SASHA
Il ne parle pas. Il me regarde. Comme s’il attendait que je m’effondre. Mais je reste droite. Immobile. J’ai appris à survivre dans le silence. À encaisser les vérités qu’on murmure au bord du gouffre. Je ne cille pas. Pas devant lui. Pas devant cet homme que j’ai traqué dans les lignes de code et les ombres numériques, avant de le voir prendre forme, là, devant moi. Incarné. Réel.
Luciano.
Le nom claque dans ma tête comme un rappel funeste. Je devrais fuir. Crier. Lutter. Mais je fais un pas. Vers lui. Comme si, au fond, mon corps avait compris que c’était inévitable.
LUCIANO
Elle avance. Une erreur, peut-être. Ou un choix inconscient. Je vois la peur dans ses pupilles dilatées, mais je vois autre chose aussi. La détermination. Une étincelle qui me fascine plus que tout. Elle est différente. Pas comme les autres. Elle ne veut pas fuir la vérité. Elle veut la voir. La toucher. Même si elle brûle.
Alors je m’avance aussi. Et la distance entre nous s’efface. Il ne reste plus qu’une respiration. Une tension. Un champ magnétique qui pulse entre nos corps. Elle frissonne. Et je la sens prête. Prête à tout entendre. À tout recevoir. Même l’horreur.
SASHA
« Pourquoi ? » Ma voix est rauque. Faible. Mais elle fend l’air comme une lame.
Luciano ne répond pas tout de suite. Il me jauge. Il mesure mes mots. Comme s’il décidait de ce que je mérite de savoir.
Puis il parle. Sa voix est grave, basse, hypnotique.
LUCIANO
« Parce qu’on ne peut pas construire un nouveau monde sans brûler l’ancien. »
Je la vois vaciller. Mais elle ne tombe pas. Elle encaisse. Comme je l’espérais.
« Erebus n’est pas un projet. C’est une purge. Une réinitialisation. Un choix. »
Je me rapproche encore, jusqu’à pouvoir voir chaque battement de son cœur se refléter dans la fine veine de son cou. Elle est tendue. Belle dans sa résistance. Je pourrais l’écraser. Je pourrais la briser. Mais ce n’est pas ce que je veux.
Je veux qu’elle comprenne.
SASHA
« Tu parles comme un dieu. »
Ma voix siffle. Il sourit. Lentement.
« Non. Un dieu attend qu’on le prie. Moi, j’agis. »
Il se retourne, et d’un geste, projette sur l’un des murs une série de visages. Des milliers de visages. Hommes. Femmes. Enfants. Tous morts. Tous victimes. Tous effacés.
Erebus.
Je suffoque. Mes jambes fléchissent. Mais je ne tombe pas.
LUCIANO
« Ces données ne sont pas une perte. Ce sont des variables. Des défaillances. Des obstacles au progrès. »
Elle me fixe. Horrifiée. Mais je vois aussi l’éclat dans ses yeux. L’éclat de la compréhension.
Elle commence à saisir. À deviner que ce que je fais n’est pas aléatoire. C’est un ordre nouveau. Un monde sans chaos, sans douleur inutile. Juste l’essence pure du contrôle.
SASHA
Je devrais le haïr. Le frapper. L’arrêter. Mais je suis paralysée par l’ampleur de ce que je vois. Et pourtant… une partie de moi comprend. Et c’est ça qui me dégoûte.
Je serre les poings. Ma voix éclate, brute : « Tu t’es pris pour l’architecte de l’humanité. Mais t’es juste un monstre. »
LUCIANO
Je m’approche, mon visage à quelques centimètres du sien.
« Peut-être. Mais un monstre lucide. »
Je tends la main. Pas pour la toucher. Pour lui montrer ce qu’elle a déclenché.
La pièce change. Les murs s’ouvrent sur un réseau vivant. Un océan de données, de flux, de lignes rouges et vertes qui s’entrelacent comme des veines. Elle entrevoit la structure entière. Le projet global. Les connexions, les relais, les corps froids sacrifiés pour un monde parfait.
