LOGINHugo
Je suis resté debout plusieurs minutes après son départ.
La porte refermée.
L’odeur de son parfum encore suspendue dans l’air.
Presque acide.
Comme un défi.
Elle avait laissé quelque chose derrière elle. Invisible. Une empreinte. Une vibration.
Comme si elle s’était insérée dans les fibres mêmes du bureau, de la moquette, de mon souffle.
Comme si la pièce lui appartenait maintenant un peu plus que moi.
Je me suis assis lentement. Le cuir du fauteuil a gémi sous mon poids.
J’ai posé mes mains à plat sur le bureau, comme pour m’ancrer dans quelque chose de tangible.
Mais tout semblait flou. Lointain. Instable.
Le bois sous mes paumes était tiède, presque humide, comme s’il avait conservé le contact de ses doigts.
Ou peut-être est-ce moi qui délirais déjà.
Je revois ses gestes.
Ses doigts qui effleuraient la couverture du livre avec cette lenteur trop mesurée pour être innocente.
Ses ongles courts, nets, mais féminins.
La façon dont elle croisait et décroisait les jambes, comme si elle cherchait la pose la plus désinvolte — tout en sachant qu’aucune ne l’était vraiment.
Cette manière de me regarder sans me regarder.
De me chercher du coin de l’œil.
De me jauger.
De me tendre un piège sans que je sache encore s’il est destiné à me faire tomber…
ou à me délivrer.
Elle sait ce qu’elle fait.
Et je suis en train de perdre la main.
Mon regard glisse vers le fauteuil qu’elle occupait. Vide.
Mais pas inerte.
Je peux encore dessiner les contours de sa silhouette dans le creux du dossier.
Je vois sa cuisse découvrir un peu trop, son genou s’agiter doucement, ses cheveux tombant sur l’épaule.
Je sens la tension dans mes reins, dans ma nuque, dans ma mâchoire.
Tout est resté là. Gravé. À vif.
Je me lève brusquement.
Un besoin d’échapper.
À elle.
À moi.
Je passe une main sur mon visage, puis sur ma nuque. Mon cou est brûlant.
J’ai besoin d’air.
D’un dehors.
D’un espace où elle n’existe pas.
Mais il n’y en a plus.
Elle a franchi une ligne.
Ou c’est moi.
Je rentre chez moi à pied, malgré la nuit.
Je traverse les rues d’un pas rapide, les mains enfoncées dans mes poches, les épaules rentrées.
Je croise des visages, j’entends des voix, des musiques qui s’échappent des bars, les klaxons, le froissement des vies autour de moi — mais rien ne m’atteint.
Tout me ramène à elle.
À ce qu’elle a dit.
À ce qu’elle a tu.
À ce qu’elle a laissé dans son sillage.
« Le frisson n’est-il pas déjà une forme de consentement ? »
Cette phrase me hante.
Pas pour ce qu’elle dit.
Pour ce qu’elle déclenche.
Je monte les marches de mon immeuble deux à deux. Je n’attends pas l’ascenseur.
Il me faudrait trop de silence. Trop de temps pour penser.
Je referme la porte de mon appartement sans allumer la lumière.
J’ai besoin d’ombre. De silence. De ne plus me voir.
Je jette ma veste sur le canapé. Défait mon col.
Mon souffle est court.
J’ai chaud.
Mais c’est une chaleur mauvaise.
Celle de la lutte.
Celle du feu sous la peau.
Celle de l’envie qu’on ne veut pas nommer.
Je me sers un verre d’eau.
Je le bois d’un trait. Puis un second.
Mais rien ne passe.
Je m’assieds.
J’ouvre mon ordinateur.
Par réflexe. Ou par faiblesse.
Dossier : Étudiants / Nora M.
Ses premiers textes.
Ses notes.
Sa photo d’inscription.
Sérieuse. Neutre. Trop sage.
Mais aujourd’hui, ce visage ne m’appartient plus.
Il ment.
Il masque.
