Le vent de l’est s’était levé avant l’aube, portant dans son souffle les odeurs sèches des plaines oubliées. Il charrait des grains de sable, des fragments de feuilles, et un parfum d’argile chauffée. À Goumbé, ce souffle n’annonçait pas de tempête.Il annonçait une visite.Sama se tenait près du cercle inachevé lorsqu’elle vit apparaître les premières silhouettes. Hautes, élancées, enveloppées dans de longues étoffes grises, presque translucides. Leurs pas ne laissaient pas de trace, ou si peu que le vent les effaçait aussitôt.Ils étaient une dizaine.Pas plus.Ils marchaient en silence, en parfaite harmonie, comme une onde.Ils s’arrêtèrent à bonne distance du cercle, sans s’en approcher, sans le regarder directement. Puis l’un d’eux s’avança.C’était une femme âgée, mais droite comme un tronc ancien. Son visage était nu, sans peinture, sans bijou, sans expression figée. Ses yeux brillaient d’une étrange douceur.— Nous venons de nulle part, dit-elle d’une voix calme. Et nous irons
La nuit avait été douce. Le ciel, criblé d’étoiles, semblait respirer lentement au-dessus de Goumbé. Le vent, léger, passait entre les cases, soulevant parfois une feuille, un coin de tissu, ou une pensée errante. Tout dormait. Ou presque.Dans la case de Djenaba, quelque chose commençait.Une douleur profonde.Un cri retenu.Et une lumière chaude dans les yeux.L’enfant venait.Et Djenaba, jeune tisseuse de feu et petite-fille d’un griot oublié, ne luttait pas. Elle accueillait. Entourée de trois femmes du village, elle transpirait, haletait, pleurait parfois, mais ses mains restaient posées sur son ventre avec une tendresse calme. Comme si elle savait que ce qui naissait n’était pas qu’un enfant.Mais une croisée.Il fallut toute la nuit.Et ce n’est qu’au moment exact où le premier rayon du soleil toucha la pierre du cercle inachevé que le cri retentit.Clair.Long.Ni plainte ni victoire.Juste un cri… plein.Sama le sentit avant même que la nouvelle arrive.Elle était déjà debout
Il n’avait pas encore deux ans.Et pourtant, Lamine marchait déjà droit, sans vaciller, les pieds nus comme enracinés dans la terre. Il ne parlait toujours pas. Mais chacun de ses regards semblait être une question.Ou un rappel.Il ne posait pas de questions. Il faisait surgir les réponses.Sama avait l’habitude de venir le voir au matin. Non pour le guider, ni pour lui enseigner. Elle s’asseyait simplement à côté de lui, et le laissait la fixer. Il n’y avait jamais de gêne dans ces échanges muets.Juste une lente désintégration des barrières.Un jour, alors qu’elle traçait un cercle dans la poussière, Lamine l’arrêta d’un doigt.Puis il en dessina un autre. Mais incomplet. Ouvert.Pas par maladresse.Par choix.Sama comprit : il lui rappelait que ce qui est ouvert est vivant. Ce qui se ferme, meurt.Elle ne lui demanda rien. Mais elle ne termina pas son cercle.Et ce soir-là, elle rêva d’un souvenir qu’elle n’avait jamais vécu.Un chant.Dans une langue qu’elle ne connaissait pas.M
Les pluies étaient revenues plus tôt cette saison-là.À Goumbé, les gouttes martelaient les toits de chaume avec une douceur obstinée. Elles lavaient les chemins, les murs, les souvenirs suspendus aux arbres. Elles portaient un parfum d’argile mouillée, de feuilles écrasées, de renaissances à venir.Mais cette pluie-là n’était pas un soulagement pour tout le monde.Car elle arrivait en même temps qu’eux.Un petit groupe d’hommes et de femmes, venus du plateau de Kérouane, traversa la plaine détrempée et arriva au village au lever du jour. Ils portaient des habits sobres, identiques, une teinte brun foncé, et autour de leurs bras, une lanière nouée trois fois.Ils ne saluèrent personne.Leur chef, un homme d’âge mur nommé Siran, demanda immédiatement à parler à "celle qui veille sur le cercle inachevé".Sama, prévenue, sortit sous la pluie. Elle portait un pagne bleu nuit, simple, trempé jusqu’aux chevilles. Son visage était calme.— Que puis-je pour vous ? demanda-t-elle.Siran ne rép
