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Chapitre 4

Author: Petit Koï
Claire, qui observait chaque expression de Clément, est intervenue pile au bon moment :

« Clem, sois pas fâché à cause de ce qu'ils ont dit sur Jeanne. Ils pensent vraiment à ton bien. Tu le sais, non ? On se connaît depuis des années. Même s'ils ont dépassé les limites, laisse passer, ne te prends pas la tête. »

« Je ne suis pas fâché. »

Clément a rangé son téléphone.

« Peu importe. Elle n'ira nulle part. Allez, on continue. »

Après tout, depuis cinq ans, Jeanne n'avait jamais quitté leur appartement. Elle n'avait nulle part où aller.

Arnaud a lancé un regard vers Claire et a soufflé :

« Franchement, Clio reste la plus classe d'entre nous. Si vous ne vous étiez pas séparés à l'époque... »

« Tu racontes quoi, toi ? »

Claire l'a fusillé du regard.

« Tu pourrais te retenir cinq minutes, non ? Clem est marié maintenant, ça ne se dit pas ! »

Elle a baissé les yeux une seconde, puis son regard est revenu vers Clément, chargé d'une douceur un peu plaintive.

« Je ne demande rien. Je veux juste que vous me laissiez une place... que vous soyez encore là pour moi. C'est tout. »

Arnaud, tout de suite loyal, a tapé la table d'un geste assuré :

« Arrête, tu sais très bien que t'as toujours été notre chouchoute ! Personne n'oserait te faire du mal. Hein, Clem ? Tu confirmes ? »

Clément n'a presque rien dit. Il faisait juste tourner son verre, lentement.

Cette image, il la connaissait bien.

Des années plus tôt, c'était pareil : il aimait les regarder rire, chahuter autour de Claire, et il n'intervenait que lorsque ça partait trop loin. Alors on lui demandait d'y mettre un peu d'ordre, et lui, avec ce calme qui était le sien, rétablissait tout en deux mots.

Là, on venait de nouveau lui demander son avis. Il a esquissé le même sourire, très léger.

« Bien sûr. »

...

Jeanne n'est pas rentrée chez elle. Elle s'est installée dans l'hôtel qu'elle avait réservé.

Et au moment où la porte de la chambre s'est refermée, tout ce qu'elle retenait depuis des heures a explosé d'un coup.

L'image d'Arnaud imitant sa démarche boiteuse revenait en boucle, et les rires cruels tournaient dans sa tête comme une malédiction.

En réalité, elle savait depuis longtemps que les amis de Clément parlaient d'elle dans son dos. Elle l'avait toujours deviné. Mais elle n'en avait jamais rien dit à Clément.

C'étaient ses amis d'enfance. Elle comprenait. Il travaillait dur dehors. Elle comprenait aussi.

Alors elle n'avait jamais voulu être une source de problèmes, jamais voulu lui faire porter un conflit supplémentaire, jamais voulu qu'il se fâche avec ses amis à cause d'elle.

Mais maintenant, elle voyait bien qu'elle s'était trompée.

Jamais il ne se brouillerait avec eux pour elle.

C'étaient ses amis.

Et elle... elle n'était rien.

Juste une dette qu'il avait voulu rembourser. Un poids qu'il traînait. Une femme qu'il avait épousée par obligation. Sans elle, sa vie serait plus simple, plus brillante, plus heureuse.

Les phrases résonnaient encore dans sa tête, brutales, acérées :

« C'est une boiteuse ! Sans toi, qui voudrait d'elle ? »

« Une fille comme elle, mariée à un type comme toi, elle devrait te remercier à genoux. »

« Si j'étais toi, Clem, franchement, j'aurais préféré être celui que la voiture avait percuté, plutôt que d'épouser une infirme et de me taper la honte. »

« Tous les PDG sortent avec des femmes élégantes, présentables, mais toi, Clem, t'as même pas quelqu'un que tu peux emmener à un seul événement. »

...

Toutes les remarques qu'elle avait entendues ces cinq dernières années, les soupirs compatissants, les moqueries à peine voilées, les jugements lâchés dans son dos, ont afflué d'un coup, comme une vague sombre qui montait sans fin. Elles tournaient dans sa tête, se mêlaient, et formaient un tourbillon prêt à l'engloutir.

Jeanne n'arrivait plus à respirer, la douleur lui serrait la poitrine au point de lui donner la sensation qu'elle se fissurait de l'intérieur.

Les mains tremblantes, elle a ouvert un dossier de son téléphone qu'elle n'avait pas eu la force d'affronter depuis cinq ans : un album verrouillé où elle avait enfermé chaque trace de sa vie d'avant, ses répétitions, ses spectacles, tout ce qu'elle avait été.

Depuis qu'elle ne pouvait plus monter sur scène, elle avait tout rangé là-dedans, comme si ces images appartenaient à une existence trop lointaine pour être regardée en face.

Elle a appuyé au hasard sur une vidéo, et la musique a envahi la chambre. Là, sur l'écran, elle tournoyait, virevoltait, s'élançait dans un grand écart aérien.

