LÉA
Le balai racle le sol pour la dernière fois de la nuit.
Les miettes s’accrochent aux poils comme si elles refusaient de partir. Comme moi, incapable de lâcher ce jour, incapable d’affronter ce qui m’attend dehors.
Je traîne. Chaque geste est vide, automatique. Un bras qui bouge, un pied qui glisse, un soupir qui s’échappe. Le corps avance, mais la tête, elle, est restée là-haut, dans la chambre 412. Là où le temps ne fait que ralentir.
Je range le balai. Je ferme la caisse. Je vérifie les loquets, deux fois. Puis une troisième.
Je sais ce que j’essaie de faire.
Gagner du temps.
Parce que je sais qu’il est là.
Kayden Wolfe.
Il a cette manière de hanter les choses. Pas comme un fantôme non, pire. Comme une pulsation. Une présence que tu ne vois pas, mais que tu ressens sous la peau.
Depuis qu’il a mis les pieds dans mon monde, tout est devenu plus… nerveux. Plus flou. Plus vrai.
Je sors.
Et l’air de la nuit me gifle.
Le bitume est humide. Les néons vomissent une lumière pâle sur les trottoirs sales. La ville a cette odeur d’huile rance et de rêve pourri.
Et il est là.
Adossé contre sa voiture noire. Capuche rabattue. Bras croisés.
Silhouette calme. Mais regard en feu.
Il ne dit rien.
Moi non plus.
Je marche lentement vers la sortie, comme si je pouvais encore l’éviter. Mais ce n’est pas possible.
Pas quand son regard me fixe avec cette intensité. Ce mélange de tristesse et d’orage.
— Tu me suis maintenant ? je lâche, cassante.
Ma voix claque plus fort que prévu. Défense automatique.
— Je t’attendais, répond-il simplement.
— Pourquoi ? Je t’ai rien demandé.
Il hausse les épaules.
Pas d’arrogance. Juste un fait.
— Je sais.
Je serre les dents.
Je ne veux pas de douceur. Pas de ça. Pas de ce ton qui me fait douter de tout.
— Alors dégage, Kayden. J’ai un truc important. Et j’ai pas le temps pour tes jeux.
— Je t’emmène.
Il ne demande pas. Il déclare.
Je le fixe.
Mon cœur s’emballe, mais mon visage reste figé. C’est devenu une habitude.
— Où ça ? Tu sais même pas où je vais.
— Hôpital Sainte-Marguerite.
Il marque une pause.
— Chambre 412. Liam.
Un silence violent tombe entre nous.
Je sens mes doigts trembler. Je croise les bras pour les cacher.
— T’as fouillé ma vie ?
Il secoue la tête. Lentement.
— Non. C’est toi qui parles. Même quand tu crois que tu ne dis rien, tu balances tout. Avec tes silences, tes regards… tes absences. Tu crois être invisible, Léa. Mais t’es une sirène en feu.
Je déteste sa façon de me voir.
Je déteste à quel point c’est juste.
— Je ne veux pas que tu viennes. Tu comprends pas. Tu n’as rien à faire là.
— Et toi, tu veux marcher jusque là-bas ? Toute seule ? À une heure du matin ? Avec ce sac qui pue la friture et tes cernes jusqu’au menton ? T’as même pas de veste. Tu trembles déjà.
— J’ai l’habitude, je siffle.
— Et moi, j’ai pas l’habitude de laisser les gens comme toi rentrer seuls dans la nuit.
Je ris. Un son amer, presque un aboiement.
— Les gens comme moi ? Tu me connais pas.
Il s’approche. Lentement.
Ses bottes résonnent sur le trottoir comme une menace douce.
Mais sa voix, elle, est tendre. Trop tendre.
— Monte, Léa. C’est pas un piège. Je ne te kidnappe pas. Je ne veux juste pas que tu cours un danger .
Je le regarde.
Et je déteste ce qu’il provoque en moi.
De l’envie.
De l’envie de monter.
De m’effondrer.
De dire ok.
Mes jambes décident pour moi.
Je monte. Je claque la portière.
Il démarre.
Et le silence entre nous est énorme.
Pas vide. Juste… saturé. De ce qu’on ne dit pas.
Les rues défilent. Lumières floues, ombres trop longues.
Ses doigts sur le volant sont crispés. Il fait semblant d’être calme. Mais je le sens vibrer.
— Pourquoi tu fais ça ? je murmure.
Il tourne la tête.
Nos regards se croisent.
— Parce que j’en ai marre de fuir ce qui me bouscule.
Je fronce les sourcils.