Et au centre… elle. Son visage. Son code. Elle est le noyau. Le catalyseur. C’est pour ça qu’elle a été choisie.
SASHA
Je recule. Mon souffle se brise. Ce n’est pas seulement une purge. C’est une renaissance. Et moi… je suis la clé.
Je le regarde. Je veux hurler. Mais je n’ai plus de mots.
Luciano ne détourne pas les yeux. Il me regarde comme on regarde une offrande.
Et je comprends.
Ce n’est pas un combat.
C’est une fusion.
LUCIANO
« Tu ne peux plus sortir, Sasha. Tu fais partie de moi. De ça. De tout. »
Elle tombe à genoux. Je ne l’aide pas. Ce serait inutile. Elle doit choisir. Plonger dans le vide. Ou mourir en résistant.
SASHA
Je ferme les yeux.
Je me rappelle pourquoi j’ai commencé.
Pour la justice. Pour la vérité.
Mais maintenant que je les ai trouvées, elles me brûlent.
Alors je me relève.
Et je murmure :
« Montre-moi tout. »
Luciano sourit.
Et l’enfer s’ouvre.
SASHANous ne sommes pas remonté tout de suite.Trop de vide dans les couloirs. Trop de jugements dans les regards.Alors je l’ai guidé vers les quartiers isolés, ceux qu’on utilise rarement.Une ancienne salle d’observation oubliée. Fenêtres calfeutrées. Rideaux lourds. Silence épais.Là, personne ne viendra.Là, on peut respirer sans armure.Je verrouille la porte.Luciano ne dit rien.Il ne sourit pas. Mais il ne recule pas non plus.Il me regarde comme on regarde une faille qu’on redoute de traverser. Mais qu’on désire plus encore.Je m’approche.Nos ombres s’effleurent avant nos corps.— Tu es sûre ? demande-t-il, sa voix plus rauque que d’habitude.— Non, je souffle. Mais j’en ai envie.Je pose mes doigts sur les siens. Il ne bouge pas.Il me laisse choisir.Et moi, je choisis le feu.Il fait un pas, puis un autre.Ses mains tremblent un peu quand elles viennent encadrer mon visage.Je ferme les yeux. Je retiens un frisson.— Tu as froid ?— Non. J’ai peur que tu partes.Il s’ap
SASHAQG, Salle des interfaces, deux étages sous la surfaceLe café est froid.L’ordinateur clignote devant moi.Et pourtant, je suis ailleurs. Très loin d’ici. Très loin de maintenant.Je revois ses yeux sur le toit. Ses mains glacées dans les miennes. Ce souffle mêlé au mien.Et cette promesse qu’il a laissée tomber comme une arme déposée : "Je mourrai plus. Pas tant que t’es là."Mais combien de temps tiendra-t-il ? Combien de temps avant qu’un autre plan, une autre folie, une autre guerre intérieure ne le rattrape ?C’est pour ça que je suis descendue ici.Pas pour fuir. Pour anticiper. Pour comprendre.Je tapote quelques lignes de code. Les caméras de surveillance du sous-sol se brouillent. Volontairement.Il ne sait pas que je les ai cryptées. Qu’aucune trace de ce qu’il a désactivé ne remontera sans passer par moi.Ce n’est pas une trahison.C’est une précaution.Parce qu’aimer Luciano, c’est toujours marcher sur le fil, entre la lumière et l’abîme.Le bruit d’une porte qui gli
SASHAToit du QG, entre ciel noir et vents froidsJe n’arrive plus à rester en bas.Trop de couloirs. Trop de visages. Trop d’air étouffé.Alors je suis remontée.Là où la ville bruisse, là où les néons clignotent comme des cœurs battants.Je suis revenue sur le toit.Là où je l’ai vu partir, la dernière fois.Luciano.Mes bras sont croisés contre ma poitrine. Pas pour me réchauffer. Pour me contenir.Parce que si je les lâche, je tombe en morceaux.Le vent mord ma peau nue, mais je m’en fous.Le froid est un rappel que je suis encore là.Pas comme lui.Pas comme son silence.Il a disparu dans les étages inférieurs il y a une heure.Personne ne m’a dit où.Mais moi je sais.Je sais ce que ça signifie quand il descend dans les profondeurs.Ce n’est pas un repli.C’est un adieu.Et moi, je reste là, immobile, avec cette phrase qu’il m’a laissée en suspend :“Tu m’as déjà.”Et pourtant il part.Et pourtant il s’efface.Et pourtant il me fuit.Je passe une main tremblante sur mon visage.