Il dissimule une version d’elle que je ne maîtrise pas.
Une version qu’elle me livre par fragments juste assez pour me désarmer.
Maintenant, je sais.
Ou je devine.
Et c’est pire.
Je clique sur l’un de ses essais. Le dernier.
« La faille dans le regard ».
Le titre me claque au visage.
Je n’avais pas vu.
Pas voulu voir.
Je lis. Chaque phrase semble réécrite pour moi.
Pour ce moment. Pour cette chute.
« Il suffit parfois d’un regard pour qu’une autorité s’effondre. Pas parce qu’elle est faible. Mais parce qu’elle désire. Et qu’elle croit que personne ne l’a vu. »
Je ferme l’ordinateur.
Je suis en train de basculer. Lentement.
Mais sûrement.
Je ne dors pas cette nuit-là.
Je me tourne. Je me redresse. Je me lève.
Je fais les cent pas dans l’appartement, pieds nus sur le parquet glacé.
Je ressens tout. Trop.
Chaque nerf est à vif.
Je me dis que je devrais la convoquer officiellement. Mettre les choses au clair.
Tracer une ligne. Ferme.
Professionnelle.
Distante.
Mais je sais déjà que je ne le ferai pas.
Parce qu’au fond, ce n’est pas elle que je redoute.
C’est ce qu’elle révèle.
Ce qu’elle fracture.
Ce qu’elle réveille.
Cette part de moi que j’avais rangée dans une boîte fermée à double tour.
La boîte tremble.
Et j’écoute les secousses, fasciné.
NoraLa ville en contrebas n’est plus qu’un tapis de lumières froides, impersonnelles, comme les étoiles mortes d’un univers qui m’observe sans me voir. Adjointe. Le mot résonne, une cloche fêlée dans le silence de mon crâne. Il a cru m’enfermer dans un titre, circonscrire l’incendie dans un cadre administratif. Il ne sait pas, il ne comprendra jamais, qu’il vient de m’offrir les clés de ma propre cage. Et une clé, ça peut aussi servir à poignarder.Mon bureau , non, la cellule qu’il me concède, ce réduit qui sent encore la poussière et le pouvoir contrarié est devenu mon monastère, mon QG. La tasse de café est brûlante entre mes paumes. Une ancre. La seule chose qui empêche la tempête en moi de tout emporter.Il est là, soudain, sans un bruit. Sculpté dans l’ombre du couloir. Hugo. Son manteau est sombre comme une promesse violente, son silence, plus lourd que tous les mots jamais échangés entre nous, dans le lit ou dans la guerre.— Vous travaillez tard.Sa voix est un gravier qu’on
NoraLa tasse de café est brûlante entre mes mains. Une ancre dans la tempête que Hugo a déchaînée. Adjointe. Le mot résonne, une cloche fêlée, un titre doré pour une cage. Je regarde par la baie vitrée l'agitation de la ville, ces fourmis pressées qui ignorent tout de la guerre silencieuse qui se joue ici, à l'étage.Il a contre-attaqué. Comme je le savais qu'il le ferait. Avec la ruse du serpent, pas la force du lion. Il a paré mon coup d'éclat en un coup d'administration, transformant mon audace en un simple tremplin pour sa propre autorité. C'est habile. Même, je dois l'admettre, brillant.Mais il a commis une erreur.Il a cru que me voler ma victoire me briserait. Il a cru que je plierais, honteuse, vaincue. Il ne comprend pas. La honte, je l'ai déjà digérée. Elle est devenue de l'acier. En me rétrogradant, il n'a fait que me donner un avantage : l'illusion de la soumission. Il baissera sa garde. Il croira avoir gagné.Je me trompe peut-être. La peur que j'ai vue dans ses yeux pr
