Mag-log inIsadora
Je n’ai pas dormi.
Pas vraiment. Pas comme avant.
Le Casino s’est vidé, les musiques se sont tues, et pourtant, dans ma tête, tout tourne encore.
Adrien de Vallières.
Ce nom ancien qui claque comme une épée dans un monde de parvenus.
Un nom qui coupe. Un nom qui règne.
Je suis rentrée chez moi à l’aube, robe froissée, talons à la main, cheveux défaits.
Le vert n’avait pas suffi à le faire rester.
Mais ses mots…
Ils sont restés plantés dans ma peau comme des aiguilles.
— Vous croyez savoir ce que vous cherchez.
Non.
Je ne sais rien.
Je sais juste que pour la première fois, je n’ai pas contrôlé.
Pour la première fois, ce n’est pas moi qui ai tendu le piège.
Je veux comprendre ce qu’il a vu en moi.
Je veux savoir pourquoi ses yeux m’ont brûlée.
Je veux… sentir encore ce frisson.
Je le cherche.
Trois jours. Trois nuits.
Je retourne au Casino, seule, maquillée comme une provocation.
Rouge à lèvres carmin. Fard charbonneux.
J’entre dans chaque pièce comme on entre en guerre.
Chaque sourire est une menace. Chaque regard, une tentative.
Mais il n’est pas là.
Pas même une trace.
Aucune présence sur les réseaux. Pas un mot dans les journaux.
Juste des rumeurs.
Adrien de Vallières.
Un fantôme vêtu de luxe. Un héritier d’un monde trop ancien pour le nôtre.
Un homme qui marche dans l’ombre avec le port d’un roi.
Et moi, je deviens folle.
Je rêve de ses yeux.
Je ressens encore la chaleur de son souffle sur ma clavicule, alors qu’il ne m’a jamais touchée.
Je m’interroge. Je m’agace. Je me repasse chaque détail, chaque silence.
Le quatrième soir, je le trouve.
Ou peut-être est-ce lui qui me trouve.
Je suis sur la plage, robe rouge cette fois. Plus courte, plus tranchante.
Le vent colle le tissu contre mes cuisses. Le ciel est noir.
Pas d’étoiles. Pas de lune. Juste le bruissement des vagues et le sel qui ronge mes lèvres.
Je regarde l’eau. Je pense à ce que j’ai fait de ma vie. À ce que je suis devenue.
À ce que je pourrais encore être.
Et soudain, je sens son souffle.
— Vous portez la couleur du péché ce soir.
Je ne sursaute pas.
Je me retourne lentement.
Il est là. Aussi immobile qu’une promesse.
Le sable ne marque pas ses pas. Le vent ne froisse pas son manteau.
Il est hors du monde.
— Et vous, dis-je, vous portez toujours l’absence.
Il sourit. Froidement.
— Je ne suis jamais vraiment là. Je vous l’avais dit.
Non.
Il ne me l’avait pas dit.
Mais il a raison.
— Pourquoi êtes-vous ici ? demandé-je.
Il penche la tête.
— Parce que vous ne m’avez pas oubliée.
Je serre les dents.
Je déteste les hommes qui ont raison trop vite.
— Vous êtes sûr de vous.
— Non. Juste lucide.
Il s’approche. Lentement. Trop lentement.
Chaque pas est une morsure.
Il ne vient pas me prendre. Il vient me voler.
Je recule d’un demi-pas. Il le voit. Il s’arrête.
— Vous me fuyez déjà ?
Je murmure, gorge sèche :
— Je ne fuis jamais.
— Alors, approchez.
Je ne bouge pas.
Je veux. Je refuse. Je brûle.
Je suis un paradoxe. Une plaie ouverte.
Il lève la main.
Sa paume s’ouvre, comme pour m’inviter à une danse. Encore.
Mais cette fois, il n’y a pas de musique.
Rien que le ressac, le silence… et nos souffles qui se croisent.
Je prends sa main.
Et là… tout change.
Sa bouche.
Elle ne m’embrasse pas. Elle me prend.
Il ne goûte pas mes lèvres. Il les dévore. Lentement. Profondément.
Chaque contact est une brûlure.
Ses doigts glissent sur ma nuque, puis dans mes cheveux. Il m’attire plus près. Trop près.
Son odeur est plus ancienne que l’air lui-même. Un mélange de cendres et d’interdits.
