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Chapitre 2 : La Chute

Author: Déesse
last update Last Updated: 2025-11-16 03:57:25

Élianor 

Les portes du lycée Saint-Exupère s’ouvrent comme une gueule avalant son lot de proies. Le bruit est assourdissant, un vacarme de rires, de cris, de casiers qui claquent. Je m’y engouffre en me faisant aussi petite que possible, mon sac serré contre ma poitrine comme un bouclier. C’est une illusion. Ici, je suis nue.

Le couloir est un tunnel d’épreuves. Les regards se posent sur moi, lourds et insistants. Des sourires en coin, des chuchotements qui s’arrêtent net à mon passage. Je fixe la ligne de carrelage au sol, une ligne de fuite imaginaire qui ne mène nulle part.

— Eh, fais gaffe ! Tu prends toute la place !

Une épaule me percute, volontairement. C’est Matthias, le capitaine de l’équipe de foot, entouré de ses sbires. Ils ricanent.

— Désolé, j’ai pas vu le mur, il ajoute, faussement contrit.

Mon visage s’embrase. Je murmure un « pardon » à peine audible et presse le pas. Mon refuge, c’est le fond de la salle de cours de français, la dernière table, contre le radiateur. Un endroit où je peux me fondre, devenir un meuble.

Mais aujourd’hui, quelque chose ne tourne pas rond. Les chuchotements sont plus nombreux, plus insistants. Les rires étouffés fusent dès que j’entre dans une pièce. Des regards brillent d’une excitation malsaine. Liora, croisée devant les toilettes, a un sourire de chat qui a avalé la canari. Un sourire qui glace le sang.

— Bonne journée, ma sœur, lance-t-elle d’une voix sucrée, trop douce.

Le piège se referme à l’heure du déjeuner. La cantine est le cœur battant de la hiérarchie scolaire, et je n’y ai ma place nulle part. Je prends mon plateau, les mains moites, et me dirige vers un coin isolé, comme d’habitude. Soudain, une clameur monte près des portes.

C’est le groupe de Liora. Ils ont installé un projecteur et un écran pliable. Une foule commence à se former, excitée.

— Qu’est-ce qui se passe ? demande quelqu’un.

— C’est le concours de la bête du lycée ! annonce Liora, le sourire aux lèvres. On a fait un montage pour élire le spécimen le plus… mémorable.

Un rire général s’élève. Mon estomac se serre, un nœud de glace. Je veux fuir, mais mes pieds sont scellés au sol. L’écran s’allume.

Et c’est moi.

Une photo de moi, en gros plan, volée alors que je mangeais seule, le visage bouffi, les joues pleines. La foule hurle de rire. Une autre photo apparaît : moi, de dos, mon jean trop serré moulant des hanches disproportionnées. Les rires redoublent.

— Et le grand gagnant est… Élianor la Baleine ! crie un garçon que je n’ai jamais adressé la parole.

Les larmes me montent aux yeux, brûlantes, humiliantes. Je veux crier, mais aucun son ne sort. Je veux disparaître. C’est à ce moment-là que la vidéo commence.

C’est une vidéo filmée avec un téléphone, tremblante. On me voit, le week-end dernier, au bal annuel de la ville. Une soirée où je m’étais forcée à aller, espérant un miracle qui n’arriverait jamais. J’étais restée dans mon coin, à boire un soda, invisible. Jusqu’à ce que Théo, un garçon de terminale, populaire et beau comme un dieu, s’approche de moi.

Je me souviens de ce moment. Mon cœur avait fait un bond. Il m’avait souri.

— Tu veux danser ? avait-il dit.

J’avais cru au miracle.

La vidéo montre la scène. On me voit, rouge, hésitante, accepter. Puis, sur la piste, alors qu’une musique lente commence, il se penche vers mon oreille. Le micro du téléphone a dû capter sa voix. Sa vraie voix.

— Tu sais, Élianor, personne ne voudra jamais de toi. T’es grosse, tu es moche, et tu pues la solitude. Danser avec toi, c’est le prix que j’ai payé pour un pari. T’es juste une blague.

Le silence se fait dans la cantine. Un silence de mort. Puis, le rire explose. Un rire déchaîné, hystérique, qui semble vouloir faire trembler les murs. Des centaines de paires d’yeux sont braquées sur moi. Je les vois, ces yeux, brillants de méchanceté, de jouissance. Je vois le visage de ma sœur, rayonnante, au premier rang.

Je suis la blague. La chute. La bête.

Mon corps entier tremble. Les larmes coulent maintenant, chaudes et salées sur mes lèvres. Je lâche mon plateau. Il s’écrase au sol avec un bruit de vaisselle brisée qui se perd dans les rires. Je tourne les talons, et je cours. Je cours comme une folle, bousculant des gens, aveuglée par les pleurs.

Les rires me poursuivent, résonnent dans le couloir, collent à ma peau comme de la poix.

— Bravo, la baleine !

—Elle pleure ! Regardez, elle pleure !

—Cours, gros tas, cours !

Je pousse la lourde porte de l’établissement et dévale les marches. La honte n’est plus un sentiment. C’est une substance, épaisse, noire, qui m’emplit les poumons, qui obstrue ma gorge. Elle coule dans mes veines à la place du sang. La ville entière a vu. La ville entière a ri. Ma famille, mes camarades, mes voisins.

Je cours sans savoir où je vais, les joues ruisselantes, le cœur en miettes. Chaque rire est un coup de couteau. Chaque regard un poison. Je suis nue. Je suis souillée. Je ne suis plus rien.

La chute est totale. Et au fond de cet abîme, quelque chose naît. Une étincelle. Infime, noyée dans l’océan de honte. Une colère froide, qui n’attend que son heure.

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