— Tu veux être bousculé ?
— Par toi, ouais.
Et je détourne vite les yeux.
Je veux pas qu’il voit ce que ça allume en moi.
On arrive devant l’hôpital.
Ce bâtiment gris, immense, silencieux comme une tombe pleine de machines.
Je descends.
Il sort aussi.
Je me retourne.
— T’attends quoi, là ?
— Que tu m’acceptes.
— Kayden, là-haut, c’est un gosse qui peut crever demain. Mon petit frère. Mon tout. Tu crois que j’ai envie de mêler ta gueule d’ange et tes répliques de film à ça ?
— Je veux pas entrer dans sa chambre. Je ne veux juste… pas rester loin de toi . Je veux rester pour toi.
Il le dit sans minauder. Sans mentir.
— Tu restes en bas. Je veux pas qu’il te voie.
— Promis.
Je monte.
Et chaque marche est plus lourde que la précédente.
Je pousse la porte.
Liam est là.
Plus pâle que la lune.
Des fils partout. Sa respiration assistée par des machines trop bruyantes.
Je m’assieds.
Je lui prends la main.
Je lui parle doucement.
Je mens.
Je lui dis que ça ira.
Que je suis forte. Que je reviens vite.
Mais en moi, je m’écroule.
Je reste là. Longtemps.
À caresser ses cheveux comme maman le faisait, avant.
Puis je redescends.
Et Kayden est toujours là.
Capuche baissée. Assis sur un rebord de pierre. Une bouteille de soda à la main.
Il me voit. Il se lève.
Je m’approche.
Plus lentement que je le voudrais.
— Il dort, je dis. Comme si ça suffisait à résumer le chaos.
Il hoche la tête.
Puis il tend la bouteille vers moi.
— Bois. Ça fait pas tout passer. Mais ça aide.
Je prends la bouteille.
Et j’avale une gorgée.
Trop sucrée , bien fraîche , je me régale .
— Merci.
Je m’apprête à tourner les talons.
Mais il parle. Doucement.
— Tu as le droit de pleurer, Léa. Même les filles fortes ont des hauts et des bas .
Je ferme les yeux.
Et je sens la fissure.
Mais je ne pleure pas.
Je fais ce que je sais faire :
Je tourne les talons.
Je fuis. Encore.
— Merci… pour le trajet.
Je commence à marcher.
Mais il suit. À distance.
Et dans mon dos, sa voix glisse, comme une promesse.
— Je te laisse ce soir.
Mais je reviendrai.
Je n’ose pas me retourner.
Parce que cette fois… j’ai envie qu’il revienne.
Et ça, c’est plus dangereux que n’importe quelle maladie.
KAYDENLe soleil frappe les vitres de notre appartement, dessinant des ombres douces sur le parquet. La ville est réveillée, mais ici, à l’intérieur, le temps semble respirer. La guerre est terminée. Samantha est derrière les barreaux. La menace s’éteint comme une bougie consumée.Je regarde Léa. Ses traits sont apaisés, encore marqués par les semaines de tension, mais la peur qui l’habitait s’estompe peu à peu. Ses doigts glissent dans les miens, chauds, vivants.— On a tenu, murmurai-je. Ensemble.Elle sourit, un peu fragile, mais sincère. La reconstruction sera longue, mais le plus dur est derrière nous.LÉAJe respire profondément. Autour de moi, chaque détail me paraît plus lumineux : la chaleur du soleil, le parfum du café sur la table, la voix douce de Kayden. Le chaos médiatique, les manipulations de Samantha, les nuits blanches… tout cela s’efface comme un cauchemar dont on retrouve enfin le matin paisible.Mais il y a une présence qui rend ce moment encore plus précieux : Li
KAYDENLes pièces sont en place. Chaque document, chaque transaction, chaque témoignage , tout converge vers un constat simple : Samantha a menti sur toute la ligne. Pas de place pour l’ombre, pas de place pour le doute.— Nils, dis-je, regarde ça. Chaque paiement, chaque compte. Les flux se recoupent. Preuve irréfutable.Nils, mon bras droit, parcourt les fichiers sur l’écran. Ses yeux s’écarquillent, puis se durcissent.— C’est parfait, murmure-t-il. Elle n’a laissé aucune sortie.Je sens Léa derrière moi, serrant ma veste. Elle respire encore vite, mais je perçois enfin un soulagement qui s’immisce dans sa peur.— On publie tout, j’ordonne. Pas de demi-mesure. La vérité doit frapper, mais proprement. Chaque image, chaque relevé, chaque mail, tout doit être présenté sans faille.Le monde extérieur attend, mais nous avons l’avantage. Chaque mouvement de Samantha a été anticipé, chaque mensonge identifié, chaque boucle fermée.LÉAJe regarde les fichiers, les preuves. Mon corps est en