Je veux dire non. Mais rien ne sort.
Je veux me détacher. Mais mon corps ment.
Je suis toute entière offerte à cet inconnu que je ne peux plus oublier.
Il murmure contre ma joue :
— Je vous avais prévenue. C’est moi qui marque.
Nous ne parlons pas.
Nous marchons jusqu’à l’hôtel Le Normandy. Il a une suite. Évidemment.
Il a ce genre de présence. Qui ne se contente jamais du peu.
Les couloirs sont vides. Les murs feutrés.
Quand la porte se referme derrière moi, je comprends que je viens de passer un seuil que je ne pourrai plus franchir en sens inverse.
Il ne me demande rien. Il ne pose pas de questions.
Il retire ma robe avec une lenteur chirurgicale, comme s’il me libérait d’un mensonge.
Je suis nue sous ses yeux. Mais ce n’est pas mon corps qu’il regarde.
C’est moi.
Et moi… je regarde ses mains.
Elles sont pâles. Fines. Mais pleines d’une puissance froide.
Des mains qui ont dû caresser le pouvoir, l’argent, peut-être la mort.
Des mains trop silencieuses.
Quand il me touche, je comprends.
Je comprends que je suis en train de me perdre.
Que je vais lui donner plus que ma peau.
Je vais lui offrir ma soif.
Et il va s’en nourrir.
Sans honte. Sans hésiter.
Il ne parle toujours pas. Il respire à peine.
Mais moi, je me consume.
Je deviens cendres sous ses paumes.
Et dans cette destruction, je trouve enfin un sens.
Je voulais le contrôle.
Je découvre la chute.
Plus tard, je suis allongée sur ses draps.
Il est là, assis dans le fauteuil, une coupe vide à la main.
Il ne me regarde pas. Mais il sait que je ne dors pas.
Il murmure, presque pour lui-même :
— Je pensais que j’étais mort.
Je ne réponds pas.
Je n’ose pas. Je n’ai pas de réponse.
Puis il tourne enfin la tête vers moi.
Ses yeux sont d’un calme terrifiant.
— Mais avec vous, j’ai de nouveau
faim.
Je frémis.
Parce que je comprends qu’il ne parle pas d’amour.
Il parle de vide. De besoin. D’un gouffre sans fond.
Et que moi, je n’ai jamais été aussi vivante.
IsadoraCinq ans.Le temps n’a plus la texture granuleuse et haletante des premiers jours. Il a coulé comme une rivière paisible, creusant son lit dans le paysage de nos vies, apportant avec lui les galets polis des souvenirs et la terre fertile de la routine.Je suis assise sur les marches de la véranda de notre maison, celle avec le grand jardin que Liam, du haut de ses cinq ans, appelle son « royaume sauvage ». Le soleil de fin d’après-midi dore les herbes folles et les fleurs que nous avons plantées ensemble. Le parfum du chèvrefeuille et de la terre humide se mêle à l’air tiède.Mon regard suit Liam. Il n’est plus un bébé, mais un petit garçon aux genoux écorchés et aux poches pleines de trésors – un caillou lisse, une plume bleue, un bouchon de liège. Il est penché sur un massif, conversant sérieusement avec un escargot qu’il a baptisé « Sir Gluant ». Ses cheveux, plus clairs maintenant, bouclent follement dans son cou. Il a la détermination d’Adrian et, me souffle-t-il en secre
IsadoraLe pardon est un incendie qui a tout brûlé sur son passage. Les derniers remparts, les dernières barricades érigées par la peur et la culpabilité ne sont plus que cendres. Et dans cette terre nue, quelque chose d’autre, de sauvage et de primitif, reprend racine.La tension n’est plus celle du non-dit, mais celle de la reconnaissance. Une énergie palpable circule entre nous depuis qu’Adrian a prononcé ces mots libérateurs. Chaque regard est devenu une étincelle, chaque effleurement un tison.Nous avons monté Liam dans sa chambre, son petit corps lourd de sommeil, ses doigts encore crispés sur mon col. Adrian l’a déposé dans son lit avec une dévotion de prêtre, posant un baiser si léger sur son front que c’était à peine un souffle.— Dors, mon lion, a-t-il murmuré.Quand il s’est relevé, son regard a croisé le mien dans la pénombre de la chambre d’enfant. Et il n’y avait plus de place pour les mots. Seulement cette charge électrique, cette promesse muette qui a fait battre mon c
