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LE MARIÉ FANTÔME
LE MARIÉ FANTÔME
Author: L'invincible

Chapitre 1 – La Soif

Author: L'invincible
last update Last Updated: 2025-06-15 02:48:08

Isadora

On m’a toujours dit que je n’étais pas faite pour aimer.

Je les ai crus.

Ce monde ne récompense pas les femmes qui rêvent d’amour. Il couronne celles qui savent s’asseoir sur leurs rêves pour mieux les vendre. J’ai appris à sourire sans chaleur, à séduire sans m’attacher, à me façonner une carapace faite de robes chères et de silences maîtrisés.

Je suis née Isadora Lefèvre. Quartier ouvrier. Une rue grise, des cris dans les cages d’escaliers, des hivers sans chauffage et des repas comptés. Fille unique d’une mère au dos voûté, les mains brûlées par les détergents, les rêves éteints dans les néons d’un supermarché. Et d’un père… fantôme. Il est parti un matin d’hiver. Sans valise. Sans adieu. J’avais huit ans.

J’ai attendu qu’il revienne jusqu’à ce que l’attente me ronge.

Alors j’ai appris à disparaître, moi aussi.

À dix-sept ans, je n’étais déjà plus une enfant. Je connaissais les regards qui collent, les compliments qui glissent comme des lames sous la peau, les promesses qui s’écrasent dans des draps froissés.

Le monde n’ouvre ses portes qu’aux belles.

Celles qui savent baisser les yeux au bon moment. Qui parlent peu. Qui rient sans se froisser.

Celles qui ressemblent à un rêve.

Pas à une menace.

Alors j’ai taillé mon corps comme une arme. J’ai étudié les gestes, les postures, les silences. J’ai appris à me cambrer juste assez, à parler avec les yeux, à respirer pour attirer.

Et à ne jamais me laisser prendre.

À vingt ans, j’étais une maîtresse idéale. Élégante, docile en apparence, intouchable au fond. J’étais cette femme qu’ils rêvaient de dompter mais qu’ils n’avaient jamais.

Je leur vendais le fantasme. Je gardais la liberté.

Mais ce soir-là… tout bascule.

Le Casino de Deauville. Plafonds dorés. Lustres en cristal. Tapis rouges. Le parfum du luxe flotte dans l’air, entêtant comme une promesse de pouvoir.

Je suis venue seule, comme toujours. Pas pour jouer. Pour être vue.

Robe verte émeraude, fendue jusqu’à la cuisse. Talons fins. Cheveux relevés, une mèche savamment échappée.

Je suis une œuvre d’art.

Exposée. Intouchable.

Et pourtant…

Je le sens.

Avant même de le voir, je sens qu’il est là.

Il est assis seul, à une table reculée. Dos droit. Immobile.

Costume noir, cravate bleu nuit. Une sobriété si maîtrisée qu’elle en devient presque brutale.

Il ne parle à personne.

Mais il observe tout.

Et quand ses yeux croisent les miens, je me fige.

Son regard n’est pas curieux.

Il est intrusif.

Comme s’il m’ouvrait le ventre du regard pour y lire mes secrets.

Je devrais détourner les yeux. Reprendre le contrôle.

Mais je ne peux pas.

C’est lui qui se lève.

C’est lui qui vient vers moi.

Lentement. Comme s’il savait que j’allais l’attendre.

Je me redresse, cambrée, sûre de moi. Mais sous la peau, je tremble. Ce n’est pas du désir.

C’est autre chose. Plus primitif. Plus noir.

Il s’arrête devant moi.

Incline la tête.

— Mademoiselle.

Sa voix est une caresse. Froide. Distante. Autoritaire.

Pas de sourire. Pas d’intention apparente.

Juste cette voix.

Et ce regard qui me traverse.

— Monsieur… ? je murmure, presque sans m’en rendre compte.

— Adrien. Adrien de Vallières.

Le nom claque dans l’air comme un vent glacé.

Je le connais. Tout le monde le connaît.

Dernier héritier d’une famille noble tombée dans l’oubli. Fortune ancienne. Dossiers verrouillés.

On dit qu’il a disparu pendant des années. Que sa fiancée s’est suicidée.

Qu’il n’a jamais refait sa vie.

Qu’il est devenu un spectre.

Mais ce soir, il est bien vivant.

Et il me regarde comme s’il me connaissait depuis toujours.

Je devrais parler. Dire quelque chose. Une banalité. Une provocation.

Mais rien ne vient.

Je me tais. Pour la première fois depuis longtemps.

Il me scrute.

Pas comme un homme regarde une femme.

Comme un prédateur observe une proie.

Et pourtant, c’est moi qui tends la main quand il me dit :

— Vous dansez ?

Il ne m’a pas posé de question.

C’était un ordre.

Doux. Irrésistible.

Sa main effleure la mienne. Froide. Parfaite. Il ne tremble pas.

Moi, si.

Nous glissons sur la piste comme deux inconnus liés par un pacte silencieux.

La musique est douce, presque triste.

Sa main à peine posée sur ma taille suffit à m’enflammer.

Je suis consciente de chaque centimètre de mon corps.

De chaque souffle.

De chaque battement de cœur.

Il ne me touche pas. Il m’encercle.

Nous dansons lentement. Il ne parle pas. Moi non plus.

Les autres n’existent plus.

Je ne suis plus la femme de parade. Je ne suis plus la créature brillante et creuse.

Je suis… vraie. Fragile. Brûlante.

Et je déteste ça.

Quand il me ramène au bar, mes jambes tremblent. Mon verre est vide. Ma bouche est sèche.

Il pose un doigt sur mon poignet.

Un geste minuscule.

Mais la chaleur de ce contact me bouleverse.

— Vous êtes dangereuse, murmure-t-il.

— Pourquoi ? soufflé-je.

— Parce que vous croyez savoir ce que vous cherchez.

Il se détourne, s’éloigne, disparaît dans la foule comme un mirage.

Je reste là, immobile. Mon cœur cogne contre ma cage thoracique. Mes mains tremblent.

J’ai perdu pied.

Moi, la femme qui contrôle tout. Moi, l’experte du faux-semblant.

Je suis nue.

Et il ne m’a même pas embrassée.

Je devrais le rayer de ma mémoire.

Je devrais me reprendre.

Retourner à mes jeux, mes règles, mon monde.

Mais c’est trop tard.

Il m’habite déjà.

Et je le sais.

Je vais le retrouver.

Même

si je dois me perdre pour cela.

Je vais l’atteindre.

Le faire plier.

Le faire brûler.

Ou il me détruira.

Et je l’embrasserai dans ma chute.

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