KAYDENL’écran éclaire ma joue comme une lame. Les titres veulent tuer. Pas de panique. Un plan. Samantha a allumé la mèche ; j’éteins en déclenchant une explosion contrôlée.Je déverrouille. Appel à Marc. Ligne sécurisée.— Trouve la faille, dis-je. Prépare une narration qui les étouffe. On n’énonce pas ; on démontre.À l’autre bout, le souffle de Marc s’accélère.— Compris. J’active la cellule. Donne-moi dix minutes.Les clics de clavier claquent dans mon oreille. La mécanique s’amorce.Une notification : piste bancaire confirmée , transaction récurrente vers compte écran.Je souris, dur. Samantha a laissé une trace.Un froissement derrière moi. Léa s’approche, fragile comme une aile mouillée. Sa main tremble dans la mienne.— Kayden…, souffle-t-elle.Je serre sa main mais mes yeux restent rivés à l’écran. La stratégie prime. Toujours.LÉATout se liquéfie. Le sol m’avale. Mon corps réagit sans moi : mains moites, gorge serrée, jambes de coton. Je tombe sur le fauteuil, étranglée pa
LÉALe silence s’installe enfin. Un silence étrange, dense, presque lourd, qui me donne l’impression d’avoir traversé une tempête pour déboucher dans un espace où l’air est encore saturé d’électricité. Les écrans, tous éteints, laissent flotter un parfum de fin de guerre — mais ce n’est qu’une impression. Les murs eux-mêmes paraissent plus pâles, comme s’ils avaient absorbé la lumière des projecteurs.Je m’allonge doucement sur le canapé, mes jambes ramenées contre moi, et pose ma tête sur les genoux de Kayden. Il n’hésite pas, il m’accueille, sa main glisse dans mes cheveux comme si ce geste avait été répété mille fois. Ses doigts se meuvent avec une lenteur calculée, presque hypnotique, comme s’il cherchait à réparer, à lisser chacune des fractures qui sillonnent mon esprit.Ses caresses me bercent. Dans ce contact, il y a une normalité trompeuse, fragile. Comme si nous étions ailleurs. Pas les visages harcelés par les caméras, pas les cibles de hashtags vénéneux. Juste deux êtres d
LÉALa nuit tombe, mais mes nerfs refusent le repos. La pièce est silencieuse, si ce n’est les bourdonnements lointains de la ville qui filtre par les vitres. Les écrans se sont éteints un à un, laissant sur les murs des reflets froids, comme des braises qui meurent sans vraiment disparaître. Ce n’est pas la paix. C’est une accalmie qui ressemble trop à une attente.Mes tempes battent encore, douloureusement, au rythme des flashs et des cris qui m’ont poursuivie toute la journée. Chaque question hurlée par les journalistes résonne encore dans ma tête, comme si la salle entière n’avait pas quitté mes oreilles. Je sens les muscles de ma nuque tendus à l’extrême, comme si je portais encore sur mes épaules le poids de tous ces regards accusateurs.Kayden marche de long en large, silhouette sombre, téléphone à la main. Sa voix grave roule comme un orage étouffé quand il parle à ses conseillers à voix basse. Même quand je ne comprends pas ses mots, j’entends la tension dans chacun d’eux. Il
KAYDENLe soleil décline, mais l’ombre de la tempête médiatique persiste. Chaque flux d’information est un fil tendu, chaque notification un rappel que la bataille n’est pas terminée. Les chaînes analysent, décortiquent, confrontent. Mais cette fois, nous avons l’avantage.— Préparez la mise à jour, murmure mon conseiller. Les journalistes demandent des précisions.Je dicte chaque mot avec précision chirurgicale, anticipant les angles, neutralisant les interprétations biaisées. Mon téléphone vibre sans cesse, mais je ne décroche pas. Ma concentration est totale : protéger Léa, affirmer la vérité, écraser la manipulation.Je remarque Léa derrière le rideau, ses yeux fixant l’écran comme si sa vie en dépendait. Sa main se glisse dans la mienne, et je sens sa tension, sa peur. Mon pouce effleure ses doigts, un geste minuscule, mais chargé de promesse : tu n’es pas seule.— Bientôt, murmuré-je, tout sera clair. La vérité a toujours le dernier mot.Je parcours les flux d’images en direct.