IsadoraLe bonheur est une chose étrange. Il ne supprime pas le passé ; il apprend à coexister avec lui. Il vit dans les interstices, entre les rires de Liam et le regard apaisé d’Adrian. Mais certaines ombres sont tenaces. Elles se lovent dans les silences, attendant leur heure.Ce soir, Liam dort, épuisé par une journée au parc. La maison est silencieuse, un silence profond et rare que nous savourons comme un luxe. Adrian a allumé un feu dans la cheminée – un achat qu’il a insisté pour faire, disant qu’une famille avait besoin d’un foyer.Nous sommes allongés sur le canapé, mes pieds posés sur ses genoux, regardant les flammes danser. Sa main caresse distraitement ma cheville. C’est un geste devenu familier, une ancre. Pourtant, je sens une tension différente en lui ce soir. Une gravité qui n’a rien à voir avec la fatigue.— Isadora, dit-il, brisant le calme d’une voix douce mais ferme.Je tourne la tête vers lui. La lueur du feu sculpte son visage, accentuant la maturité qui y a pr
IsadoraUn an.Trois cent soixante-cinq jours. Des milliers de sourires, de larmes, de biberons, de changes, de nuits hachées et de matins émerveillés. Un an à compter le temps non plus en heures, mais en petites victoires et en défis surmontés.Aujourd’hui, le soleil inonde notre nouvel appartement, plus grand, avec un vrai parc à proximité. Les boîtes de déménagement sont encore empilées dans un coin du salon, mais une seule chose compte, posée au centre de la pièce sur un tapis coloré : Liam.Il n’est plus le petit être violacé et fragile de la maternité. C’est un petit garçon, avec des joues rebondies, des yeux noisette qui brillent d’une curiosité insatiable, et une touffe de cheveux châtains qui boucle drôlement. Il est assis, entouré de coussins, concentré sur la tâche la plus importante de son existence : empiler des anneaux en plastique sur un cône.Sa petite langue dépasse entre ses lèvres, mimique qu’il tient incontestablement de son père. Chaque anneau qui trouve sa place
IsadoraLa première nuit à la maison est un saut dans l’inconnu. Le silence de l’appartement n’a plus la même qualité feutrée que celui de l’hôpital. Ici, chaque craquement du parquet, chaque souffle du vent derrière les vitres semble amplifié. Notre fils, Liam – un nom choisi dans un murmure partagé au petit matin –, dort dans le moïse posé au centre de notre lit, comme une petite île de quiétude autour de laquelle nous orbitons, Adrian et moi, deux satellites nerveux.La fatigue nous tient aux épaules, lourde et douce. Mais le sommeil est un pays lointain, inaccessible. L’adrénaline de ces dernières heures continue de couler dans nos veines, mélangée à une anxiété nouvelle, sourde. La responsabilité est un poids tangible, posé sur nos poitrines.— Il respire toujours si vite ? chuchote Adrian, penché au-dessus du moïse, son front strié d’inquiétude.— C’est normal, les nouveau-nés, ça respire comme des petits lapins, je réponds dans un souffle, répétant comme un mantra les paroles d
IsadoraLe silence est revenu, mais c’est un silence nouveau, doux et cotonneux, rempli par le souffle léger de notre fils endormi sur ma poitrine. Son petit corps, enveloppé dans un lange doux, est une boule de chaleur parfaite contre moi. Chaque petit soupir, chaque mouvement infime de ses lèvres me transperce d’un émerveillement que je n’avais jamais imaginé. Je n’ose presque pas respirer, de peur de briser la fragilité de ce moment.Adrian est assis au bord du lit, son bras enveloppant mes épaules, sa main posée sur la tête du bébé avec une infinie délicatesse. Il n’a pas détourné son regard de lui depuis qu’il s’est endormi. Je sens la tension qui a quitté son corps, remplacée par une stupéfaction tranquille.— Regarde la forme de son oreille, il chuchote, sa voix rauque d’émotion contenue. Elle est si petite, si parfaite.— Je sais. Et ses cils… on dirait des fils de soie.— Il a un petit creux, là, sur la joue, quand il fait cette moue, remarque-t-il, son doigt effleurant l’air







