Le soleil du sud n'était pas un astre, c'était une lame. Il coupait l'air, fendait la peau, brûlait les pensées. Elara le sentait sur chaque parcelle de son être. Son manteau de voyage, si utile dans les brumes de Velnora, était désormais un poids insupportable. Elle l’avait noué autour de sa taille, laissant ses bras nus sous le lin léger d’une tunique empruntée à une marchande nomade croisée à la frontière du désert.
Kaelen, lui, supportait la chaleur avec un stoïcisme presque inhumain. Sa peau pâle s’était couverte d’une fine couche de poussière rouge, et son regard n’avait pas quitté l’horizon depuis des heures.
— "Tu es sûr qu’on va dans la bonne direction ?" demanda-t-elle en s’arrêtant pour boire une gorgée d’eau.
— "Le sable murmure," répondit-il simplement. "Tu ne l’entends pas ?"
Elara fronça les sourcils. Elle n’entendait rien d’autre que le vent et le crissement de ses bottes sur la roche brûlante. Mais Kaelen avait changé depuis qu’ils avaient quitté la bibliothèque. Il était… plus attentif. Comme s’il sentait les vibrations du monde, comme si ses liens avec les anciens royaumes devenaient plus forts à mesure qu’ils s’approchaient de leur but.
— "Tu veux dire… la magie ?"
— "Je parle des souvenirs," dit-il. "Ce désert a été arrosé de larmes. Des milliers. Celles des bannis, des mourants, des rois oubliés. La mémoire du monde y résonne encore."
Ils reprirent leur marche, l’air vibrant autour d’eux comme une forge invisible. Le paysage devenait de plus en plus étrange. Des pierres noires émergeaient du sable, formant des cercles, des spirales, parfois même des glyphes visibles depuis les hauteurs.
Elara nota chaque motif dans son carnet. Elle sentait que ces symboles n’étaient pas de simples marques rituelles. Ils formaient… une carte. Une ancienne carte gravée directement dans la chair du désert.
Le troisième soir, ils atteignirent l’entrée du Temple de Mirvah, le sanctuaire signalé sur le fragment de carte d’Elyrène.
Il n’en restait presque rien. Une arche brisée, quelques colonnes renversées, et un escalier qui s’enfonçait dans les entrailles de la terre.
— "Tu es prête ?" demanda Kaelen.
Elara hocha la tête, bien qu’elle se sentît plus fragile qu’elle ne le laissait paraître. Elle resserra la lanière de son sac et entama la descente.
L’air devint plus frais à mesure qu’ils avançaient, mais il était lourd, chargé d’une odeur de sable humide, de magie ancienne, de silence figé.
Le temple était bâti en cercles concentriques. À chaque niveau, des fresques racontaient une histoire. Elara les traduisait lentement, ses doigts glissant sur les parois :
"La fille aux cartes sauva les royaumes… mais dans son sillage, elle traça une cicatrice que nul ne put refermer. L’artefact qu’elle créa fut trop puissant pour un seul peuple."
— "C’est Elyrène," murmura-t-elle. "Elle a… scellé l’artefact ici. Mais elle savait que cela ne suffirait pas."
Kaelen fixait une sculpture brisée au centre de la pièce : une femme tenant un compas dans une main, et une sphère d’étoiles dans l’autre.
— "Elle a créé une carte qui ne montre le chemin qu’à ceux qui portent ses erreurs," dit-il doucement.
— "Nous." Elara baissa les yeux. "Mais si nous échouons, Kaelen… Si cet artefact tombe entre de mauvaises mains…"
Il lui tendit une fiole d’eau. — "Alors nous ferons en sorte que ça n’arrive pas."
Au dernier niveau du sanctuaire, ils trouvèrent le deuxième fragment de carte, enfermé dans un cercle de protection. Un pentacle gravé dans du métal fondu, pulsant d’une énergie glaciale.
— "C’est un piège," dit Elara aussitôt.
— "Oui. Et si tu franchis ce cercle sans y être autorisée, il détruira ton esprit avant même que ton cœur cesse de battre."
Elle observa le symbole central.
Un mot en langue ancienne. Un nom.
— "Kaelen… c’est le nom de ta sœur."
Il pâlit.
— "Liora ? Mais elle est morte il y a cent ans."