Le matin s’était levé dans une lumière trouble.Pas d’orage.Pas de vent.Mais un ciel opaque, ni bleu ni gris, tendu comme une peau entre les branches.À Goumbé, l’air semblait plus lourd que d’habitude. Les chants des oiseaux étaient absents. Même les enfants, d’ordinaire bruyants dès l’aube, parlaient à voix basse.Dans la case centrale, Sama tournait lentement autour d’un motif tracé à la craie sur le sol : une spirale ouverte, marquée d’un petit cercle vide au centre. C’était un ancien signe de dérèglement. Elle ne l’avait pas vu depuis longtemps.Zeyra entra, le visage fermé.— Tu as vu ce qu’ils ont fait, murmura-t-elle.Sama releva les yeux.— Qui ?— Certains jeunes du village. Cette nuit, ils ont tenté de couvrir les pierres du cercle inachevé avec des pagnes. Comme pour le refermer. L’effacer.Le silence se fit.Sama s’agenouilla devant le motif au sol.— Ils ont peur.— Ils disaient que les anciens ne dorment plus. Que des voix se font entendre la nuit. Que les objets boug
C’était un terrain en pente douce, au bord du petit marigot de Goumbé, là où les femmes venaient laver les nattes anciennes ou les vêtements d’enfants. La terre y était souple, légèrement sableuse, imprégnée d’humidité et de feuilles mortes. Rien n’y poussait vraiment, sauf un petit figuier solitaire dont les racines semblaient sortir du sol pour enlacer la lumière.— Ce sera ici, dit Aïcha.Zeyra hocha la tête.— Ce n’est ni trop visible, ni trop reculé. Un endroit… pour se suspendre.Elles ne tracèrent pas de cercle.Pas encore.Elles posèrent d’abord une natte tissée à la main. Ancienne. Abîmée par les années. Un tissu que personne n’osait plus utiliser mais que personne n’avait voulu jeter.— C’est parfait, dit Sama. Ce cercle ne sera pas tracé à la craie ni à la pierre. Il sera fait de ce qu’on garde sans savoir pourquoi.Et c’est ainsi que naquit le Cercle de Traversée.Ni imposant ni mystique.Pas un sanctuaire.Un lieu d’essai. Un espace entre l’accueil et le cri. Entre l’aveu
Depuis plusieurs nuits, Lamine dormait moins.Ce n’était pas l’agitation des rêves qui le tenait éveillé, ni la peur, ni l’écho des voix lointaines.C’était quelque chose d’extérieur.Un souffle.Un battement.Pas dans sa poitrine.Pas dans la terre.Mais dans l’air. Tout autour.Un vent sans direction, qui ne venait ni de l’est ni de l’ouest. Un vent sans origine. Il ne portait pas d’odeur. Il ne secouait pas les arbres. Mais il parlait. En silence.Et Lamine l’entendait.Chaque soir un peu plus fort.Chaque nuit un peu plus clair.Viens.Pas un ordre.Un appel doux.Au matin, il s’approcha de sa mère. Djenaba le regarda, comme elle l’avait toujours fait : sans crainte, sans attente, avec cette infinie tendresse qui ne cherche pas à retenir.Il tendit la main.Et posa un galet blanc dans sa paume.— Tu pars ? demanda-t-elle doucement.Il ne répondit pas.Mais elle comprit.Elle se pencha, l’embrassa sur le front, et murmura :— Je te retrouverai. Où que tu sois.Puis elle referma ses
Il avançait depuis des jours.Le vent avait changé de texture. Il n’était plus cette caresse invisible qui le portait. Il était devenu plus lourd, plus chaud, chargé de murmures indéchiffrables. Comme si le monde parlait dans une langue que seuls les arbres comprenaient.Lamine ne ralentit pas.Il suivait une chose plus profonde que la direction.Une fréquence.Chaque pas s’accordait à un battement plus ancien que lui.Et lorsque le ciel vira au cuivre et que le sol se couvrit de racines entrelacées, il sut.
