- Il m’a trouvée là-bas... dans ce sous-sol. C’est lui qui m’a sortie de là. Mais ce n’est pas lui qui m’a fait ça, tu sais ?
Maëna me regarde sans rien dire. Elle hoche lentement la tête. Elle m’écoute depuis plusieurs minutes sans m’interrompre, juste assise à côté de moi, les doigts entremêlés sur ses genoux. Je viens de lui raconter, par bribes, ce que j’ai vécu. La fuite. Les cris. Les coups. La peur. Et puis... Kaël.
- Tu n’es pas obligée de tout expliquer, me dit-elle d’une voix calme. Tu es en sécurité ici. C’est tout ce qui compte pour l’instant.
Je voudrais la croire. Vraiment. Mais ce mot, sécurité, a perdu sa signification quelque part entre la claque de mon beau-père et la main que j’ai posée sur mon ventre pour vérifier que je respirais encore.
Je reste là encore quelques secondes, puis je me lève.
- Je crois que j’ai besoin d’air, dis-je.
Maëna ne pose pas de question. Elle me sourit et se penche pour replier la robe que je n’ai pas encore osé enfiler. Moi, je me dirige vers la porte, une sensation étrange dans la poitrine. Comme un nœud. Une urgence.
Le couloir est vide.
Pas un bruit.
La maison semble paisible, presque absente.
Je descends les escaliers sans faire de bruit, retenant ma respiration à chaque marche. J’ignore si c’est la peur d’être arrêtée ou l’adrénaline qui me pousse, mais mes pas me guident jusqu’à la porte arrière. Elle n’est pas verrouillée.
Je l’ouvre.
Et l’air me frappe au visage.
Frais. Vif. Sain. Rien à voir avec la moiteur du cachot, ni même avec la chaleur du bain d’hier. Cet air-là sent la mousse, l’écorce, les feuilles mouillées. Il sent la forêt.
Je ne réfléchis pas.
Je m’enfonce dans les bois.
Les branches frottent contre mes bras. Le vent se glisse sous mes vêtements trop amples. Mon cœur bat à toute allure. J’ai besoin de distance. D’espace. Pas pour fuir Kaël. Pas vraiment. Mais pour fuir... ce que je deviens. Ce que je ressens. Ce mot qu’il a prononcé. Mate. Ce lien invisible qu’il prétend exister entre nous.
J’avance longtemps, sans but. Je dépasse une clairière, longe un ruisseau, glisse contre une souche, me relève. Mon corps proteste, mais je continue. Je veux aller aussi loin que possible, jusqu’à ce que le silence me dévore.
Et puis, soudainement... je m’arrête.
Une odeur.
Pas n’importe quelle odeur.
Fraîche. Enveloppante. Un peu boisée. Comme celle que je sens parfois quand il entre dans une pièce. Kaël.
Je ferme les yeux.
C’est impossible.
Il n’est pas là. Il ne peut pas l’être. Je suis seule. J’ai marché trop loin pour qu’il me retrouve.
Mais cette odeur persiste. Elle me trouble. Me rassure. Me perturbe.
Je me retourne lentement.
Et mon cœur s’arrête.
À une dizaine de mètres, entre les arbres, une forme se dessine. Immense. Silencieuse.
Un loup.
Pas un loup ordinaire.
Un monstre.
Ses pattes sont aussi larges que mes avant-bras. Ses crocs luisent même dans l’ombre. Sa fourrure noire se fond presque dans le décor, mais ses yeux... ses yeux brillent d’une lueur étrange, presque humaine.
Il ne grogne pas. Il ne court pas.
Mais il me fixe.
Mon souffle se bloque. Je recule d’un pas, puis d’un autre. Mon talon glisse sur un tapis de feuilles mortes. Un craquement.
Le loup se tend.
Et avance d’un pas.
Je lève les mains, comme pour me protéger. Comme si un geste aussi ridicule pouvait le faire hésiter.
- Recule... murmuré-je.
Il avance encore.
Je trébuche contre une racine et tombe à genoux. Ma respiration se fait hachée. Mon esprit hurle : Cours. Mais mon corps refuse de bouger.
Je suis paralysée.
Il ne court pas. Il ne bondit pas.
Il approche.
Chaque pas qu’il fait vers moi me donne l’impression que le monde se referme.
Mon regard reste accroché au sien. Et c’est là que je comprends.
Ce loup-là n’est pas comme les autres.
Il n’est pas juste un animal.
Il comprend.
Et malgré tout ce qu’il est... il me fait peur.
Le silence qui suit notre étreinte n’est pas vide. Il est chargé d’un apaisement étrange, comme si nos deux douleurs venaient de se reconnaître sans avoir à parler davantage. Je suis toujours dans ses bras, mon front contre son épaule, et je sens son souffle, lent, régulier, contre mes tempes. Il n’y a plus de tension dans ses gestes, juste une paix fragile qui s’installe entre nous. J’ai l’impression d’avoir trouvé un lieu où poser enfin ma fatigue, même si ce lieu est un simple battement de cœur partagé. Puis, presque imperceptiblement, il se penche vers moi et inspire. Je me redresse légèrement, surprise. - Qu’est-ce que tu fais ? demandé-je, un peu méfiante. Un sourire étire ses lèvres. - Je respire. Et tu sens bon. Je le regarde, interloquée. Il ajoute, avec un ton plus joueur : - Tu sens un peu la forêt. Un peu la lavande. Et beaucoup... toi. Je secoue la tête, mi-amusée, mi-gênée. - C’est bizarre, ce que tu viens de dire. - C’est possible, admet-il. Mais c’est vrai.
