilà ce qu’était devenue sa vie depuis qu’elle s’était réveillée dans ce lit d’hôpital. Une muraille de secrets et de mensonges s’était formée autour d’elle.

À qui pouvait-elle encore accorder sa confiance à présent, quand celui à qui elle avait tout donné, en qui elle croyait, celui à qui elle avait offert le meilleur d’elle-même, l’avait lâchement abandonnée aux barriques de la mort ?

Au bout de la plage était plantée une petite croix blanche autour de laquelle on avait déposé des bouquets de fleurs, des photos, des poèmes. Un hommage à une personne décédée ou disparue. Elle fut touchée par ces attentions. Il n’y avait aucun nom, mais la personne concernée avait tant de chance qu’autant de gens aient eu une pensée à son égard. Elle se demanda si ses proches auraient fait pareillement si elle avait péri dans cet accident. Néanmoins, une douleur abrupte louvoya dans ses veines à la pensée que la vie en elle n’était plus. Une douleur si profonde qu’on aurait dit que quelque chose d’insidieux, un fluide sinistre tenaillait son estomac puis se répandait dans tous ses organes, remplaçait peu à peu son sang, produisait des vagues houleuses dans chaque battement de cœur, faisant frissonner sa moelle. Ce fluide prenait forme ensuite, la forme d’un serpent qui se serait enroulé autour de son ventre, la comprimant sans pitié, emprisonnant tout son corps, remontant lentement jusqu’à son oreille pour lui siffler ces mots perfides : « Il t’a laissée tomber et ton bébé a perdu la vie. »

Cette phrase avait résonné des minutes, des jours, puis des mois durant, se gravant dans le marbre de sa conscience pour devenir une effroyable vérité à laquelle elle ne pouvait qu’acquiescer.

Il n’y a rien de pire que de tomber dans l’oubli, et perdre la personne qui nous est le plus chère.

— Tu veux qu’on rentre, chérie ? Il commence à faire un temps maussade, en plus on a besoin de moi à l’hôpital.

Elle se tourna lentement vers cette voix rassurante. Boris, son compagnon, se tenait derrière elle. Ce jeune médecin partageait sa vie depuis quelques mois. Toujours prévenant, il avait su être là pour elle à un moment où elle avait plus que jamais besoin de se reposer sur une épaule solide.

— Oui, répondit-elle, en souriant. Ce froid mordant commence à me glacer le sang et la peau.

Il la prit dans ses bras et tous deux partagèrent un langoureux baiser.

— Je passerais volontiers toutes mes journées dans tes bras s’il le fallait, reprit-elle, en plongeant ses iris luisants dans les siens, les mains baladeuses, parcourant sa poitrine musclée.

— Et moi, je resterais là si je le pouvais. Tu es tellement belle. Je sais que tu n’as plus envie d’en parler mais…

— Non, l’interrompit-elle brusquement. Si, c’est à propos de l’accident, je préfère écourter cette conversation.

— Mais pourquoi ? demanda-t-il avec consternation. Tu sais très bien que viendra un jour où il faudra percer l’abcès. Je ne sais rien de ce qui s’est passé, mais tu sembles en souffrir de jour en jour et je ne peux qu’être inquiet. Je ne resterai pas gentiment assis là, à te regarder t’autodétruire sans agir !

Elle le lâcha et croisa ses bras, dans une fine lueur de colère, en regardant de l’autre côté de la plage. Il prit son menton entre ses doigts et orienta doucement son visage vers lui.

— Hé ! Regarde-moi. Tu sais très bien que tôt ou tard, il faudra affronter ton passé. On ne lutte pas avec ça. Je suis là et je te protégerai toujours. Seulement, tu dois me faire confiance maintenant. Hé ! Bébé ! Je ne souhaite rien d’autre que ton bonheur. Je n’ai pas idée de la bataille intérieure que tu mènes quotidiennement pour retrouver un peu de paix… Mais ce dont je suis sûr, c’est que tu n’es pas seule. Je suis avec toi et je compte bien ne jamais te laisser tomber.

Il la contemplait et elle crut un instant voir une lumière aveuglante, un ange dépourvu de ses ailes, doté d’une beauté étourdissante, quasi bouleversante. Elle sourit et se blottit langoureusement sous ses muscles. Elle se sentit protégée sous l’étreinte des bras forts qui l’entouraient. Elle aimait se sentir cajolée, rassurée. C’était d’autant plus nécessaire depuis l’accident.

