AlaynaLe billet de train est glissé au fond de ma poche, comme une clé volée. Je n’ai pas dit à Kael que je partais. Il croit que je me rends à l’Institut pour la journée, qu’il y aura des agents postés devant le bâtiment, qu’il peut souffler un peu.Mais j’ai changé d’itinéraire au dernier moment. J’ai laissé mon téléphone dans un casier de la gare, désactivé la puce, glissé une carte prépayée dans un vieux portable. C’est une vieille habitude, un reste de ce que j’étais avant Kael. Avant l’illusion du calme.Le train m’emmène à Berlin. Vingt ans après l’achat d’une toile oubliée, je remonte la piste. Pas pour Carl. Pour moi. Parce que je veux comprendre pourquoi mon cœur bat plus fort à chaque fois que je pense à lui. Pourquoi il me donne envie de fuir et de rester à la fois.Il y a dans le mystère un venin doux, un fil tendu entre fascination et lucidité. Et je suis en équilibre dessus, prête à tomber d’un côté ou de l’autre.Le fils du galeriste s’appelle Leo Vrána. Il habite dan
AlaynaLe silence dans l’appartement est épais comme du sang séché.Je ne dors plus vraiment. Je ferme les yeux, parfois, mais l’apaisement ne vient pas. Chaque battement de mon cœur est une alarme. Chaque ombre, un soupçon. Kael dort dans la pièce d’à côté. Il dit vouloir me laisser de l’espace. Mais je sais. Il veille. Il écoute. Il guette ce que je ne dis pas.Je n’ai rien dit pour Carl.Ni pour le regard qu’il m’a lancé.Ni pour les mots qu’il n’a pas prononcés, mais que mon corps a entendus.Ce n’est pas de la peur. Ce n’est jamais vraiment de la peur avec moi.C’est pire. C’est de la lucidité. De la conscience nue, acérée.Carl ne m’a pas menacée. Il m’a évaluée.Comme on jauge une serrure avant de la forcer.Comme on teste la tension d’un fil avant d’y faire passer le courant.Et moi, j’ai menti.À lui.À Kael.À moi-même.Je me lève, pieds nus sur le parquet froid. Le ciel est encore pâle derrière les rideaux tirés. Le jour n’a pas vraiment commencé, et pourtant je me sens déj
KarlLe cuir du siège me colle au dos. Le moteur ronronne avec la douceur d’un fauve endormi, et les vitres teintées m’isolent du reste du monde. La voiture file dans la nuit comme une pensée noire, sans heurt, sans hésitation. À mes côtés, personne. Comme toujours. Je n’ai jamais eu besoin d’hommes de main collés à mes talons. Le vrai pouvoir n’a pas besoin d’escorte. Il avance masqué. Il observe. Il attend.Karl Levingston.C’est le nom qu’on me donne. Celui que je me suis choisi. Le véritable a été effacé, dissous dans les années, dans les archives modifiées, les faux certificats, les accords signés dans le sang.J’ai changé de peau comme d’autres changent de chemise.Ce que je suis aujourd’hui, je l’ai bâti pièce par pièce.Sans pitié.Sans erreur.Je ne suis pas né dans l’ombre. Je l’ai cherchée. J’y ai vu la vérité nue : le monde est un échiquier, et seuls ceux qui refusent de jouer selon les règles en deviennent les maîtres.La voiture s’arrête. Entrepôt désaffecté au bord du f
KarlLe silence du bureau est coupé par le cliquetis régulier du clavier.L’écran baigne mon visage d’une lueur bleutée. Le reste de la pièce est plongé dans l’ombre, à peine troublée par les vibrations sourdes d’un jazz instrumental qui tourne en boucle. Pas de paroles. Juste des notes, froides, mécaniques. Comme moi ce soir.Je suis seul.Comme toujours quand il s’agit de choses sérieuses.Les murs sont épais ici. Insonorisés.Personne ne rentre sans y être invité. Personne ne sort sans y être marqué.Les dossiers sont ouverts devant moi.Des noms, des photos, des comptes bancaires.Des hommes utiles, des femmes vulnérables, des visages marqués par la peur ou l’ambition.Alayna , Kael.Et d’autres, encore dans l’ombre, que je n’ai pas encore jugés dignes de mon attention.Mais elle, oui.Elle a franchi un seuil.Elle est passée du simple pion au facteur d’instabilité.Et j’ai horreur de l’instabilité.Je tape des mots-clés. Recoupe les données.La surveillance vidéo de l’immeuble a
AlaynaJe suis restée là , allongée longtemps.Le drap collé à ma peau, les cuisses tremblantes, le souffle erratique.La chambre est silencieuse. Mais mon corps hurle.Il est parti. Pas un mot. Pas un regard.Rien d’autre que le vide immense qu’il a laissé derrière lui.Et dans ce silence, il y a un cri.Le mien.Muet.Étouffé par la honte. Par le manque.Par cette dépendance fulgurante qui s’est glissée en moi, comme un poison doux.Je devrais avoir honte. Me lever. Me laver.Effacer la trace de ses mains, de sa bouche, de ses promesses voilées.Mais je n’en fais rien.Je reste là, offerte à ce souvenir brûlant.Je sens encore sa chaleur dans mes entrailles, son souffle sur mon cou, sa voix grave qui me commande de tout lui donner.Et je ferme les yeux, comme une droguée, espérant revivre ce qu’il m’a volé.Mon corps le réclame déjà.C’est obscène. C’est fou.Et c’est trop tard.Je me lève enfin.Chaque muscle proteste. Ma chair douloureuse me rappelle chaque minute de la nuit.Chaq
AlaynaIl dort.Enfin, je crois.Son bras en travers de mon ventre, sa respiration lente, régulière, comme un métronome infernal que je suis incapable de faire taire.Moi, je fixe le plafond. Les ombres dansent au rythme du néon tremblant. Et dans ma tête, c’est un ouragan.J’ai encore son goût sur mes lèvres.Je sens ses marques sur ma peau, sur mes cuisses, dans ma gorge.Des souvenirs brûlants.Insupportables.Addictifs.J’ai envie de hurler.Pas à cause de la douleur. Pas même à cause de la honte.Mais à cause du vide qu’il laisse quand il ne me touche plus.Ce vide insupportable. Ce gouffre qui pulse en moi, qui me supplie de me perdre à nouveau dans sa brutalité tendre.Je devrais fuir. Hurler. Briser cette dépendance qui se construit, brique par brique, autour de moi.Mais je ne bouge pas.Je n’en ai même pas envie.Et c’est ça, le pire.Je l’ai laissé faire.Je l’ai appelé. Je l’ai voulu.Je lui ai offert ce que j’aurais dû garder secret.Je ferme les yeux.Je me revois, tremb