SASHA
Je sens la chaleur. Elle monte du sol comme une respiration. Lourde. Souterraine. L’enfer qu’il m’a promis ne ressemble pas aux flammes bibliques. Il est silencieux. Organisé. Froid. Chaque donnée, chaque ligne, chaque pulsation numérique résonne comme une prière sans dieu. Et moi, je suis au centre.
Mais je ne suis pas à genoux.
Je marche. Ou je crois marcher. Le monde tangue. Le couloir s’allonge, se plie, s’ouvre sur des interfaces mouvantes. C’est une cathédrale de code, bâtie sur des sacrifices que je n’arrive pas à nommer. Les murs vibrent sous des flux invisibles. L’air est saturé d'une tension insoutenable. Luciano marche à mes côtés. Il ne dit rien. Il ne me regarde même pas. Il croit que je regarde. Que je comprends.
Il croit que je bascule.
Mais je me cramponne à ma colère comme à une ancre, bien plus solide que le sol sous mes pieds.
LUCIANO
Elle assimile plus vite que prévu. Elle absorbe chaque fragment comme un organisme éveillé. Son esprit cartographie les nœuds. Relie les schémas. Elle déchiffre Erebus, non comme un outil… mais comme une destinée.
Elle croit que je l’ai menée ici. Elle pense avoir le choix. Elle ne sait pas encore qu’elle n’en a jamais eu.
SASHA
– Qui étaient-ils ?
Ma voix est un souffle. Presque un murmure. Mais chaque mot porte la violence d’un coup de couteau. J’ai besoin de comprendre. Non, j’ai besoin de le faire parler. Pour que, dans ses yeux, je puisse lire ce qu’il a caché depuis le début. Je n’ai jamais cru à ses promesses, mais cette question, elle brûle plus que tout.
Luciano s’arrête. Il tourne lentement vers moi. Son regard est une lame affûtée depuis des années. Ses yeux sombres brillent d'une lueur de certitude. Il est prêt à me dévorer. À me faire céder.
LUCIANO
– Des volontaires. Des oubliés. Des erreurs de l’histoire.
Mensonge. Je le sens. C’est gluant, acide, noyé dans une vérité habilement déguisée. Il ne me dit que ce que je suis prête à entendre. Ce qu’il pense pouvoir m’imposer. Mais je ne suis pas docile.
SASHA
– Tu parles de cobayes.
– Je parle de pionniers.
– Tu parles de morts.
Il ne répond pas. Pas tout de suite. Le silence qui suit est plus lourd qu’un cri. Il me montre des profils. Des identités. Des milliers. Effacés. Et au milieu, des versions de moi. Des clones. Des simulations. Des essais.
Des échecs.
Et puis, moi.
L’unique réussite.
Je suis une anomalie parfaite. Une chimère façonnée par le code et la sélection.
Ou peut-être pas.
Peut-être que j’ai toujours été là, que j’ai déjoué leurs algorithmes par instinct. Que ma conscience est la dernière chose qu’ils ne peuvent pas prédire. Je suis un être à part. Je n’étais pas censée être là. Pas dans ce labyrinthe d’ombres numériques.
Je recule. Je refuse ce rôle.
LUCIANO
– Tu crois que tu es venue à moi par choix ? C’est faux. Tu étais programmée pour ça.
SASHA
– Non. J’étais programmée pour survivre. Pas pour t’obéir.
Je le vois. Un éclair dans ses yeux. Une fissure. Minuscule. Mais réelle. Il perd une fraction de contrôle. Et je m’en empare.
Je fais défiler les données à toute vitesse. Je pénètre plus profond. Derrière les masques. Et là, je la vois.
Elle.
Ma mère.
Un nom, un visage, une voix oubliée. Des souvenirs verrouillés, surgissant comme une inondation. Je me souviens d’elle, d’une époque avant tout ça. Avant Erebus. Avant Luciano. Elle m’a protégée. Lutté contre ce réseau, pour m’éloigner de ce monstre. Mais tout ce qu’elle m’a laissé, c’est une trace pâle et brisée.
SASHA
– Elle travaillait pour toi. C’était ça, hein ? Elle t’a aidé à créer ça.
LUCIANO
– Elle a ouvert la voie. Tu es le résultat.
SASHA
– Tu mens. Elle m’a cachée. Elle t’a fui. Elle a voulu m’éloigner de toi, pas me livrer.
LUCIANO
– Tu crois vraiment que tu aurais pu m’échapper si elle ne l’avait pas voulu ?
Il tend la main. Je ne bouge pas.