— J’en suis consciente, Boris. Mais vois-tu, ce souvenir est douloureux. J’aimerais m’en défaire mais il est ancré en moi. Il me suit nuit et jour. Certains souvenirs de cet accident me reviennent par vague mais rien de précis. Tout est flou. Et cette amnésie est un supplice pour mes neurones.

Face à son indubitable affliction, il ne put réprimer l’envie de l’étreindre avec plus de hardiesse. Il caressa ses cheveux crépus et soupira profondément. Elle se laissa aller, satisfaite de ce qu’il lui apportait dans sa nouvelle vie.

— Tu verras, au fil du temps, tous tes souvenirs te reviendront progressivement. Vide-toi l’esprit et essaye de te détendre. En sortant de l’hôpital, ma collègue a dit qu’il te faudrait du repos et beaucoup de détente. Je m’en charge, murmura-t-il avant d’éclater un baiser sur son front.

Les gouttes de pluie frappent violemment les vitres du véhicule. Elle tremble, pleure. Son cœur palpite hardiment. Elle aimerait hurler « aux secours », mais sait qu’elle est condamnée. Personne ne viendra la secourir. Elle vient de recevoir trois balles en plein abdomen et son sang s’échappe de son corps. Elle sent les brûlures compactes des balles torturer sa chair. Misère ! Elle va y rester. Elle va laisser sa vie lui échapper dans ce véhicule à deux doigts d’exploser. Les gouttes de pluie lui tombent sur le visage. Dans ses yeux, plus d’espoir. Ses côtes brisées dansent dans son torse, tandis que son bras droit semble avoir été pressé dans un étau, mais elle serre les dents jusqu’à en sentir le goût du sang lui remplir la bouche. Elle veut se battre, elle veut survivre. Elle est un être humain, et si un humain n’a qu’un seul objectif, qu’un seul but, qu’une seule raison de vivre, c’est justement de ne pas mourir. Voilà pourquoi elle ne tient pas à fermer les yeux. Elle ne tient pas à abandonner sa vie ici, pas encore, pas sans avoir affronté le destin fataliste qui s’est refermé sur elle au moment où elle est entrée dans ce véhicule. Alors que le sang gicle, la pluie s’accroît. Un orage est passé, un autre ne fait que commencer : l’orage de sa vie.

En sortant de son réveil, elle ressentit une sorte de panique menaçante et froide qui se répandait dans ses veines comme des cristaux de glace. Elle se réveilla en sursaut, trempée de sueur, la gorge sèche et tendue. Elle fut incapable d’articuler un mot. Sa peau aussi brûlante qu’un brasier, elle sentit un battement dans sa tête comme une lourde porte qui se refermait incessamment. Ses jambes étaient douloureuses et engourdies. La peur la saisit comme une main à la gorge. Elle jeta un coup d’œil à son réveil. Il était quatre heures huit minutes. L’espace d’un instant, elle ressentit une impression vertigineuse. Les rues d’Accra étaient plongées dans les ténèbres. La pluie, non contente d’avoir détrempé la ville toute la nuit, battait plus fort. Essayant de retrouver ses esprits, elle se redressa lentement, restant un instant sur le rebord du lit. Elle se leva, enfila son peignoir et se traîna jusqu’à la cuisine. Elle se trouva suffisamment en forme pour appuyer sur le bouton de la cafetière et se délecta en regardant couler lentement le précieux breuvage. Ce processus lui permettait de rester occupée pendant cette période où sa volonté était assez faible. Elle prit son café et se dirigea vers la fenêtre. Le temps était exécrable. Elle soupira vivement, le cœur alourdi par le chagrin, pour tenter de soulager le tiraillement comburant qui lui lacérait le bas-ventre.

Elle caressa son ventre, puis ferma les yeux, harassée par la douleur. Quelques larmes glissèrent le long de ses joues. C’était encore plus déchirant que ce qu’elle aurait imaginé. Perdre un enfant est une épreuve douloureuse. Mais vivre avec le sentiment qu’on vous l’a volé injustement, c’est encore plus affligeant.

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