LUCIANOLe silence hurle.Plus fort que les cris. Plus fort que les armes.Il s'infiltre dans mes os, se mêle à mon souffle, s'étire dans les angles morts de cette salle sans fenêtres.Je suis seul.Pas parce qu’on m’a abandonné.Parce que je l’ai voulu. Parce que je le mérite.Assis sur cette chaise métallique, les coudes sur les genoux, je fixe un mur nu. Pas pour y lire un sens caché. Pas pour y trouver la paix.Juste pour ne pas croiser mon propre regard.Je n’ai plus besoin de miroir pour savoir ce que je suis devenu.Je suis mon propre tribunal. Et le verdict est tombé depuis longtemps.La veste noire gît au sol, abandonnée.Mes manches sont retroussées, mes poignets constellés de marques.Ma chemise est entrouverte, collée à ma peau par la sueur, la tension, ou peut-être le poids de tout ce que je n’ai pas dit.Sous mes clavicules, des bleus. Certains datent d’hier. D’autres… d’une autre vie.Ils racontent tout.Les combats.Les défaites.Les sacrifices faits dans l’ombre.Je m
Sasha Toit du QG, entre ciel noir et vents froidsJe l’ai trouvé là.Debout, face à la ville.Comme s’il cherchait dans les lumières lointaines une réponse que personne ne peut lui donner.Luciano.Il est là, comme toujours, seul au bord du gouffre.Il ne bouge pas quand j’approche. Le vent fouette sa chemise ouverte, soulève des mèches de ses cheveux sombres. Ses traits sont durs, creusés, figés.Mais ses épaules… ses épaules disent tout.Le poids qu’il porte. Le feu qui gronde en lui.Je reste à un mètre de lui.Assez proche pour qu’il sente ma présence. Assez loin pour qu’il choisisse s’il veut encore fuir.— Tu comptes rester là jusqu’au lever du jour ?Ma voix est douce. Plus pour moi que pour lui.J’ai peur de le briser. J’ai peur qu’il saute. Pas du toit. Mais dans ce vide qui l’appelle chaque jour un peu plus.Il tourne à peine la tête.— Le jour va se lever trop vite.Il dit ça comme on dit : tout va s’effondrer.Et je le crois. Parce qu’il n’a jamais eu peur du noir. Mais d
LucianoLe poids de la nuit s’est densifié autour de moi, épais comme une chape de plomb. Chaque seconde qui s’écoule me rapproche d’un point de non-retour. Le message de Cassian brûle dans mon esprit, un verdict suspendu entre menace et appel au feu.Je sens la morsure glacée du doute s’infiltrer dans mes veines. 48 heures. Deux jours pour choisir entre l’abîme et la guerre. Pour décider qui je trahirai. Ou qui je sauverai.JunoCorp, Dante, Cassian, Ashes… tous ces noms claquent dans ma tête comme des coups de marteau dans une forge de désillusions. J’ai cru bâtir une maison, une famille. Mais ce n’est plus qu’un champ de bataille.Je ferme les yeux. Sasha. Son visage revient, lumineux, insaisissable. Elle croit encore en la lumière. Moi, j’hésite à ne pas devenir l’ombre.Une vibration brève. Mon téléphone. Un autre message.« Réunion urgente. 03h00. QG. Ne manque pas. »Trois heures. Un autre défi. Un autre choix.Je me lève, traverse la pièce sans un bruit, l’esprit déjà en alerte