— "Pas ici."
Un grondement secoua le sanctuaire. Le métal se mit à vibrer, et une silhouette émergea lentement du cercle. Une femme, aux cheveux blancs comme le sel, aux yeux sans pupille.
— "Frère," dit-elle d’une voix douce et terrible à la fois. "Tu es venu pour achever ce que tu as commencé ?"
Kaelen recula d’un pas. — "Liora… je t’ai crue perdue."
— "Je suis perdue. Depuis le jour où tu m’as abandonnée à la frontière. Depuis le jour où tu as choisi la rébellion au lieu de nous protéger."
Elle tourna son regard vide vers Elara.
— "Et toi… la cartographe. Tu portes le sang d’Elyrène, n’est-ce pas ? Tu crois pouvoir réparer ce qu’elle a brisé ?"
Elara se redressa, le regard ferme. — "Je ne sais pas si je peux. Mais je dois essayer."
Liora tendit la main. Une flamme bleue jaillit, et un fragment de parchemin en sortit, scintillant de glyphes changeants.
— "Alors prends-le. Mais sache que chaque fragment que tu rassembles affaiblit le sceau. Et que si tu échoues à réunir le dernier à temps, l’artefact s’éveillera seul. Et il ne reconnaîtra pas d’amis."
Elle disparut dans une brume noire.
Kaelen tomba à genoux.
— "Elle est… encore liée à ce monde. Par ma faute."
Elara posa une main sur son épaule.
— "Alors il faut aller jusqu’au bout. Pas pour Elyrène. Ni même pour ton peuple. Mais pour ceux qui n’ont plus de voix. Et pour les terres que nous avons oubliées."
Quand ils émergèrent du sanctuaire, le vent du désert avait changé. Le ciel s’était assombri. Une tempête approchait, mais ils n’avaient plus peur.
Deux fragments étaient réunis.
Il ne restait plus qu’un chemin : descendre dans les Grottes de Bâhal, là où les souvenirs se figent, et où les vérités oubliées attendent dans l’obscurité.
La nuit s’était posée sur la vallée comme une couverture silencieuse. Une nuit douce, presque irréelle, teintée d’un calme trompeur. Les étoiles scintillaient faiblement au-dessus des cimes, timides sentinelles dans l’immensité du ciel. Un voile de brume s’élevait lentement des herbes hautes, effleurant les tentes comme une caresse venue d’un autre monde.Le camp, dissimulé au creux d’une vallée oubliée, semblait hors du temps. Protégé par des arbres anciens, dont les troncs torsadés parlaient de siècles révolus, il respirait la quiétude après la tempête. Une rivière serpentait non loin, son chant discret mêlé au bruissement des feuillages et au souffle contenu du vent. Même les feux de camp, dispersés entre les abris, crépitaient à voix basse, comme s’ils respectaient un silence sacré.Elara s’était éloignée, comme à son habitude. Elle n’aimait pas l’agitation, même paisible. Elle préférait les marges, les endroits où les bruits se dissipent et où les pensées peuvent se déplier sans
Chapitre XIII — Les TisseursLa lumière revint, d’abord timide, puis croissante.Elle caressa les paupières fermées d’Elara, y déposa un frisson chaud, presque irréel après tant d’heures — ou de siècles ? — passés dans le ventre du chaos.Quand elle rouvrit les yeux, son souffle se bloqua dans sa gorge. Sous ses doigts, l’herbe. Pas une illusion, pas une mosaïque vivante, pas un mirage : de la vraie herbe, humide de rosée, qui se froissait sous ses ongles. Elle inspira, et l’air portait enfin l’odeur de la terre et non celle de la faille.Elle se redressa, tremblante, et contempla le monde revenu. Les Landes Fracturées n’étaient plus qu’un pli à l’horizon. Là où le sol se crevassait, de nouvelles pousses brisaient déjà la croûte. Des insectes timides sortaient de trous oubliés. L’air vibrait encore d’un frisson, comme un soupir d’animal qui se réveille.Elara baissa les yeux vers ses paumes. Ses lignes — ces filaments d’encre qu’elle avait appris à tracer depuis l’enfance — étaient to