Je le regarde. Longtemps. Mes yeux fouillent chaque détail de son visage. Mais je ne vois plus l’homme qui m’a attirée dans ce piège. Je vois un tyran. Un créateur devenu fou, aveuglé par sa propre vision du monde. Je vois un menteur.
Puis je fais un pas. Non vers lui, mais vers l’interface. Je refuse ses conditions. Je refuse d’être une marionnette. Je choisis de m’échapper. J’entre en connexion sans son aide. Je ne touche pas sa paume. Je brise le protocole.
Le lien s’active.
Mais à MA manière.
LUCIANO
Elle dévie. Elle bifurque. Elle force l’entrée. C’est brutal. Instinctif. Dangereux.
Mais fascinant.
Elle devient le chaos que je n’avais pas anticipé.
SASHA
Les murs explosent. En lumière. En son. En mémoire. Mon esprit se dissout dans la trame, mais je résiste à la fusion. Je m’accroche à ce qui reste de moi. Les images affluent. Les couches de code se superposent. Et je les tords. Je les brise. Chaque fragment du système, chaque verrou numérique, chaque limite imposée, je les pulvérise. Je détourne les protocoles. Je renomme les variables. Je crée une version d’Erebus qui ne lui appartient pas.
Ma version.
Ma rébellion.
Je réécris les fondations. Je creuse mon propre chemin à travers les entrailles de ce réseau corrompu.
Et dans un recoin oublié du réseau, je cache une graine.
Un virus.
Moi.
LUCIANO
Elle me défie. Elle croit pouvoir me combattre depuis l’intérieur. Elle ne comprend pas que chaque déviation ne fait que nourrir le système. Chaque résistance est intégrée.
Mais elle va apprendre.
SASHA
Je sors de la connexion. Haletante. Trempée de sueur. Le corps secoué de spasmes, mais l’esprit clair.
– Tu m’as manipulée.
– Je t’ai révélée.
– Tu m’as trahie.
– Je t’ai offerte la vérité.
Je m’approche. Tout contre lui. Et cette fois, c’est moi qui tends la main.
Mais je ne touche pas.
Je murmure.
– Je vais voir ce que tu caches. Défaire ce que tu es. Et si je deviens ton noyau… alors tu seras le système que je détruirai de l’intérieur.
LUCIANO
Elle ne sait pas encore ce qu’elle déclenche. Mais ce q
u’elle ne comprend pas, c’est que je voulais cette révolte. Ce brasier.
C’est lui qui forgera l’apocalypse.
Et elle en sera la lumière.
SASHANous ne sommes pas remonté tout de suite.Trop de vide dans les couloirs. Trop de jugements dans les regards.Alors je l’ai guidé vers les quartiers isolés, ceux qu’on utilise rarement.Une ancienne salle d’observation oubliée. Fenêtres calfeutrées. Rideaux lourds. Silence épais.Là, personne ne viendra.Là, on peut respirer sans armure.Je verrouille la porte.Luciano ne dit rien.Il ne sourit pas. Mais il ne recule pas non plus.Il me regarde comme on regarde une faille qu’on redoute de traverser. Mais qu’on désire plus encore.Je m’approche.Nos ombres s’effleurent avant nos corps.— Tu es sûre ? demande-t-il, sa voix plus rauque que d’habitude.— Non, je souffle. Mais j’en ai envie.Je pose mes doigts sur les siens. Il ne bouge pas.Il me laisse choisir.Et moi, je choisis le feu.Il fait un pas, puis un autre.Ses mains tremblent un peu quand elles viennent encadrer mon visage.Je ferme les yeux. Je retiens un frisson.— Tu as froid ?— Non. J’ai peur que tu partes.Il s’ap
SASHAQG, Salle des interfaces, deux étages sous la surfaceLe café est froid.L’ordinateur clignote devant moi.Et pourtant, je suis ailleurs. Très loin d’ici. Très loin de maintenant.Je revois ses yeux sur le toit. Ses mains glacées dans les miennes. Ce souffle mêlé au mien.Et cette promesse qu’il a laissée tomber comme une arme déposée : "Je mourrai plus. Pas tant que t’es là."Mais combien de temps tiendra-t-il ? Combien de temps avant qu’un autre plan, une autre folie, une autre guerre intérieure ne le rattrape ?C’est pour ça que je suis descendue ici.Pas pour fuir. Pour anticiper. Pour comprendre.Je tapote quelques lignes de code. Les caméras de surveillance du sous-sol se brouillent. Volontairement.Il ne sait pas que je les ai cryptées. Qu’aucune trace de ce qu’il a désactivé ne remontera sans passer par moi.Ce n’est pas une trahison.C’est une précaution.Parce qu’aimer Luciano, c’est toujours marcher sur le fil, entre la lumière et l’abîme.Le bruit d’une porte qui gli
SASHAToit du QG, entre ciel noir et vents froidsJe n’arrive plus à rester en bas.Trop de couloirs. Trop de visages. Trop d’air étouffé.Alors je suis remontée.Là où la ville bruisse, là où les néons clignotent comme des cœurs battants.Je suis revenue sur le toit.Là où je l’ai vu partir, la dernière fois.Luciano.Mes bras sont croisés contre ma poitrine. Pas pour me réchauffer. Pour me contenir.Parce que si je les lâche, je tombe en morceaux.Le vent mord ma peau nue, mais je m’en fous.Le froid est un rappel que je suis encore là.Pas comme lui.Pas comme son silence.Il a disparu dans les étages inférieurs il y a une heure.Personne ne m’a dit où.Mais moi je sais.Je sais ce que ça signifie quand il descend dans les profondeurs.Ce n’est pas un repli.C’est un adieu.Et moi, je reste là, immobile, avec cette phrase qu’il m’a laissée en suspend :“Tu m’as déjà.”Et pourtant il part.Et pourtant il s’efface.Et pourtant il me fuit.Je passe une main tremblante sur mon visage.