Ils avaient quitté la forêt au petit matin.Le soleil filtrait à travers un ciel de nuages éclatés, comme des morceaux de rêves qui tardaient à s'effacer.Le sol sous leurs pieds était doux.Souple.Recouvert d’une herbe fine et dorée qui semblait chuchoter à chaque pas.Ils marchaient sans urgence.Comme si le temps, désormais, n'était plus une menace.Seulement une respiration.Un battement de cœur.Un rythme doux dans lequel ils s’accordaient sans y penser.Très vite, ils ressentirent une présence.Pas lourde.Pas imposante.Une présence ancienne.Stable.Comme un rocher silencieux dans le courant d'une rivière.Ils avancèrent, attentifs.Et ils le virent.Assis au centre d'une clairière minuscule.Un vieil homme.Tout simplement là.Comme s'il avait toujours été là.Comme s'il avait attendu leur venue depuis toujours.Il était petit.Courbé.Sa peau était sillonnée de rides profondes, comme les strates d’un tronc séculaire.Ses yeux brillaient d’une lumière douce, ni moqueuse, ni
Le chemin de verre s’effaça doucement derrière eux, comme un rêve rendu à la mer.Devant eux, la terre devint plus sombre.Plus riche.Chaque pas soulevait une odeur d’humus, de racines profondes, de souvenirs anciens.Le vent avait changé de voix.Il ne portait plus seulement des chants.Il murmurait.Bas.Continu.Comme un chœur discret, né du sol même.Ils avancèrent, le cœur lent, les yeux grands ouverts.Ils savaient.Ils sentaient.Ils étaient entrés dans la Forêt des Mémoires.Les arbres étaient immenses.Leurs troncs larges comme des murailles.Leurs branches tissées en voûtes naturelles.Chaque feuille semblait porter une lumière intérieure.Un éclat discret.Pas éclatant.Pas aveuglant.Chaleureux.Ils marchaient, fascinés.Les troncs, les branches, les racines semblaient vibrer doucement sous leurs pas.Et sur chaque tronc… des traces.Des empreintes.Des signes.Parfois une main gravée.Parfois un mot.Parfois juste une forme imprécise.Des marques d’âmes passées.Ils comp
La plaine disparut derrière eux dans un dernier frémissement de vent tiède.Leurs pas, désormais, ne cherchaient plus à fuir.Ils avançaient par désir d'être.Par curiosité douce.Par appel intérieur.Le chemin devant eux n’était plus une fuite en avant, ni une quête désespérée.Il était rencontre.Rencontre avec eux-mêmes.Avec ce qu’ils étaient devenus.Et avec ce qu’ils allaient encore devenir.Très vite, ils sentirent le changement.L'air, d'abord, devint plus dense.Plus frais.Le sol sous leurs pieds semblait vibrer légèrement.Et devant eux…Une lueur.Étrange.Irréelle.Un miroitement qui semblait respirer.Ils accélérèrent.Le cœur battant.Et la virent.La mer.Mais pas une mer d’eau.Une mer de verre.Immobile.Cristalline.Étendue à perte de vue.Chaque vague figée en plein mouvement.Chaque crête scintillante sous la lumière douce du ciel.Ils s’approchèrent du rivage.Et s'aperçurent que le verre n'était pas opaque.Qu'en se penchant au-dessus, on pouvait voir à travers.
Le matin fut long à venir.Quand ils ouvrirent les yeux, la grotte étoilée s'était évanouie comme un rêve heureux.Le monde qui les attendait dehors semblait plus vaste.Plus nu.Le vent glissait doucement sur la plaine, soulevant des volutes de poussière pâle.Un vent léger.Presque timide.Ils marchèrent.Droit devant eux.Pas parce qu’ils savaient où ils allaient.Mais parce qu'ils avaient appris à faire confiance à l’appel muet des chemins.Au bout de plusieurs heures, ils sentirent le changement.Pas une frontière.Pas un panneau.Un frisson subtil dans l’air.Une densité nouvelle.Comme si l’espace lui-même leur chuchotait :"Ici, quelque chose vous attend."Devant eux, la plaine s’étendait à perte de vue.Vide.Ou presque.Quand ils plissèrent les yeux, ils virent des formes.Des reflets.Des lignes floues.Et peu à peu, ils comprirent :Des portes.Pas des portes dressées.Pas des portes sculptées.Des portes invisibles.Posées dans l’air.Suspendues.Comme des promesses silen
La nuit tomba plus tôt ce jour-là.Non pas brusquement.Mais comme une caresse.Un drap tiré doucement sur leurs épaules.Ils marchaient depuis des heures déjà, leurs nouveaux trésors serrés dans leurs mains ou nichés contre leur cœur.Et au loin, dans la pénombre, une lumière.Faible.Clignotante.Pas un feu.Pas un village.Quelque chose d’autre.Quelque chose de vivant.Ils échangèrent un regard.Puis accélérèrent le pas.À mesure qu'ils approchaient, la lumière se clarifiait.Elle venait d’une ouverture dans la roche.Une grotte.Large.Béante.Mais douce.Presque accueillante.Comme une bouche ouverte prête à chanter.Devant l’entrée, une stèle de pierre.Simple.Sur laquelle était gravé :> "Chaque souffle que tu offres éclaire une nuit que tu ne vois pas."Ils restèrent un moment devant l’inscription.À la laisser entrer dans leur peau.Dans leur souffle.Puis, sans un mot, ils entrèrent.La grotte était vaste.Froide au premier abord.Mais étrangement réconfortante.Le sol éta