À cette époque, elle rayonnait encore, elle était souple et gracieuse, et elle recevait, elle aussi, des applaudissements qui faisaient vibrer la salle...

Alors, sauver quelqu'un était une erreur ?

Elle ne s'était jamais imaginé l'épouser, même au moment où elle l'avait poussé pour lui sauver la vie.

C'était lui qui avait parlé de mariage, lui qui avait organisé une demande grandiose : il s'était agenouillé devant elle avec une bague trop grande pour être vraie.

Et lui qui, ce jour-là, lui avait donné une espérance dont elle ne s'était jamais remise.

Les mains tremblantes, elle a refermé son téléphone d'un geste brutal, puis s'est effondrée sur le lit.

Pour la première fois en cinq ans, les sanglots ont éclaté, profonds, incontrôlés, arrachés à tout ce qu'elle avait retenu.

Elle a pleuré longtemps, si longtemps qu'elle en a eu le souffle court, si longtemps que ses larmes se sont taries, ne laissant que cette douleur dans sa poitrine, brûlante comme une flamme qui ne cessait de la dévorer.

Et paradoxalement, c'est cette brûlure qui, au cœur du tourbillon, lui a remis les idées claires.

Plus ça faisait mal, plus elle y voyait net.

Elle s'est levée, a marché jusqu'à la salle de bain et s'est aspergé le visage d'eau froide, presque violemment.

Dans le miroir, elle a vu un visage vidé de toute lumière. Alors, très doucement, elle s'est parlé à elle-même :

« Jeanne, tu pleures une fois. Une seule. Maintenant tu vas manger quelque chose, te reposer, et demain, tu vas passer cet examen. »

La seule chose dont elle pouvait se réjouir, au milieu de ces cinq longues années de mariage, c'était d'avoir continué à étudier jour après jour, simplement pour occuper le temps.

Ce n'était pas par ambition, mais parce que les heures étaient interminables, vides, silencieuses.

Attendre que Clément rentre était devenu toute sa vie. Mais Clément rentrait toujours très tard.

Au début, elle avait cru qu'il travaillait trop. Plus tard, elle avait compris qu'il ne voulait simplement pas rentrer trop tôt pour ne pas avoir à lui faire face.

Elle l'avait découvert un soir, tout à fait par hasard.

À cette époque-là, elle voulait prendre soin de lui, et, avec tout le courage qu'elle avait pu trouver, elle lui avait préparé un petit dîner fait maison, plein de bonne volonté. Elle était allée le lui apporter au bureau. Et là, juste devant sa porte, elle avait entendu ce qu'elle n'aurait jamais dû entendre.

Clément parlait avec un de ses amis.

Son ami lui demandait pourquoi il ne rentrait toujours pas, alors que tout le monde était déjà parti et qu'un PDG n'avait aucune raison de faire des heures aussi tardives.

Et Clément avait répondu, calmement :

« Je ne sais pas comment affronter l'enthousiasme de Jeanne quand je rentre. »

À l'époque, c'était elle qui n'en avait pas compris le sens. Mais son ami, lui, avait compris immédiatement.

Il avait laissé échapper un cri à moitié amusé, à moitié stupéfait :

« Sérieux, Clem ? Ne me dis pas que vous n'avez encore jamais couché ensemble ? »

Clément était resté silencieux.

C'était un fait : il ne la touchait jamais.

Elle avait déjà laissé entendre, à plusieurs reprises, qu'elle en avait envie, elle avait même, un soir, rassemblé tout son courage pour faire le premier pas.

Mais chaque fois, il l'avait repoussée avec une excuse différente — « tu n'es pas en forme », « je suis trop fatigué », « ce n'est pas le moment ».

Elle n'était pas naïve.

À force, elle avait compris : s'il refusait, c'était tout simplement parce qu'il ne l'aimait pas.

Et donc, il n'en avait aucune envie.

Mais le jour où elle avait entendu ces mots sortir de sa bouche, une douleur aiguë lui avait envahi la poitrine, si violente qu'elle ne pouvait plus respirer.

Son ami avait d'abord plaisanté, à moitié sérieux :

« Clem, tu vas quand même pas me dire que tu n'as aucun désir en la voyant ? Elle est jolie, quand même. »

Et la phrase que Clément avait prononcée ensuite, elle s'était fichée en elle comme une épingle fine, impossible à retirer.

Pendant des années, elle était restée là, à piquer, encore et encore, chaque fois qu'elle y repensait.

Il avait dit :

« J'ai essayé, vraiment. Je voulais qu'on ait une vie de couple normale. Mais dès que je vois sa jambe... je... je perds tout désir. »

Voilà donc la vérité.

Cette jambe, avec ses cicatrices, ses déchirures et sa chair abîmée pour l'avoir sauvé, n'était, dans ses yeux, rien d'autre qu'une gêne, un dégoût, quelque chose qui lui coupait tout désir.

Elle n'avait finalement jamais frappé à la porte de son bureau ce soir-là. Le repas qu'elle avait préparé avait fini à la poubelle de la société.

Et, depuis ce soir-là, elle n'avait plus jamais remis les pieds dans son entreprise.
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