ÉliasTrois ans plus tard : Un dimanche d’automneMaison en bordure de villeLe vent s’insinue doucement par la porte-fenêtre entrouverte. Il porte cette odeur d’automne que j’aime tant : l’humus humide, les feuilles craquantes, un soupçon de fumée dans l’air. Un parfum de fin de cycle, mais aussi de recommencement. Le feu crépite doucement dans la cheminée, ses flammes dansant sur les braises comme si elles chuchotaient à voix basse des secrets qu’il ne fallait pas réveiller.Il fait bon. Une chaleur ancienne, douce, enveloppante. Celle d’un lieu habité. D’un foyer.Le parquet grince légèrement sous mes pas, comme s’il reconnaissait ma démarche. J’avance lentement, presque à reculons dans le temps, traversant les souvenirs déposés ici comme des empreintes invisibles. Le salon est un petit champ de bataille de jouets : des cubes empilés, un camion de pompier renversé, une girafe au cou tordu, des peluches affalées sur le tapis comme des soldats en repos. Un petit gilet tricoté traîne
ÉliasChez elle – 02h11Je ne dors pas.Roxane est blottie contre moi, la tête posée sur ma clavicule, son souffle chaud balayant ma peau à intervalles réguliers. Elle dort profondément, et pourtant… elle m’habite tout entier. Comme un écho. Comme un souvenir vivant.Ses jambes sont entremêlées aux miennes. Sa main repose sur mon ventre, juste là, là où mon cœur bat plus fort depuis quelques jours. Depuis que j’ai décidé de rester.C’est un geste simple. Mais pour moi, c’est un serment.Un battement contre mon flanc. Le sien.Et, plus bas, invisible, ce battement plus petit. Plus rapide.Celui de notre enfant.Je ferme les yeux. Pas pour m’endormir. Pour ressentir.Pour me rappeler ce que j’ai failli perdre.Ce que j’ai ignoré trop longtemps.Son odeur flotte autour de moi : celle de sa peau, de son shampoing au romarin, de la lessive douce qu’elle utilise depuis toujours. C’est un parfum de foyer. De racines.Et c’est ça qui me bouleverse le plus : je n’ai jamais eu de maison avant e
RoxaneRestaurant discret, près du parc 12h03Le bol entre mes mains fume encore, parfumé d’herbes douces, de carottes fondantes, d’un soupçon de coriandre fraîche. Il y a quelque chose d’enfantin dans cette soupe chaude, quelque chose qui réconcilie le corps avec l’âme. Un goût de répit, de retour à soi.Je n’ai pas vraiment faim. Mais je bois par petites gorgées, comme on boirait une promesse. Un peu de chaleur. Un peu d’ancrage.En face, Élias remue machinalement sa cuillère dans la sienne, sans jamais porter la soupe à ses lèvres. Le mouvement est répétitif, presque méditatif. Il regarde la surface trouble du bouillon comme on fixe un souvenir flou.Pourtant, il est là. Vraiment là.Pas dans ses mots, pas dans un effort visible. Juste dans sa présence. Cette façon qu’il a de rester, même sans comprendre, même sans parler.Il ne cherche pas mes yeux. Il ne me scrute pas, ne tente pas de lire ce que je ressens. Et c’est peut-être ce qui me bouleverse le plus.Je baisse les yeux vers
ÉliasHôpital public – 10h16La salle d’attente est froide, presque aseptisée.Le carrelage gris reflète la lumière crue des néons, qui rendent l’atmosphère encore plus blanche, presque clinique.Une odeur persistante de désinfectant, mêlée à celle du café brûlé, envahit l’air et m’agresse les narines.Autour de nous, quelques femmes attendent. Certaines sont silencieuses, le regard dans le vide, d’autres affichent un sourire nerveux, tandis que certaines paraissent fatiguées, déjà portées par l’espoir ou par la peur.Je suis assis près de Roxane. Nos épaules restent séparées, comme si nous voulions préserver la fragile distance entre nous, sans rompre l’équilibre ténu de ce moment suspendu.Elle garde les mains serrées dans son manteau, les doigts entrelacés, posés sur ses genoux.Son regard se perd vers le mur.Un mur couvert d’affiches colorées vantant les joies de la maternité, avec des bébés rieurs, des fleurs, des sourires apaisants.Mais pour elle, cela ressemble à une promesse
ÉliasLendemain Je suis resté dehors une bonne partie de la nuit.À marcher sans direction. À fuir sans vraiment partir.J’ai traversé des rues que je connaissais par cœur et d’autres que j’avais oubliées.J’ai regardé les volets clos, les chats errants, les lampadaires qui clignotent.J’ai croisé des visages fatigués, comme le mien, et des silences pires que les cris.Et puis, sans l’avoir décidé, sans même m’en rendre compte, mes pas m’ont ramené ici.Chez elle.Chez eux, maintenant.Le quartier est encore plus silencieux qu’hier.La ville n’est pas encore éveillée, ou peut-être se recroqueville-t-elle, elle aussi, dans une gueule de bois émotionnelle.Je monte les marches. Une à une.Chacune est lourde comme un souvenir.Je m’arrête devant sa porte. Elle est entrouverte.Un détail simple. Mais qui me bouleverse.Parce qu’elle m’attendait.Parce qu’elle me laisse encore une place.Je frappe doucement.Le bois tremble sous mes phalanges.Pas elle.— Entre, murmure une voix.Elle est
ÉliasJ’ai laissé Alma partir.Je l’ai regardée franchir la porte sans bouger.Sans un mot.Sans un geste.Je n’ai même pas tendu la main.J’ai entendu ses pas descendre l’escalier, le grincement familier du palier, le loquet de la porte d’en bas.Puis plus rien.Juste le silence.Celui que je mérite.C’est étrange comme une absence peut devenir une présence oppressante.Alma n’était plus là, et pourtant, tout portait son empreinte.L’oreiller creusé à côté du mien. Sa tasse encore humide. Son marque-page abandonné sur le fauteuil.Ses silences… plus lourds que ses mots.Je me suis levé sans réfléchir.Pas pour la rattraper.Non.Je n’en avais pas le courage.Je ne voulais pas mentir.Je me suis contenté de boire le fond de mon café. Froid, amer. Comme tout ce que je suis devenu.Puis j’ai attrapé mes clés.Et je suis allé là où j’aurais dû aller bien plus tôt.Là où le passé ne me laisse plus le choix.Là où une autre vérité m’attend.Roxane habite à l’est de la ville.Un quartier ca