La clairière du tisserand s’évanouit derrière eux comme un rêve dont on garde la chaleur mais dont les détails s’effacent.Leurs pas, légers malgré la fatigue, semblaient désormais habités d’un nouveau rythme.Un rythme intérieur.Non pas dicté par la destination, mais par la justesse du moment.Ils marchaient longtemps.Peut-être des heures.Peut-être des jours.Le temps avait perdu son ancienne forme.Ils étaient devenus autres.Et le monde autour d’eux semblait s’ouvrir en réponse.À l’orée d’une grande plaine, le vent leur apporta quelque chose d’inattendu.Des voix.Des rires.Des appels.Mais pas bruyants.Pas commerciaux.Des voix pleines de douceur, de souvenirs murmurés.— Il y a un marché, souffla Komi, plissant les yeux.— Mais il n’est pas comme les autres, répondit Salimata.Ils avancèrent.Et découvrirent.Une multitude d’étals.Pas de tentes criardes.Pas de cris de vendeurs.Chaque étal était une île de lumière.Et sur chaque table…Pas des objets neufs.Pas des trésor
Ils quittèrent la tour à l’aube.Derrière eux, le paysage semblait avoir changé de lumière.Comme si le monde lui-même avait entendu leurs aveux.Ils marchaient sans parler.Mais leur silence n’avait rien de vide.Il était plein de ce qu’ils étaient devenus.Leurs pas étaient plus ancrés.Leur souffle plus libre.Et dans leurs regards, une reconnaissance nouvelle.Non pas de l’autre.De soi.Ils ne cherchaient plus à arriver quelque part.Ils se laissaient guider.Par ce qu’ils ressentaient.Et par ce que le monde leur murmurait.Le sentier les mena à une clairière.Large.Ouverte.Mais couverte d’une brume douce.Presque vaporeuse.Au centre, une grande toile suspendue entre quatre arbres.Et autour… des vêtements.Suspendus dans l’air.Mais sans corde.Sans cintre.Flottants.Invisibles.Parfois, un pli se dessinait.Une manche.Un col.Une étoffe qui ondulait comme une pensée.Et tout près, un homme.Assis.Silencieux.Il tissait.Pas avec une machine.Avec ses mains.Et son souffl
Ils marchaient depuis deux jours sans croiser âme qui vive.Le paysage avait changé.Les arbres étaient devenus plus rares, plus noueux.Le ciel semblait plus proche.Et l’air, plus dense.Pas étouffant.Chargé.Comme si les pierres, les herbes, la terre elle-même retenaient leur souffle.À chaque pas, le silence s’intensifiait.Non pas vide, mais attentif.Ils sentaient qu’ils s’approchaient de quelque chose.Quelque chose de haut.Et soudain… elle fut là.Une tour.Plantée au centre d’une plaine nue.Ni forêt autour.Ni collines.Juste elle.Étrange.Brute.Presque organique.Elle semblait née de la terre, plutôt que bâtie.Pas de porte visible.Pas d’escaliers.Aucune ouverture.Juste cette masse haute, droite, impossible à ignorer.Et pourtant… étrangement invitante.Ils s’approchèrent.Chaque pas vers elle semblait plus lourd.Comme si la tour pesait sur l’air lui-même.Ou sur leurs épaules.Sur leurs pensées.Et en arrivant à sa base, ils virent une inscription gravée dans la pi
Le matin se leva sans hâte, étirant ses couleurs comme on déploie une couverture sur un corps endormi.Les enfants, encore enveloppés dans les souvenirs vibrants de la montagne d’échos, marchaient d’un pas calme, presque méditatif.Leur silence n’était plus pesant.Il était plein.Plein de ce qu’ils avaient déposé là-haut.Plein de ce qu’ils ne savaient pas encore nommer.Et dans l’air, une douceur.Un parfum de terre, de mousse, de promesse.Ils ne savaient pas où ils allaient, mais ils savaient que quelqu’un les attendait.Et ils avaient appris, désormais, à faire confiance au chant du monde.Au milieu de la journée, ils atteignirent une vallée.Fermée.Paisible.Presque retenue.Comme un lieu qui ne veut pas trop s’offrir.Le sentier descendait doucement, bordé de fleurs pâles, de pierres rondes.Et au fond, une maison.Ou plutôt, une forme.Faite de bois, de tissus, de silence.Elle ne ressemblait à aucune autre.Elle semblait tissée d’absence.Et pourtant, tout en elle disait : e