HugoLa porte communicante est close. Le bois massif est entre nous, une frontière mince et pourtant infranchissable. Je reste là, debout dans l'obscurité de ma chambre, les poings serrés, le sang battant à mes tempes. Le parfum de Nora, cette fragrance de peau chaude et de défi, flotte encore dans l'air, un poison délicieux.Une succession.Une fusion-acquisition.Je rachète vos parts.Ses mots résonnent, des coups de marteau sur l'acier de mon orgueil. Je n'ai jamais été insulté avec une telle élégance, ni défié avec une telle maîtrise. La colère est un feu blanc, purificateur. Elle brûle les derniers restes de désir confus, de fascination malsaine. Ce qui émerge des cendres est plus froid, plus dangereux : la reconnaissance d'une menace existentielle.Je me croyais le metteur en scène. J'étais un acteur dans sa pièce. Elle a utilisé ma propre mise en scène – ce séminaire, ces chambres communicantes – pour monter son coup d'État. Elle m'a offert son corps non en soumission, mais en
NoraTrois jours. Soixante-douze heures d'un silence qui est devenu, à lui seul, un dialogue. Je n'ai pas répondu à ses appels. J'ai ignoré les messages laconiques sur ma ligne professionnelle. « Nous devons parler du projet Veridian. » « Votre présence est requise pour une révision stratégique. » Des prétextes transparents. Des hameçons recouverts de l'appât du travail.Je travaille, justement. Avec une frénésie qui laisse mes collègues pantois. Je suis la première arrivée, la dernière partie. Le dossier Veridian est devenu mon chef-d'œuvre, mon bouclier et mon épée. Chaque chiffre est vérifié, chaque analyse affûtée, chaque argument imbattable. Je me suis fait une alliée de la perfection. Elle me rend intangible.Pourtant, ce matin, l'invitation , l'ordre , était différent. Un email formel, copie à la direction. « Séminaire de travail résidentiel. Domaine des Glycines. 48h pour finaliser la stratégie Veridian. Présence obligatoire. » Signé : Hugo Vanel.Le piège était si évident qu'
HugoLa porte se referme derrière elle avec un clic sourd, définitif. Le son résonne dans le silence soudain de la salle de réunion, plus bruyant qu’un coup de feu. Je ne serai pas disponible. Les mots tournent dans ma tête, nets et tranchants comme des éclats de verre. Ce n’était pas un refus. C’était une déclaration de guerre. Une rectification des frontières.Je reste immobile, les paumes à plat sur la table glacée. La surface luisante reflète la lumière du plafonnier et le vide de la pièce. Nora est partie. Elle a marché, dos droit, sans un regard en arrière. Elle a souri. Ce sourire… ce n’était pas de la provocation. C’était de la certitude.Une colère froide monte en moi, lente, toxique. Ce n’est pas la fureur du mâle dédaigné. C’est la rage de l’architecte qui voit sa création la plus parfaite, sa sculpture d’ombre et de désir, s’animer d’une volonté qu’il n’a pas insufflée. J’avais calculé chaque étape. La séduction intellectuelle, l’isolement, la rupture consentie, la prise d
NoraLe froid du verre contre mon front est une brûlure glacée. Une sensation réelle, aiguë, qui ancre ce moment dans une réalité que je voudrais nier. Mes larmes tracent des chemins salés sur ma peau, mais je ne les essuie pas. Je les laisse couler, témoins silencieux de mon propre naufrage. Il a gagné. Cette pensée tourne en boucle dans mon crâne, tel un couteau émoussé qui racle l’os. Il a gagné, et pourtant, en regardant le reflet déformé de cette femme dans la vitre, je ne vois pas une vaincue. Je vois un vide. Une page blanche et maculée, prête à être écrite.Je me retourne, face au bureau maintenant net, où mon corps était offert en sacrifice. L’air sent encore son parfum, le savon froid et cette note animale qui colle à ma peau. Je respire à fond. Ce n’est pas l’odeur de ma défaite. C’est l’odeur de mon initiation. Il a cru me briser, me posséder. Il a cru que son acte était une fin. Il ne comprend pas. Pour lui, c’était une conclusion. Pour moi, c’était un commencement.Je qu