La chambre est silencieuse. Les rideaux laissent passer une lumière douce et filtrée. Je suis encore allongée, le dos appuyé contre l’oreiller. Le tissu est tiède, imprégné d’une odeur de lavande séchée et de bois ancien. Le genre de parfum qui apaise malgré tout. Kaël est toujours là, assis sur le fauteuil en face, sa main tenant la mienne avec une douceur presque irréelle. Ses doigts sont larges, solides, mais il les garde immobiles, comme s’il craignait d’appuyer trop fort. Comme s’il savait que je pourrais me briser. Je ne sais pas depuis combien de temps on est là. Il ne parle pas. Et je crois que ça me fait du bien. Je n’ai jamais vraiment connu ce genre de silence. Celui qui ne juge pas. Celui qui ne presse pas. Celui qui permet juste d’exister. Je serre un peu ses doigts. Il réagit tout de suite, penche légèrement la tête. - Tu veux que je parte ? - Non, dis-je. Au contraire. Ma voix est faible, mais elle tient. Je prends une grande inspiration. Il faut que je parle.
Je suis toujours assise à côté de lui, sur ce tronc moussu au milieu des arbres, là où il m’a expliqué son monde, sa meute, cette chose étrange qu’il appelle lien. Ce mot tourne dans ma tête sans relâche. Mate. Une partie de moi voudrait y croire. L’autre hurle que c’est absurde. Je l’ai rencontré il y a à peine quelques jours. Je ne sais même pas combien de temps exactement. Tout est flou, fondu dans la douleur, la peur, les silences. Mon corps est encore marqué, mais c’est mon esprit qui chancelle. Comment quelqu’un peut-il être lié à moi alors que moi-même, je ne me suis jamais sentie liée à rien ni à personne ? Je n’ai jamais eu d’ancrage. Seulement des départs. Des coups. Des abandons. Je regarde Kaël, ce loup-homme silencieux, cet être qui semble porter le monde sur les épaules tout en veillant à ne pas m’écraser. Il est là, sans rien exiger, sans rien imposer. Et je murmure, comme pour moi-même : - C’est impossible... Il tourne lentement la tête vers moi, son regard int
Nous marchons lentement entre les arbres, à bonne distance de la maison. Les feuilles craquent à peine sous nos pas. Kaël avance à mon rythme, comme s’il savait que je ne pouvais pas tout encaisser d’un coup. Ni physiquement, ni mentalement. Depuis qu’il a repris sa forme humaine, il n’a pas essayé de m’imposer quoi que ce soit. Pas une explication de force, pas un contact inattendu. Il est simplement là. Et, étrangement, sa présence ne m’écrase pas. Elle m’ancre. Son silence est plein. Il m’offre l’espace que je n’ai jamais eu : celui de respirer à mon propre rythme. Nous nous arrêtons près d’un tronc large, couvert de mousse. - On peut s’asseoir là, propose-t-il. Tu es fatiguée. Il n’attend pas que je dise oui. Il s’assied d’abord, puis tapote un coin du tronc à côté de lui. J’hésite. Mon corps est encore meurtri. Mais mes jambes tremblent trop pour que je prétende pouvoir rester debout longtemps. Je le rejoins. Le silence s’étire un moment. Il ne me presse pas. Puis il parl
Je suis allongée dans la clairière, le souffle court, encore secouée par l’attaque, le combat, la peur. Autour de moi, la forêt bruisse doucement, comme si rien ne s’était passé.Et pourtant... tout a changé.À mes côtés, le loup immense - Kaël - est toujours là, allongé contre mes jambes. Sa fourrure est tiède, douce, presque apaisante malgré tout ce qu’il représente. Malgré la terreur que je devrais ressentir.Je devrais fuir. Hurler. Me recroqueviller contre un arbre. Mais je ne peux pas bouger. Mon corps est lourd, vidé. Chaque muscle semble fait de plomb. Ma hanche me lance à nouveau et une coupure sur mon bras saigne lentement, laissant une sensation poisseuse sur ma peau.Il bouge.Doucement.Je me fige, tendue. Mes doigts s’enfoncent dans la terre humide. Mon souffle se suspend, mon cœur cogne dans ma poitrine. Je m’attends à tout. À une morsure, un grognement, un sursaut de sauvagerie.Il approche sa tête de mon bras blessé. Son museau effleure ma peau. Mes doigts se crispent
Je suis toujours figée.Le loup noir est à quelques mètres, ses muscles roulent sous sa fourrure sombre. Son souffle soulève et abaisse son flanc dans un rythme calme, presque patient. Ses yeux sont d’un jaune doré et bien qu’aucun grondement n’échappe de sa gorge, je sais que je suis en danger.Mon cœur cogne contre ma poitrine comme s’il voulait s’échapper. Chaque battement me hurle de courir, mais mes jambes sont du coton.Je fais un pas en arrière. Juste un.Crac.Une branche craque sous mon pied.Le loup se fige.Son regard change. Il n’est plus dans l’observation. Il est dans l’attaque.Tout se passe vite.Il bondit.Je n’ai même pas le temps de crier.Je recule, trébuche, tombe à la renverse. Il est sur moi. Son souffle fauve me frappe au visage. Ses crocs brillent à quelques centimètres de mon cou. Il grogne cette fois, un bruit grave, sourd, ancestral. Il n’y a pas de place pour la négociation, pour la fuite ou pour la pitié. Il veut me tuer.Je lève les bras, réflexe inutile