Tout était silence.Et pourtant, tout criait.Kaelen flottait dans un monde sans forme. Ni ciel, ni terre. Ni vent, ni gravité. Rien qu’un espace sans horizon, un gouffre de brume et d’échos, tissé uniquement de pensée, d’émotion brute, de souvenirs épars. Parfois, un éclat d’image traversait cette mer informe : un éclat de lumière, une ombre mouvante, un fragment de voix perdue.Il n’avait plus de corps. Pas vraiment. Ses membres n’étaient plus que des impressions, ses veines des lignes de lumière rompues, sa peau un voile translucide qu’on aurait effleuré pour voir au travers. À sa place, il n’y avait qu’un esprit, étiré, disloqué, comme une toile qu’on aurait suspendue dans l’obscurité. Il avait l’impression d’être à la fois partout et nulle part.Et au centre… le fragment.Pas un objet. Pas un cristal. Ni une pierre ni une arme. Seulement une présence. Froide. Sereine. Absolue. Comme une nuit sans fin. Une nuit qui ne jugeait pas, qui n’ordonnait pas : elle imposait.Le fragment n
Le monde ne tenait plus en place.C’était la première chose qu’Elara ressentit en posant le pied dans les Landes Fracturées. À peine avait-elle franchi la dernière ligne stable qu’elle sentit ses repères se disloquer : la terre sous sa semelle se crevassa pour devenir sable, puis roc, puis mousse, puis de nouveau un sol craquelé qui respirait comme une bête. À chaque pas, la réalité hésitait.Autour d’elle, Liora et Neris avançaient en silence. Liora avait relevé sa capuche, mais ses mèches rousses s’échappaient au vent — un vent qui ne savait pas choisir sa direction, ni son odeur. Parfois il portait un parfum de mer, parfois une odeur de viande fumée, parfois celle de la pourriture. Neris, lui, gardait sa main posée sur la garde de son arme, comme si la lame pouvait trancher non seulement la chair, mais aussi ce qui rongeait l’air.Ils suivaient Elara, parce qu’elle seule savait lire la trace. Ou du moins, ils le croyaient.— C’est pire que je ne l’imaginais, souffla Liora. Sa voix
Le carnet refusait de se taire.Même fermé, il palpitait contre la paume d’Elara, comme un cœur étranger emprisonné sous cuir et papier. Une lueur noire, presque huileuse, filtrait de ses coutures anciennes. Elle pulsait, lente et entêtante, au rythme d’un battement qui n’appartenait ni au monde ni au temps.Depuis des jours, Elara dormait à côté de ce fragment, comme on veille un ennemi. Chaque nuit, elle entendait son chuchotement ramper sous ses rêves. Chaque matin, elle vérifiait les runes que Liora avait gravées autour du carnet pour le maintenir sous contrôle. Mais au fond, tous savaient que ce n’était qu’une question de temps avant que le cercle ne cède.Neris tournait autour du feu de camp, son manteau soulevé par le vent mordant. Ses yeux clairs fixaient tour à tour Elara et le carnet posé sur la pierre.— On ne peut pas continuer ainsi, dit-il finalement, la voix râpeuse. Le fragment noir cherche une porte. Et il l’a choisie.Il ne montrait pas le carnet, mais Elara. Elle so
Ils marchèrent deux jours sans croiser âme qui vive. Le monde semblait endormi. Comme si le battement chaotique des lignes s’était calmé d’un seul coup — apaisé ou éteint, Elara ne le savait pas encore.Le carnet qu’elle portait, pourtant vierge au départ, avait commencé à se remplir tout seul. Non pas par magie… mais comme s’il captait les pensées, les possibles, les souvenirs encore en suspens.Chaque nuit, des fragments de rêves s’y imprimaient : des visages qu’elle n’avait jamais vus, des cartes de lieux inconnus, des dialogues qu’elle n’avait jamais eus.Mais ce n’était pas ce qui l’inquiétait le plus.C’était le silence.Car en approchant de Virellia, tout était… trop calme.Pas un chant d’oiseau.Pas un vent dans les branches.Même la lumière semblait figée.Et lorsque les tours de la cité furent enfin visibles à l’horizon, ils s’arrêtèrent net.Liora porta une main à sa bouche.— Les murs…Ils étaient fendus.Pas comme après une attaque.Comme si la terre elle-même avait chang