LUCIANOLe silence hurle.Plus fort que les cris. Plus fort que les armes.Il s'infiltre dans mes os, se mêle à mon souffle, s'étire dans les angles morts de cette salle sans fenêtres.Je suis seul.Pas parce qu’on m’a abandonné.Parce que je l’ai voulu. Parce que je le mérite.Assis sur cette chaise métallique, les coudes sur les genoux, je fixe un mur nu. Pas pour y lire un sens caché. Pas pour y trouver la paix.Juste pour ne pas croiser mon propre regard.Je n’ai plus besoin de miroir pour savoir ce que je suis devenu.Je suis mon propre tribunal. Et le verdict est tombé depuis longtemps.La veste noire gît au sol, abandonnée.Mes manches sont retroussées, mes poignets constellés de marques.Ma chemise est entrouverte, collée à ma peau par la sueur, la tension, ou peut-être le poids de tout ce que je n’ai pas dit.Sous mes clavicules, des bleus. Certains datent d’hier. D’autres… d’une autre vie.Ils racontent tout.Les combats.Les défaites.Les sacrifices faits dans l’ombre.Je m
Sasha Toit du QG, entre ciel noir et vents froidsJe l’ai trouvé là.Debout, face à la ville.Comme s’il cherchait dans les lumières lointaines une réponse que personne ne peut lui donner.Luciano.Il est là, comme toujours, seul au bord du gouffre.Il ne bouge pas quand j’approche. Le vent fouette sa chemise ouverte, soulève des mèches de ses cheveux sombres. Ses traits sont durs, creusés, figés.Mais ses épaules… ses épaules disent tout.Le poids qu’il porte. Le feu qui gronde en lui.Je reste à un mètre de lui.Assez proche pour qu’il sente ma présence. Assez loin pour qu’il choisisse s’il veut encore fuir.— Tu comptes rester là jusqu’au lever du jour ?Ma voix est douce. Plus pour moi que pour lui.J’ai peur de le briser. J’ai peur qu’il saute. Pas du toit. Mais dans ce vide qui l’appelle chaque jour un peu plus.Il tourne à peine la tête.— Le jour va se lever trop vite.Il dit ça comme on dit : tout va s’effondrer.Et je le crois. Parce qu’il n’a jamais eu peur du noir. Mais d
LucianoLe poids de la nuit s’est densifié autour de moi, épais comme une chape de plomb. Chaque seconde qui s’écoule me rapproche d’un point de non-retour. Le message de Cassian brûle dans mon esprit, un verdict suspendu entre menace et appel au feu.Je sens la morsure glacée du doute s’infiltrer dans mes veines. 48 heures. Deux jours pour choisir entre l’abîme et la guerre. Pour décider qui je trahirai. Ou qui je sauverai.JunoCorp, Dante, Cassian, Ashes… tous ces noms claquent dans ma tête comme des coups de marteau dans une forge de désillusions. J’ai cru bâtir une maison, une famille. Mais ce n’est plus qu’un champ de bataille.Je ferme les yeux. Sasha. Son visage revient, lumineux, insaisissable. Elle croit encore en la lumière. Moi, j’hésite à ne pas devenir l’ombre.Une vibration brève. Mon téléphone. Un autre message.« Réunion urgente. 03h00. QG. Ne manque pas. »Trois heures. Un autre défi. Un autre choix.Je me lève, traverse la pièce sans un bruit, l’esprit déjà en alerte